Jean BELLISSEN 

A propos de Merci Marie. Conversation.

Bureau des compétences et désirs
Ce livre est le résultat d'un engagement mutuel sur l'oeuvre de Jean Bellissen. Nos deux structures ont produit plusieurs projets avec lui. Nous avions envie, tout comme toi, d'éditer un ouvrage qui rassemble la diversité de sa pratique au cours des dix dernières années, pour en montrer la richesse, bien entendu, mais aussi la cohérence, l'amplitude.
Si tu devais expliquer pourquoi tu défends son travail, quels sont les premiers arguments que tu emploierais ?

Jean-Pierre Alis ­ Galerie Athanor
La réponse est liée à l'histoire de notre rencontre. Mais je pourrais dire pour commencer que l'ensemble de son oeuvre développe quelque chose de burlesque, un humour très particulier qui joue tout en finesse sur la phonétique. Jean a une capacité étonnante à capter sans cesse des sujets très divers, reliés à des réalités, souvent à l'actualité. Il le fait avec une certaine distance, c'est ce que les gens trouvent le plus étonnant.
Le ridicule et le burlesque auxquels il fait appel sont toujours ancrés dans le réel. Il fonctionne en remettant spontanément en scène des évènements très anciens. On ne sait jamais si certaines anecdotes sont vraies ou inventées. Par exemple, il raconte souvent l'histoire de cette dame qui, dans les années soixante-dix avait organisé une exposition César dans sa galerie et qui sur la banderole annonçant l'exposition avait inscrit « On mange à six heures » au lieu de « Hommage à César » ! Peu importe de savoir si c'est vrai ou pas, on a envie d'y croire. Dans ce simple jeu de mot défile toute la relation de Marseille à l'art contemporain.

BCD
C'est vrai. Avec lui on est toujours sur une limite qui frise le ridicule, mais pas trop, de façon à instaurer un doute sur la véritable intention du message. Il y a même parfois une certaine tendresse dans sa manière d'être acide. De façon générale, je crois que ses annotations, ses phrases emblématiques, tous ces petits mots disséminés sur son chemin avec l'air de ne pas y toucher, ouvrent un champ critique extrêmement original sur des questions de société. Au début, certaines séries comme les Etangs Duran Etangs Duroi et les Vestaires étaient encore discrètes sur ce point, mais à partir des Simone, du Canal Saint-Martin et d'AROMSI, il affirme ce parti pris de façon très directe. Ses histoires de coeur, ses déambulations-réflexions sur le paysage urbain, la mythologie de l'économie, la géopolitique... Ses approches sont si personnelles qu'elles nous touchent immanquablement. C'est l'infiniment petit qui contient l'infiniment grand...
Mais, revenons à votre rencontre...

JPA
C'est Georges Autard qui nous a présentés. La première fois que j'ai vu son travail, c'était aux Ateliers d'Artistes quand il a montré les Etangs Duran Etangs Duroi et les Vestiaires.
J'ai été étonné par la fraîcheur de son oeuvre. Puis, on s'est rencontré plus longuement. On s'est bien entendu, et on a commencé à se voir très régulièrement, entre une à deux fois par semaine. Il y a eu une très vite une grande complicité entre nous, un échange intellectuel sur des lectures communes... Au cours de nos rencontres, ses projets et leur réalisation m'ont emballé ! J'ai commencé à le montrer à la Galerie à partir de 1994.
Dès le début, les gens qui ont découvert son travail aimaient beaucoup et pensaient qu'il s'agissait de quelqu'un de très jeune. C'est une oeuvre qui intéresse aussi beaucoup les autres artistes, mais il reste très difficile de savoir ce que le public pense vraiment.
Les gens regardent mal, ils regardent mal l'art en général. Les personnes qui viennent voir son oeuvre forment un public assez fidèle, mais ils n'arrivent pas encore à franchir le pas vers l'acquisition.

BCD
Est-ce que c'est son côté collage, bricolage qui les freine ?

JPA
Je crois que ce qui les étonne le plus c'est qu'ils se sentent capables d'en faire autant, c'est une réaction très classique.... Sauf pour un public plus jeune.

