Eve PIETRUSCHI 

Rébecca François, La liberté du dessin, avril 2020

Eve Pietruschi dessine une ligne de pratiques et d'expériences. De l'empreinte végétale à l'herbier, du dessin à l'assemblage d'éléments naturels, elle libère des formes, travaille avec le vivant, participe à sa mémoire.

Depuis son DNSEP en 2007, elle s'intéresse au tiers paysage, à ces architectures industrielles délaissées à la périphérie des villes, à ces espaces négligés où poussent les herbes folles. Du report photographique au monotype, de la tenture à la confection d'objets et d'installations de rituels, le végétal prend peu à peu le dessus sur l'architecture. Fleurs de carotte, de poivrier ou de néflier, graines, pierres, algues et coquillages sont une nouvelle matière de son Atlas Mnémosyne. La liberté de dessiner, avec toute sa fragilité et sa sensibilité, rejaillit.

La marche, la cueillette, l'empreinte et l'assemblage sont des pratiques à la fois ancestrales, simples, légères et ludiques qu'elle préserve. Retenter des pratiques, ramasser, tresser, tracer, se fait dans la joie et le plaisir du faire, s'accompagne de lectures. Ses recherches renouent le passé, le présent, le futur dans une approche horizontale, plurielle. Sa récolte de végétaux la transporte des premières empreintes de Léonard de Vinci à l'herbier de Louise Gailleton, confectionné à partir des spécimens reçus de ses échanges épistolaires avec les soldats des tranchées. Ce travail l'amène aussi à la découverte du projet d'Olga Kisseleva de redonner vie à des espèces disparues. Il favorise également sa rencontre avec les écrits et propositions culinaires de Ryoko Sekiguchi destinés aux fantômes. Lire, écouter la nature, être attentive aux alentours, voir la beauté et l'utilité des petits riens, récupérer, glaner, cuisiner, jardiner, dessiner dans la cohérence et la légèreté. L'enjeu n'est pas d'innover, de conceptualiser ou de produire mais de vivre les pratiques, de laisser divaguer l'esprit.

Un cabinet de dessins garde en souvenir des vestiges naturels d'un voyage en Bretagne. Des fleurs d'hortensia séchées confinées dans du plâtre ou des empreintes de feuilles et de coquillages sur argile expriment un devenir fossile. Des installations et des objets relèvent du rituel et de l'offrande. Le geste préserve leur mémoire et leur précarité.

Eve Pietruschi déploie ses oeuvres dans l'espace et le temps, prend soin du visiteur, aménage pauses et silences, convoque les cinq sens, offre infusions, collations et dégustations, demeure dans l'évocation, la prosopopée.


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Marie Cantos, De la nécessité des ruines et autres réflexions sur le travail d'Ève Pietruschi, mars 2017.

L' oeuvre de John Brinckerhoff Jackson (1909-1996), pourtant fondatrice et essentielle, demeure peu connue des lecteurs français. Et pour cause : elle ne fut traduite que récemment (au début des années 2000) et, en outre, relayée par des revues très spécialisées telle que Le Visiteur1 ou, plus tard, Les Carnets du paysage2. Pourtant, ce géographe a non seulement joué un rôle majeur dans la constitution d'un champ de réflexion théorique et historique nouveau – les landscape studies – mais il a également exercé une influence considérable sur celles et ceux – architectes, urbanismes, paysagistes, penseuses et penseurs attaché-e-s à ces domaines – qui oeuvrèrent, oeuvrent, oeuvreront à la prévalence du site sur le programme, à la préférence d'un sub-urbanisme au sur-urbanisme dominant3.

