Camille CHASTANG 

En ce moment il y a une exposition au Musée des Arts Décoratifs de Paris que je conseille à tout le monde d'aller voir en leur disant « Il y a une expo super qui s'appelle Le dessin avant tout, il faut absolument aller la voir !!! » Alors que je ne l'ai toujours pas vue, et qu'elle ne s'appelle pas du tout Le dessin avant tout, mais Le dessin sans réserve. J'ai trouvé ce laspus amusant et je me suis dit qu'à défaut d'être le titre d'une super expo, ce pourrait être le titre de mon texte.

J'aime à penser que c'est déja presque une revendication en soi de se dire « dessinatrice ». Ça me rappelle toujours une vieille prof méprisante du lycée, qui avait un jour dit à ma mère « Ah, et donc Camille veut faire du dessin ..(cynique) ». Mais en fait elle avait raison ! Je veux faire du dessin ! Je FAIS du dessin ! C'est curieux de constater que le dessin, et par extension « dessiner », ne peux pas être une fin en soi. Julie Beauzac en parle dans un des épisodes de son podcast, elle dit: «  Si la plupart des femmes de bonne famille recevaient une éducation artistique (dessin, musique et chant), c'était avant tout destiné à les occuper et leur permettre d'être agréable à leur futur époux. Il n'était pas question qu'elles pratiquent ces activités de façon professionnelle (...) » Je me demande si on est héritières de ça, et si le dessin ne constitue pas encore une pratique dont le statut serait un art mignon enseigné aux jeunes filles, comme si pour s'émanciper il fallait faire plus, mieux que du dessin ?! Je remarque aussi que même idiomatiquement, ça pose un problème. Dans les musées, on lit dessin préliminaire, croquis préparatoire, comme si toujours il devait y avoir une suite bien plus majestueuse à ce petit croquis de rien du tout. Il semble nécessaire de faire du dessin contemporain, du dessin conceptuel, du dessin hybride, du dessin intermédia, du dessin pluridisciplinaire, mais en fait, est-ce que je peux juste faire du dessin dessin ?! Et donc je me demande si mes dessins sont des « pièces ». En ce moment, je me pose beaucoup la question de la « pièce »/ou de « faire pièce », puisque j'ai toujours l'impression qu'on attendra de moi « la suite ». Je pense sincèrement mes carnets comme des dessins, ce ne sont ni des carnets de recherche ni des carnets de croquis, mais des carnets de dessin, ils sont une fin en soi, ils sont des « pièces ».

Ma première année à la Villa Arson, je rentre un soir chez moi, un carton à dessin sous le bras. Je croise une fille de cinquième année, qui ne faisait « que du son », et à qui je n'avais jamais adressé la parole. Elle me lance « Bah alors, tu rentres chez toi avec tes petits dessins ?? » Je m'étais sentie super triste et humiliée. Humiliée d'avoir un travail trop matériel pour supporter de n'être stocké que dans un ordinateur, et pas assez grand pour être déplacé difficilement de l'atelier. Juste vulgairement adapté à la taille d'un simple carton à dessins. Il y a quelques semaines, j'ai pris rendez-vous avec Katrin et j'avais préparé une « liste d'angoisses » à lui lire. Dedans il y avait notamment « Est ce que ça pose un problème de ne présenter que des petites choses, ou des choses petites ?? ». C'est Susanna qui disait qu'il ne fallait plus utiliser le qualificatif « petit.e », qu'elle trouve dépréciatif, exemple : « Ce sont des petits carnets. » « J'ai écrit un petit texte ». Alors désormais, j'ai décidé que je ne ferai plus que DU DESSIN. Je n'ai ni fait de petits dessins pendant le confinement, pas plus que nous n'avons fait un très grand dessin à l'espace de l'art concret. Non ! J'ai dessiné ! Dans mes carnets. À l'espace de l'art concret. Il semble que malgré tout, chez certains artistes contemporains, ce soit encore la taille qui compte ...