BCD
Si on continue sur le mode historique, il est toujours étonnant de rappeler que le Jean Bellissen d'aujourd'hui a été un peintre abstrait à compter des années soixante. Puis, virage à 360° et on découvre son oeuvre aux Ateliers d'artistes en 1991. C'est un parcours pour le moins atypique. Est-ce que tu penses qu'il a réellement opéré une rupture avec l'abstraction ou bien qu'il a cherché une autre manière de continuer ?

JPA
Ça, c'est lui qui peut le dire. Je connais son oeuvre surtout à partir des Etangs Duran Etangs Duroi, qui sont effectivement d'un type d'écriture très proche de l'abstraction. Il y a là une volonté d'aplatir le motif, de laisser la couleur dominer, de donner à voir, et même d'émouvoir. Mais ce n'est pas décalé du reste. Pour ma part, je ne vois pas de rupture. L'abstraction était une pratique dans la logique de sa génération.

BCD
Je suis assez d'accord avec toi. J'ai eu l'opportunité de voir quelques-unes de ses peintures ou sculptures anciennes, qu'il vendrait assez bien du reste, et j'ai le sentiment que si Jean a effectué eu une remise en question profonde sur les questions de forme, son regard sur le monde n'en a été que renforcé. Il a simplement mis au point un système formel plus contemporain pour l'exprimer, capable d'englober toutes les pratiques nécessaires, du crobar sur un coin de table à la peinture ou encore la vidéo avec laquelle il n'était pas du tout familier. Je le trouve assez explorateur dans son genre.
Il a aussi cette habitude de développer son oeuvre en séries thématiques, plus ou moins longues dans le temps, avec à chaque fois un langage plastique et poétique qui lui est propre. Là, je pense encore naturellement aux Vestiaires, aux Etangs, aux Simone, aux Pique-niques, au Canal Saint-Martin, dernièrement aux Vaches qui rient et qui pleurent...

JPA
Le travail en série c'est vrai est assez systématique chez lui, mais je ne pense pas que ça le différencie fondamentalement d'autres artistes. Autard, Kermarec, pour ne citer qu'eux, fonctionnent de façon assez similaire.
Par contre, Jean peut développer des séries très longues, en volume d'oeuvres comme dans le temps. Il me semble qu'AROMSI est sa plus longue séquence thématique jusqu'à présent, il est parti du Canal du midi... Il y a là beaucoup de choses dont on a parlé ensemble, le trou du Musée César, les voies navigables de Marseille... Des sujets assez fantasques, drôles, mais qui sous son trait deviennent rapidement crédibles et poétiques. Il les sauve de l'oubli en quelque sorte...
Le récit lui est donc plus particulier que la série. Il y a très peu d'artistes qui utilisent une histoire à la fois inventée et vraie, à la fois visuelle et écrite. Il met toujours en place un rapport image-texte qui lui est très spécifique. Par exemple, la forme cinématographique est déjà très présente dans AROMSI avec le mouvement, les grands plans, les arrêts sur image plus détaillés, par moments ça marche comme un synopsis. AROMSI est prémonitoire d'Albertini, tous les éléments sont déjà réunis pour faire un film : les personnages, les événements, l'action.
Par la suite, il a eu cette idée très juste de compléter son travail graphique et pictural par des vidéos qui sont toujours très courtes, drôles, bien ciblées. Elles ne sont jamais déconnectées de son oeuvre graphique. D'ailleurs, on retrouve la vidéo Trois de la Canebière dans l'oeuvre principalement graphique d'AROMSI.