L'homme possède une biographie qui ne trahit point son approche : il se définissait volontiers comme visitor (visiteur), rappelle Sébastien Marot dans sa préface à De la nécessité des ruines et autres sujets4, et revendiquait l'importance des « déplacements » auquel il se soumettait avec rigueur et préparation – « le tourisme élevé au rang des beaux-arts »5. Après avoir vécu, enfant, nombre d'allers-retours entre l'Europe et les États-Unis (il naît à Dinard, en France, étudie en Suisse puis à nouveau en France, avant de faire la grande traversée de l'Atlantique), J. B. Jackson continuera, adulte, de sillonner l'Europe et, quelque part, de veiller à ne jamais cesser d'être en mouvement. Il s'engagera dans l'armée américaine, deviendra ranchero au Nouveau Mexique, puis suite à une mauvaise chute de cheval, occupera son désoeuvrement en créant, en 1951, Landscape, une modeste revue géographique (qu'il dirigera jusqu'en 1968) dont il rédigera intégralement les premiers numéros en signant ses nombreux articles de moult pseudonymes...

Mieux : la légende raconte que, même financièrement installé, intellectuellement connu et reconnu, enseignant dans les plus grandes universités américaines, le professeur travaillait toujours, le matin, comme pompiste ou comme jardinier. Une coexistence heureuse de différentes réalités dont Sébastien Marot rappelle qu'elle s'avère en parfaite cohérence avec celle qui constitue les paysages auxquels il consacra ses recherches – en praticien, pourrait-on ajouter.

Le travail d'Ève Pietruschi me fait immanquablement songer aux écrits de cet être dont l'engagement se dit partout en creux. En creux, l'expression m'importe. Parce qu'il s'agit bien de creuser. De même que, immanquablement, les dessins et installations de l'artiste niçoise (née en 1982) me renvoient à « l'improbable charade » constituée de « quatre réflexions » que livre Sébastien Marot – encore – dans son très bel ouvrage L'Art de la mémoire, le territoire et l'architecture6. Où il est question de la célèbre mnémotechnique dite de l'ars memorativa, de la métaphore romaine de Freud évoquant l'inconscient, des vacances romaines de Robert Smithson (1938-1973), et, enfin, d'un jardin-palimpseste aux tours et détours proches de ceux de la mémoire.

Inlassable arpenteuse de territoires en marge qu'elle photographie, l'artiste s'attache au défilement du paysage à l'instar d'un Ed Ruscha (1937)7 ainsi qu'au caractère vernaculaire des endroits qu'elle traverse, que ce soit quotidiennement, dans sa région, ou, occasionnellement, lors de séjours plus lointains. En 2009 déjà, elle confiait à Damien Dellile opérer des « relevés de paysages »8, usant-là de la terminologie de celles et ceux qui sondent les sols comme l'on plonge dans une histoire personnelle, collective et au-delà.

Parce qu'il ne faudrait pas se méprendre : certes, le fond iconographique qu'elle constitue au gré de ses pérégrinations et à partir duquel elle élabore ses dessins (qu'ils soient sur papier, verre ou tissu) met en place une imagerie quasi romantique, certes. Des usines en friche, des serres à l'abandon, les châteaux d'eau de nos campagnes, la nature qui reprend peu à peu ses droits9... Des tiers-états des paysages, en réalité. Et autant de portraits des témoins inanimés des changements économiques qui bouleversent la physionomie de nos environnements, de tout ce qui s'en trouve conséquemment relégué : femmes et hommes, en sus des lieux. On ne s'étonne guère, d'ailleurs, que ses productions les plus récentes fassent la part belle à l'herbe folle ou, plus généralement, la végétation luxuriante. On sait que les plantes peuvent être indigènes, parfois armées ou pionnières ; dans la série de dessins Joyeusement absurde, doucement mélancolique (2014), elles « deviennent des architectures »10
Elles s'autonomisent, apparaissent désormais en dehors des espaces qu'elles se réappropriaient (pour, sciemment, ne pas écrire « colonisaient » ou « recolonisaient »). Ainsi de la série des grands Herbiers (2016) ou des petites plaques de cuivre des Espaces à réaction poétique (2015). Davantage : si les installations intégrant les dessins reprenaient auparavant les formes architectoniques des sites où poussait cette résistance végétale – comme, par exemple, dans son exposition Entracte ou îlots de fiction où certains dessins s'inscrivaient dans des structures évoquant des serres11 –, elles tendent aujourd'hui à répandre dans l'espace d'exposition quelque chose d'un retour à la nature.