Je crois qu'en plus d'une hiérarchie de taille, le dessin est victime d'une hiérarchie des médiums. Je dessine très souvent au crayon, ou à l'encre de Chine, mais j'ai commencé à utiliser de l'encre colorée et de l'aquarelle. Je suis tombée sur un article de Jennifer Higgie pour le Tate Magazine, sur l'aquarelle. Je cite « L'aquarelle n'est vraiment pas un médium populaire, un peu vieux jeu même, peu être parce qu'il est trop discret. Mais j'aime sa modestie, et le fait qu'il soit bon marché. C'est un médium « murmurant  ». (...) Les croquis tendres et « décevemment » simples de Gwen John - autoportraits, pièces de son appartement parisien, et ses chats - réussissent, avec seulement quelques coups de pinceau, à me toucher profondément. (...) J'ai vite découvert que s'acharner/ s'attarder sur une aquarelle, c'est la ruiner : c'est un médium de la brièveté, qui ne laisse pas le temps de changer d'avis. (...) La beauté de l'aquarelle, c'est son caractère « portable » : on peut en faire partout. » Il est donc étonnant de constater le statut simple, inachevé, moindre du croquis lorsque l'on accorde autant de crédit à des monochromes, qui semblent devoir leur complexité simplement à leur châssis.

Je parle de l'écriture de ce texte à Héloïse qui me fait remarquer « Ce que tu aimes aussi, ce n'est pas seulement dessiner, mais c'est aussi dessiner des choses figuratives, et peut-être que la peur qu'on a c'est d'avoir à se justifier de cette figuration plus que du dessin. » Ah mais oui, elle a raison ! Dans la fameuse liste d'angoisse dont je parlais plus tôt, j'avais écrit « Est ce que tu trouves ça naze de ne montrer que des trucs figuratifs ?? » L'autre jour je suis tombée sur un article un peu drôle, qui parlait du renouveau du dessin de fleurs dans l'art contemporain. Il commençait comme ça « Ringard le thème des fleurs ? Erreur ! » Haha, j'ai trouvé ça super ringard de penser que c'était devenu ringard ! Cette fameuse exposition du Dessin sans réserve est organisée sous forme d'abécédaire. A chaque lettre correspondent des catégories diverses et variées, et à la lettre X, on trouve des modèles pour des broderies de fleurs destinées à orner des gilets d'hommes. Cette partie s'appelle X-Y, Masculin ? (Point d'interrogation). C'est vrai que devant des dessins de fleurs à l'aquarelle, on peut vraiment se poser la question... (ironie) Il y a quelques semaines, j'ai eu une proposition d'intervention au Musée d'Art Naïf de Nice. Ça me plait et m'amuse pas mal d'aller dessiner là bas, de me demander si c'est vraiment si naïf que ça en a l'air, ce musée, ses collections, et mon travail... Grâce à Emile et Coline, j'ai appris que notre corps devenait un autre corps tous les quatre ans parce que nos cellules mourraient puis se renouvelaient. Je n'ai probablement pas bien saisi l'enjeu scientifique, mais l'idée de cette déconstruction / reconstruction me plait assez, et je cherche souvent à comprendre les chemins qu'empruntent mes envies, mon travail. Je pense qu'ils continuent d'être creusés au fil de lectures et de discussions qui m'ont permis de déconstruire, non pas mon corps mais mon regard. Déconstruire les rapports de pouvoir entre les pratiques artistiques et déconstruire les rapports de valeurs entre les sujets.

Je dessine aussi parce que j'aime dessiner. Vanina m'a prêté le catalogue d'une exposition au Mumok qui s'appelait « Pattern&Decoration, Ornament as promise ». Je ne retrouvais plus les notes que j'avais prises en le lisant, alors j'ai cherché sur le net si je ne retrouvais pas les textes. Je découvre l'image d'une couverture de livre dont le titre est « With pleasure. Pattern&decoration in American Art ». C'est précisément de cette notion de plaisir dont parlaient les notes, que j'ai fini par retrouver. C'est Amy Goldin qui décrit ce mouvement en utilisant les termes « provocation, pleasure, softness, sensuous, romantic, historicaly conscious, decoration and equity in all its forms. » Et donc je prends plaisir à dessiner. Dessiner des sujets qui eux mêmes me font plaisir, que j'aime, que je trouve beaux. Ça me plait que les gens qui les regardent les trouvent beaux, pour peut-être même ressentir le plaisir que j'ai éprouvé en les dessinant. J'aime le geste sensuel du dessin, il m'arrive de dessiner par besoin de ce geste, donc il faut que ça aille vite. C'est une énergie. J'ai eu le sentiment de refouler pendant 5 ans ce plaisir du dessin, comme si dessiner une chose parce qu'on la trouve belle ne pouvait pas être une bonne raison, et j'ai compris que le plaisir de la beauté et la beauté du plaisir, deviennent en soi de bonnes raisons.