BCD
A propos des vidéos, il est d'ailleurs intéressant de noter que pour les réaliser il a fait appel aux compétences d'un jeune artiste, Thierry Reynaud, et qu'ils ont travaillé en étroite collaboration. Au début de notre conversation, tu évoquais la fraîcheur de son oeuvre et le fait que les gens pensent que son travail est le fait d'un artiste plus jeune, le fait est que les artistes que Jean côtoie et avec lesquels il entretient une grande complicité sont de générations bien postérieures à la sienne.
Son engouement pour l'image en mouvement a effectivement commencé avec la série sur le Canal Saint-Martin quand il utilise la technique du travelling pour représenter des espaces gigantesques. Il n'a pas hésité à sortir des formats habituels de la peinture et à dérouler ses étroits rouleaux de papier sur les longueurs qui lui étaient nécessaires. Albertini est un peu l'aboutissement nécessaire de cette approche. Avec ce personnage de série B, peu crédible et pourtant si réel, il dédouble l'image de l'artiste et il passe de l'autre côté du miroir. Il se donne en spectacle, en même temps qu'il le met en scène, il devient son propre calembour, une espèce de jeu de mots tout en image.
Dans les dessins, on a l'impression que c'est la narration qui lui permet de se raccrocher à la figure. On voit bien dans sa manière de dessiner, très souple, très lâchée, que si le trait est contraint, c'est pour ramener la figure au centre, pour lui permettre d'avoir une présence plastique au moins aussi forte que les mots. Il a inventé une sorte d'écriture-dessin, un genre de « graph » qui va très bien avec son fonctionnement intuitif et spontané.
Comme tu le disais, il attrape un sujet qui attire son attention et il le déplie dans tous les sens en mettant en place un système d'exploitation aléatoire très ludique et difficile à analyser parce que jamais similaire.
Pour le BCD, les thèmes qu'il aborde nous placent dans une grande proximité d'intérêt. J'aime bien l'idée que ses productions sont un peu un commentaire distancié de notre sensibilité commune pour le paysage, le territoire et ses natures complexes, la cartographie, la géopolitique, la représentation de toutes ces notions.... Je crois que Jean Bellissen est le premier artiste « géographe affectif » que nous ayons rencontré ! La série de cartes qu'il a réalisée lors de sa résidence en Israël montre bien l'originalité de son approche. Il y était allé pour faire des repérages sur le tracé du Canal du Néguev pour AROMSI : il ne fait pas de photos, il ne s'encombre pas de documents, tout repose sur un enregistrement d'images et de sensations qui ressortent à grands gestes dans ses dessins.

JPA
C'est vrai que son travail est intuitif et empirique, mais il est aussi nourri de nombreuses lectures et d'échanges, de discussions, d'une grande attention à l'actualité.
Avec lui, il n'est plus possible de fonctionner en génération d'artistes, son oeuvre est complètement transversale. Il s'intéresse beaucoup à ce que font les autres, il n'a pas une pratique repliée sur elle-même, d'où son intérêt pour de plus jeunes artistes et inversement.
Le travail de Jean Bellissen est d'un niveau qui pourrait lui permettre d'être très bien représenté sur le marché, notamment à Paris, je suis sûr que certaines galeries gagneraient à le défendre. Mais il y a longtemps que le marché n'est plus son problème, ce qui l'intéressait, c'était de rencontrer une galerie, quelqu'un avec qui dialoguer.

BCD
Le marché de l'art, il s'est d'ailleurs fait un plaisir de le commenter lorsque nous avons produit avec lui la savonnette AROMSI, le fameux cadeau d'entreprise qui annonce aux actionnaires de sa société fictive d'un côté le résultat net, de l'autre qu' « on n'achète pas le salut de son âme avec des offrandes mais. » Tout un programme pour qui aurait eu des velléités de s'en sortir aussi facilement !
Avec le temps, je me rends compte qu'il est très difficile d'écrire sur son oeuvre, parce qu'il est très difficile de faire mieux que lui en termes de sens. Il dit tant de choses en si peu de mots ! Lui demander d'écrire Merci Marie, le texte qui accompagne ses oeuvres tout au long du livre, était finalement un choix éditorial très judicieux !

JPA
D'autant plus que ce texte écrit par Jean est complètement lié à sa pratique. Ce livre nous permet effectivement d'être encore plus proche de sa manière de penser, son commentaire nous amène doucement à découvrir les subtilités de son langage associé aux dessins comme aux peintures ou aux vidéos. Je trouve que Merci Marie est une belle invitation à entrer complètement dans l'intimité de son univers.

Merci Marie, co-édition Bureau des compétences et désirs - Galerie Athanor, Marseille, 2006

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