Le rapport à la mémoire, dans le travail d'Ève Pietruschi, a fait l'objet de nombreux développements critiques, à la hauteur de l'indéniable poésie qui l'anime, et de son corolaire, le silence – silence auquel aspirent les écrivain-e-s : les oeuvres de l'artiste se jouant dans un bruissement suggestif où ce silence cherche refuge12. Il habite ses dessins, ses jardins, ses architectures ; il parle du sol, de ce qui est enfoui mais nourrit (ou assèche) la surface, des courants sousjacents, des strates géologiques, de tout ce avec quoi l'on (se) construit. Il est dans la douceur labile de ces reports photographiques, dans les superpositions translucides de caches (paradoxales !) des monotypes de la série La Sobriété heureuse13.

Mais il est aussi dans l'attention portée aux marges évoquées plus haut. L'artiste transmuerait presque l'usine fermée ou la serre cassée en « lieux de mémoire », au sens du concept historique élaboré article après article par l'historien Pierre Nora et les contributrices et contributeurs de son ouvrage éponyme, paru entre 1984 et 199214. Le commun s'y invite. Et bien qu'elle réfute toute revendication, Ève Pietruschi a érigé l'acte de glaner en mode de vie et mode opératoire pour ses oeuvres. Glaner : au sens de récupérer ce dont tou-te-s se sont détourné-e-s, au sens de ce droit, toujours en cours, à prélever, dans les champs appartenant à d'autres, de quoi survivre. Elle travaille en effet avec des matériaux pauvres, trouvés à l'atelier ou, éventuellement, chinés à droite, à gauche. Elle ne nie pas non plus une certaine pratique du « travail en perruque » à qui Michel De Certeau attribua ses lettres de noblesse en 198015.

On serait tenté de rappeler l'intérêt de l'artiste pour l'architecte et scénographe Patrick Bouchain (1945), de s'enthousiasmer pour les réalisations urbanistiques ou paysagères d'Alexandre Chemetoff (1950) ou même de convoquer, parce qu'il retrouve une réjouissante actualité, la figure du géographe anarchiste Elisée Reclus (1830-1905). Car, bien sûr, il y a dans le vert profond des murs des Espaces à réaction poétique ou dans les tentures aux délicates nuées de Voyage, portée par le souvenir, je m'oublie16, le souvenir de palais anciens, la mise en place d'une esthétique du suspens... Mais il n'y a pas, contrairement à ce que l'on pourrait trop vite interpréter, de négation de l'époque. L'affirmation plutôt, d'un(e) nécessaire retrait(e). Une résistance par les matériaux et les procédures.

Il y a peu, l'artiste m' écrivit que le terme « installation » n' était peut-être pas juste ; elle lui substitua celui de « voyages immobiles » et joignit à sa missive une page de ses carnets où se voyait recopié, en lettres rondes et lâches, un fragment des réflexions post-tokyoïtes de Richard Serra (1939), en forme d'injonction : « Vous devez vous abandonner au voyage. Il s'agit surtout de marcher et de regarder. Mais je peux dire à personne comment marcher ni regarder. »17 Les « voyages immobiles » d'Ève Pietruschi relèvent d'une pareille injonction, à s'extraire de la frénésie contemporaine cette fois-ci (on laissera là le potentiel écart avec Richard Serra). Avec un peu d'opiniâtreté dans le refus de l'efficacité et de la surproductivité. Ils créent des utopies, au sens spatial et politique, qu'on ne rencontre nulle part mais qui infusent partout, dans les cerveaux de celles et ceux qui rêvent encore un peu.

A l'aune de cette dimension utopique, le recours à la maquette et la projection 3D peut se lire comme un prolongement des dessins, des sculptures et des installations. Il ne doit plus, à mon sens, être simplement appréhendé comme la modélisation d'un projet qui s'incarnera pleinement lorsque les conditions matérielles seront réunies. Il existe déjà en tant que « voyage immobile », espace fictionnel dans un plus vaste ensemble d'espaces fictionnels. Il est lui aussi utopique, sans lieu, pour l'heure. Mais bien réel dans les stratégies de résistances sous-jacentes qu'il met en place – je soulignerais notamment le fait de donner à voir, aux lectrices et lecteurs, dès cette phase de projet, l'oeuvre dans son déploiement idéal, déréglant subtilement le jeu de l'exposition et les stratégies qui peuvent y être attachées.