Je voulais lire ce texte dans un dessin. Il y a trois ans, on rentrait déjà dans un dessin pour mon diplôme. Moi qui aime tant les motifs, j'avais peur de la redite. Mais Katrin me dit que cette espèce d'obsession de vouloir me lover dans un espace dessiné vient du fait que j'envisage le dessin comme une façon d'être, c'est à dire comme une façon de penser, de voir, de vivre. Lorsque l'on était confiné.e.s, j'ai dessiné (presque) tous les jours, et c'était vraiment nécessaire puisque le dessin fait partie intégrante de mon quotidien. C'est amusant, parce qu'en ce moment, il y a à la Bpi une exposition sur Catherine Meurisse qui s'appelle La vie en dessin. J'aime bien cette idée.

Sur ma combinaison, j'ai dessiné les portraits des femmes qui sont importantes dans ma vie. L'année dernière, en préparant ma soutenance de mémoire, j'ai découvert une historienne de l'art, Camille Lesbros, qui m'a envoyé son mémoire de recherche, qui met en parallèle les artistes femmes et le renouveau de la pratique de la miniature. Elle écrit : « On souligne la principale fonction du portrait : le souvenir, la commémoration de l'être cher. Contrairement au portrait en grand qui s'affichait et disait la réussite, le rang de l'individu, la miniature faisait partie de la sphère de l'intime. Elle reprenait ainsi la fonction commémorative du portrait, mais en lien avec une mémoire personnelle, de l'ordre du privé. (...) Le petit portrait était porté sur soi et pour soi. » Et donc ça m'amuse de porter ces portraits à la façon de miniatures comme plein de petits porte-bonheur, et qui ne seraient pas cachés à l'intérieur de mon vêtement mais fièrement exhibés à l'extérieur. Dans le texte que j'avais écrit dans le cadre de l'atelier d'écriture avec Emilie Notéris, je parlais de ma mère et de notre rapport aux objets. Je cite « Maman m'a transféré un article qui parle de la revenche des accumulateurs sur les minimalistes, accumulateurs à qui cette pandémie semble soudain donner raison. A mon avis, ma mère m'à envoyé ça pour se déculpabiliser. Chez mes parents se trouve une boîte à « ça peut... », sous entendu « ça peut servir », remplie de merdouilles. Je semble être la digne héritière de ma mère, et j'avais d'ailleurs aimé conclure un des chapitres de mon mémoire par « More is more ! ». Mais derrière chaque objet inutile ou insignifiant que je garde précieusement se trouve le souvenir d'un.e être cher.e, ou d'un moment dont cet objet reste l'archive. » Je suis donc le genre de personne qui possède des bijoux porte-bonheur, des chaussettes fétiches ... Et ce qui est amusant, c'est que j'ai eu pendant longtemps un vieux t-shirt porte bonheur qui avait appartenu à ma mère, et sur lequel il y avait écrit « Les femmes formidables de l'histoire » et puis tout une liste de noms, trois petits points, et moi ! Il était un peu ringard mais je le mettais à chaque moment important ou oral un peu stressant. Et puis un jour je l'ai perdu et impossible de remettre la main dessus. Alors cette combinaison vient remplacer ce vieux t-shirt disparu, mais à la place des femmes célèbres, ce sont les femmes de ma famille et que j'aime. C'était aussi une manière pour moi de compléter le « femmage » écrit de mon mémoire, par un « femmage » dessiné. Aujourd'hui, je veux être un dessin avant tout.