Pascal BROCCOLICHI 

(...) les œuvres de Pascal Broccolichi - de Raccorama 42 à Cellule Exophonique AI 383 en passant par Cellule Isophonique AI 374 - n'ont de sens que si nous nous soumettons à l'étendue temporelle forcément inhérente à l'écoute des sons. Mais chez Broccolichi, pour paraphraser Hegel5, le son, cet élément plein d'âme et de vie, s'affranchit de l'étendue, affecte des différences de qualité comme de quantité, et se précipite dans sa course rapide à travers un temps parfois indéfini. Aussi notre rapport à ses pièces, qui exclut donc toute passivité contemplative, suppose un comportement déambulatoire (souvenons-nous, par exemple, de l'installation Lecsonic 100/150 à la Galerie des Grands Bains Douches de la Plaine à Marseille6), la quasi-exploration d'un espace-temps, d'une sorte de milieu à quatre dimensions où la quatrième, en l'occurrence, serait le temps nécessaire à déterminer la condition du phénomène.
Pourtant, à y regarder de plus près, Broccolichi met en œuvre des conceptions de la spatialité et de la temporalité qui rompent avec nos conceptions de l'espace perçu et du temps vécu ; d'ailleurs, le titre Cellule Exophonique AI 39 du travail présenté au Musée Ziem semble en attester. En effet, le préfixe "Exo" (“au-dehors”) du néologisme "Exophonique" peut laisser croire que le son - de son émission, de sa transmission à sa perception - se situe en un autre lieu, au-delà de la cellule (“la çhambre”7) qui, d'ordinaire, isole ce qu'elle enferme. Mais, peut-être aussi, ce son se trouve-t-il au-delà de ce qu'il est vraiment. À priori, cette sonorité évoque le passage d'un avion, un long-courrier Airbus ou Boeing, à très haute altitude, au-dessus de notre tête. C'est l'effet produit par un souffle de basse fréquence enrichi de distorsion et de flange8. À posteriori, après les quelques instants d'écoute nécessaires à l'avènement du travail, il devient possible de reconnaître des harmoniques, et parfois même des mélodies. Donc, il ne s'agirait peut-être pas d'engins stratosphériques enregistrés du sol mais, pourquoi pas, des samples de pièces pour violes de François Couperin et de Marin Marais qui, par une mécanique de transformation, se seraient réincarnées en "variations aériennes", en thèmes courts comme des fugues, d'une durée de trois minutes (le temps qu'il faut, en moyenne, à un avion pour nous survoler). On le sait, depuis 1996, Pascal Broccolichi s'intéresse aux thèses sur les principes de la proportion harmonique de Jean-Philippe Rameau selon qui la formation et la succession des accords sonores se construisent sur des combinaisons d'éléments non apparents9. Dans Cellule Exophonique AI 39 (comme dans certaines de ses autres propositions), l'artiste détourne et pervertit la matière acoustique, il la triture habilement jusqu'à brouiller notre sens de la perception, jusqu'à déstabiliser nos fidèles conceptions auditives auxquelles, il faut le reconnaître, nous accordons une confiance des plus instinctives. Au fond, ici, ce que j'écoute n'est absolument pas ce que j'entends - et Broccolichi, au passage, me rappelle aussi que je devrais me méfier de ce que je veux bien écouter -. Mieux, il nous rappelle qu'il n'existe pas de point de vue sonore objectif, qu'il n'y a pas de localisation idéale dans l'espace, pour saisir normalement le panorama acoustique qui nous est présenté, puisqu'il nous en chasse aussitôt par la puissance excessive d'un éclairage froid. Ainsi, contrairement à Cellule Isophonique AI 37, l'espace de la Cellule Exophonique AI 39 nous est accessible ; nous pouvons pénétrer à l'intérieur du lieu nu et immaculé pour tenter - malgré une incommodante lumière - d'y ressentir durablement les effets du son et d'y reconnaître, tracée sur les murs, la sibylline présence des cryptogrammes (par ailleurs imprimés sur le carton d'invitation autocollant10 reçu quelques jours plus tôt) qu'il serait vain d'interpréter et sans doute inutile d'expliquer. Hiéroglyphes, signes cabalistiques, tags ou emblèmes, peu importe car, comme le souligne Hegel, "à l'aspect d'un symbole, on peut se demander Si c'est réellement un symbole ou non ; ensuite, en supposant qu'il en soit ainsi, quelle est, entre toutes les significations qu'un symbole peut renfermer, celle qui est véritablement la sienne. Or, souvent, le rapport entre le signe et la chose signifiée peut être fort éloigné"11. Et Broccolichi sait bien que le cryptogramme, à la manière du symbole, est une chose sensible qui représente une idée, mais d'une façon équivoque qui marque l'équivoque de l'idée elle-même. La nature du cryptogramme paraît donc identique à celle du son: une énigme. Au fond, le lieu de ce travail s'invente dans le mystère (car il n y a jamais rien d'explicite, rien de déterminé). Il reproduit même, dans une certaine mesure, le mystère platonicien de la Caverne. (…)

Extrait du texte Cellule Exophonique AI39 de Rémy Fenzy, Marseille, le 05 février 2002.

2/ Exposition Ondes : architectures de sons, irnages de Iurnière, 12-2001 / 02-2002, C.A.P.C., Bordeaux.
3/ Présentafion du travail à l'occasion de la manifestation Global Tekno, juin 2001, Vienne, Autriche.
4/ Exposition Que saurions-nous construire d'autre ?, du 7 avril au 10 juin 2001, au Musée Ziem, Martigues.
5/ Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Le son in Esthétique, textes choisis par Claude ~odoss, éd. PUF,, Paris, 1992, p. 104.
6/ Exposition du 10 novembre au 16 décembre 2000, à la Galerie des Grands Bains Douches de la Plaine, Marseille.
7/ Notons, au passage, que la “cellule” concerne également la biologie qui, alors, la spécifie comme une unité fondamentale, morphologique et fonctionnelle de tout organisme vivant.
8/ Effet d'électroacoustique musicale qui mixe un son direct avec sa propre réinjection retardée, créant par là un effet de phase. Le dosage de l'intensité de la réinjection et la possibilité de moduler le filtrage des fréquences permettent d'agir ainsi sur la dimension évolutive du son. Cet effet est né au cours des années 60, de la diffusion simultanée d'un meme message sur deux magnétophones àbandes et des possibilités de désynchronisation offertes par ce cas de figure. La phase et le feed back sont des effets assez voisins du flange.
9/ Voir les articles J.-P. Rameau de Roger Blanchard et Harmonie de Henry Barraud in Encyclopoedia Universalis.
10/ Autocollant, le cryptograrnine peut désormais se plaquer n’importe où, et être vu par n’importe qui. Mais, seulement ceux qui auront visité l'exposifion sauront à quoi il renvoie...
11/ Georg Wilhelm Friedrich Hegel, L'idée de symbole in op. cit., pp. 35-36.


Cellule exophonique AI 39 2002
Installation sonore, dispositif audio 2 H-P 500 W, 8 projecteurs
iodure 350 W, lumière froide ; cryptogrammes transparents,
dimensions variables ; durée d’écoute : 60 mn.
Vues de l’exposition Cellule exophonique AI 39, Musée Ziem,
Martigues, 2002
Photographies P. B.

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