Il s'agit donc de marcher, de creuser, de rendre compte de l'épaisseur des paysages qui nous habitent et que nous habitons. Il s'agit donc d'un forage sans fin de l'esprit, de voyages immobiles parce que ne suivant plus la flèche du temps mais s'enroulant autour du temps vertical, celui de la physique quantique, celui que l'on qualifie de « temps imaginaire ».


1 Revue critique d'architecture créée en 1995 par la Société Française des Architectes et à l'initiative du philosophe Sébastien Marot (1961) qui la dirigera jusqu'en 2003.
2 Revue de référence sur le paysage publiée depuis 1998 par Actes Sud et l'école nationale supérieure de paysage de Versailles et Marseille.
3 Dans un salvateur renversement de perspective, le sub-urbanisme veille à ce que les différentes caractéristiques d'un site (physiques, historiques, fantasmatiques même) soient à l'origine de tout projet ; par opposition au sur-urbanisme qui viendrait plaquer des programmes (planifications, gestes architecturaux, etc.) sur des territoires dont on nierait les spécificités.
4 Sébastien Marot, « Profession Visiteur », dans John Brinckerhoff Jackson, De la nécessité des ruines et autres sujets (1980), traduit et présenté par S. Marot, Éditions du Linteau, Paris, 2005, p. 5-20.
5 Id., p. 7.
6 Sébastien Marot, L'Art de la mémoire, le territoire et l'architecture, Éditions de La Villette, coll. «Penser l'espace », Paris, 2010.
7 Lire, à ce sujet, le très beau texte de Johanna Carrier, « Les Palimpsestes d'Ève Pietruschi » (dans le catalogue de l'exposition Périscope, Galerie A, Nice, 2010, p. 15-17), lequel s'ouvre sur une célèbre déclaration de l'artiste américain se posant en « victime la ligne horizontale et du paysage ».
8 L'expression donnera son titre à l'entretien (cf. cat. expo. Périscope, op. cit., p. 10.)
9 Ève Pietruschi ne cache pas sa fascination pour les friches et les serres, héritage familial sur laquel elle s'est précédemment exprimée. Pour l'anecdote, elle confiait d'ailleurs en 2010 à Sophie Blet, alors étudiante, que sa « première photo » était précisément celle d' « une serre abandonnée envahie par les ronces et les bambous ».
10 Propos de l'artiste recueilli par Rebecca François dans l'entretien « Du dessin à l'espace, à la collecte de souvenirs » (Roven. Revue critique sur le dessin contemporain, n° 11, Roven Éditions, Paris, 2015, p. 90).
11 Exposition personnelle qui s'est tenue du 16 mars au 20 avril 2013 à la galerie Maud Barral à Nice et à l'occasion de laquelle a paru le tout-premier Panoptique.
12 L'artiste ne cite-t-elle pas souvent l'éloge du silence de Marc de Smedt (Albin Michel, Paris, 1989)
13 D'aucun-e-s reconnaîtront-là une référence au titre de l'ouvrage de Pierre Rabhi, Vers la sobriété heureuse (Actes Sud, Arles, 2010).
14 Coll., Les Lieux de mémoire, nouvelle éd. en trois volumes également publiée sous la dir. de Pierre Nora, Gallimard, Coll. « Quarto », Paris, 1997.
15 Michel De Certeau, L'invention du quotidien. 1. arts de faire (1980), Gallimard, coll. « Folio essais », ° 146, Paris, 1990, p. 43-49.
16 Projet datant de 2014 pour une installation composée de reports de nuages sur tissu ainsi que d'une vitrine centrale accueillant une collecte de fleurs dites Immortelles.
17 Fabien Faure, Richard Serra – Ma Réponse à Kyôto, Éditions Fage, Lyon, 2008, p. 55.




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Catherine Macchi, Translater le sensible.

Impermanence

Le travail plastique d'Eve Pietruschi appelle un champ lexical qui relève de la poésie. Il y est question d'apparitions paysagères impalpables et de disparitions d'architectures incertaines, de lieux brumeux à l'orée de la ville entre l'usine désaffectée et la serre à l'abandon, de silences et de murmures, d'oublis et de traces mnésiques persistantes. Tout dans cet univers évanescent relève du déplacement à commencer par les différents savoir-faire que convoque la jeune artiste et dans lesquels elle se meut avec grâce.
Si le point de départ de ces modernes vedute est la pratique régulière mais souterraine de la photographie, leur moteur en est le voyage. Ainsi, au fil des espaces qu'elle arpente, Eve Pietruschi enregistre des images qui ne feront jamais l'objet de tirages photographiques destinés à l'exposition1. Étape transitoire d'un travail complexe, ces photographies sont ensuite transférées par le biais d'un processus chimique sur des supports tels que le papier ou le verre où elles sont retravaillées comme de véritables dessins. Là, sur la surface laiteuse de beaux papiers ou dans la transparence de plaques de verre, elles se donnent à voir par bribes à travers le brouillard irrégulier du pigment. Le processus du dessin étant entendu ici plutôt comme un espace de l'effacement et de la perte que de l'ajout, il arrive que ces images se dématérialisent au point d'osciller vers l'abstraction.
L'artiste oeuvrant essentiellement par déplacements successifs, il n'est pas rare non plus qu'elles se déploient en trois dimensions et confinent avec la sculpture. Le principe d'équivalence énoncé par Eve Pietruschi dans sa pratique pourrait être formulé ainsi : une photographie est un dessin est une sculpture. Du dessin, l'artiste retient la formidable capacité du médium à suggérer l'espace. Il n'est d'ailleurs pas indifférent que le blanc de la réserve du papier vienne jouer un rôle central dans ses compositions. De la sculpture, elle retient la notion de structure qu'elle applique à des volumes en bois ou en métal, pareils à des pliages de papier qui auraient été amplifiés, et dans lesquels elle fait intervenir là aussi le vide. Inversement donc : une sculpture est un dessin. Or c'est bien sous l'appellation de dessin que la jeune artiste désigne son champ d'intervention. On se souvient que Bernd et Hilla Becher obtinrent le grand prix de sculpture à la Biennale de Venise en 1990 avec leur travail photographique de recensement des sites industriels de la Ruhr en voie d'obsolescence.

Désubstantialisations

Mais que voit-on exactement lorsque l'on regarde un dessin d'Eve Pietruschi ? Des architectures industrielles, des paysages en friche, des reliefs montagneux ou des routes désertes se déroulant à perte de vue... Difficile à dire tant ces images s'emploient à disparaître au moment même où l'on pensait les tenir. Si l'on croit reconnaître dans certains dessins les typologies de bâtiments industriels immortalisés par les Becher, l'objectivité n'est certes pas leur finalité première. La périphérie urbaine et le terrain vague reviennent ici sous la forme de réminiscences vaporeuses et lointaines qui relèvent autant du déjà-vu que du rêve. À la fois passées et non advenues, ces images mentales fragmentaires sont du ressort d'une temporalité trouble que l'on pourrait identifier comme un futur antérieur. Elles nous transportent au sein de paysages dont les ruines industrielles envahies par une végétation foisonnante réactivent le vieux débat nature / culture. Si le registre dans lequel elles s'originent est bien celui de l'esthétique du Sublime telle qu'elle a été théorisée par Edmund Burke au XVIIIe siècle, leur nature romantique est mise à distance et dédramatisée. Nimbée de subjectivité et mitée par l'oubli, cette archéologie du futur ne dicte ni la terreur ni l'enchantement de l'homme devant les spectacles naturels grandioses, elle propose au contraire un usage du paysage purement intime. Il s'agit de reconstruire une nouvelle relation au monde qui nous entoure, de prendre le temps de la marche et de faire une expérience simple et directe de la nature pour en restituer les sensations.
Or les sensations sont labiles et, du paysage parcouru, il ne reste que des fragments silencieux, presque indicibles. Comme les rêves, elles nous parviennent dans le désordre, par morceaux et tendent à s'effacer à mesure que le temps passe. Lorsqu'ils ne s'évanouissent pas derrière un geste de gommage ou, inversement, un crayonnage flamboyant, les paysages enregistrés par Eve Pietruschi peuvent être oblitérés par la silhouette mate et frontale d'un édifice dans l'ombre ou par l'irruption de plans abstraits qui arrêtent net le mouvement de projection du regard. Comme dans la production onirique encore, il est difficile de revenir avec exactitude sur les lieux du passé et de les atteindre, tout semble vouloir nous en détourner. La construction de l'espace perspectif traditionnel est également mise en échec dans les dessins de l'artiste par le recours à une perspective intuitive, de type atmosphérique, dans laquelle différents plans flottants sont articulés par de fugitives juxtapositions.
La concomitance entre ces multiples régimes de représentation induit la collusion de références artistiques hétérogènes qui rendent plausibles, par exemple, la rencontre entre El Lissiztky et Robert Ryman. On ne s'étonnera guère de la nature diverse des émotions qui traversent les dessins d'Eve Pietruschi, tour à tour dynamiques ou contemplatifs.

Translations

Si l'on reprend la métaphore du rêve, le travail d'Eve Pietruschi fonctionne bien par déplacement et condensation du visible. À l'espace réel parcouru, répond un espace fictif à parcourir. Alors que le premier induit l'usage du corps, le second induit celui de l'esprit. Dans cette translation du sensible, Eve Pietruschi introduit un point de vue intérieur qui rompt avec le point de vue extérieur et objectif sur le paysage et, plus largement, avec la notion de panorama. À l'intégralité du champ de vision, elle substitue un regard parcellaire sur le monde. Les glissements successifs qu'elle opère depuis la source de l'image jusqu'à la production de l'artefact, contraignent donc la pensée à effectuer une série de pas chassés. On l'a vu, du paysage réel, on passe à une empreinte photographique transférée sur papier qui se pare de tous les atours du dessin et de la peinture. Et du dessin, on parvient à la matérialisation de volumes qui se déplient avec bonheur dans l'espace d'exposition à la manière d'immenses origamis évidés en leur centre. La question de l'espace – qu'il soit matériel ou immatériel – est essentielle dans l'oeuvre de l'artiste. Johana Carrier a très joliment souligné la parenté entre le travail d'Eve Pietruschi et la pratique très diversifiée d'Ed Ruscha, notamment en ce qui concerne la récurrence de la ligne d'horizon qui rattache le travail de la jeune artiste à la tradition picturale et photographique du paysage2. Il importe néanmoins de souligner la verticalité des formats des dessins et des collages qui tendent à s'élever dans un mouvement qui n'est pas sans parenté avec la dimension spirituelle de la peinture depuis le Romantisme allemand du XIXe siècle jusqu'aux zip de Barnett Newman. On remarque inversement comment les sculptures tendent à se déployer dans le registre de l'horizontalité. Souvent réalisées à partir de chutes de matériaux préexistants sublimés avec une remarquable économie de gestes et de moyens, sculptures et maquettes bricolées par l'artiste prolongent physiquement l'espace mental que les travaux sur papier ouvrent. Une fois encore : une sculpture est un dessin.



Mots Index


Dessin
Mémoire
Eidétique
L'évocation
Partitions
Ombre
Silence
Architecture
Topographie
Réflexion
Paysage
Usine
Friche
Espace
Fragment
Horizon
Transparence
Lumière
Architecture industrielle
Atmosphères
Transparence
Vivant
Olfaction
Marche
Résidu
in-situ
Poésie
Arpenter
Voyage immobile
Tisser
Terre
Jardin
Expérimental
repères artistiques


Patrick Bouchain
Gilles Clément
Marielle Macé
Axel Veervoordt
Ryoko Sekiguchi
Anne et Patrick Poirier
Herman de Vries