Alfons ALT 

Alfons ALT est né le 29 septembre 1962 à Illertissen, en Bavière, d'une lignée séculaire d'artisans ébénistes.
Il s'installe en France en 1985 et travaille comme photographe indépendant dans le domaine de l'édition et des arts plastiques. Il se forme aux procédés anciens chez J.P. et C. Sudre, puis chez J. Guillaumet à Barcelone.


Bernard Muntaner
L' « Altotype » comme réduction d'une aporie ou, la résolution d'une impasse., 01/2016


Comme on le sait, la peinture a précédé la photo dans l'histoire de l'art, mais la photo a précédé aussi la peinture quand elle est devenue le modèle qu'utilisait le peintre pour ses sujets. Delacroix, Géricault s'en sont servi pour exprimer le corps humain, et Corot pour ses paysages pour citer des contemporains de l'invention de la photographie, comme plus tard Degas qui en fera le support d'utilisation que l'on sait. La photo va aussi influencer la peinture quand elle proposera, malgré elle, des images floues qui se transformeront, dans la peinture, en paysages « atmosphériques », « sensibles », « poétiques », où l'imprécision du motif va faire alors événement, traduisant comme une première écriture impressionniste le réel. Enfin, la photographie deviendra le support basique de la peinture hyperréaliste au point que celle-ci se confondra dans l'illusion d'une photographie.

Je rappellerai deux moyens techniques que l'homme a utilisé pour s'approcher au plus près du réel afin de réduire ce qui l'en sépare en essayant de traduire en le figeant ce qui lui échappe. À la Renaissance, la technique du carroyage qui permettait de réaliser sur une surface la reproduction d'un objet inscrit dans le réel, comme, un peu plus tard, la projection optique de la camera obscura permettra de dessiner fidèlement le contour des formes projetées sur le support dans ses moindres détails, souligne le besoin qu'a eu l'homme de passer du monde réel, « premier à tout », à un monde retranscrit, donc imaginé, donc abstrait, même si ce monde créé veut faire retour à ce qui l'a engendré... Ce point de départ, qui est notre « conjoint d'homme » en cela que le réel nous colle à la peau depuis notre première perception, est la pierre d'achoppement majeure de la création du fait de son impossible saisissement. Les questions que soulèvent les notions de réel, de réalité, de réalisme, de figuration, et son corolaire, cet « être là au Monde », que l'artiste essaye à la fois d'interroger et de maîtriser pour y répondre, sont sans fin. Il n'y a pas de finitude du réel. Si la photographie est un moyen magique et rapide de se l'approprier en le transformant en une image sensible (captatrice et captivante à la fois), elle ne fait que réduire en un format dérisoire la dimension sans extrémités de la nature propre de son référent. Dans le fait de vouloir saisir ce qui nous échappe, se crée simultanément une aporie de circonstance. La difficulté apparaît, l'impasse surgit, alors s'oppose un « sans issue » flagrant.

C'est cette aporie supposée que je rapprocherais, au départ de mon investigation, du travail d'Alfons Alt qui met en relation photographie et peinture ; la première par la prise de vue et la deuxième par l'utilisation de pigments purs que déplace sur la feuille le pinceau du photographe-peintre. Ceci pose la question d'une différence (notable ?) entre ces deux moyens d'expression. Le réel est le point de départ dans les deux cas. Ce qui différencierait la photo de la peinture, au début de son invention, c'est l'absence de couleurs dans la première, et l'utilisation de pigments colorés comme ingrédients agissant dans la seconde. Alfons Alt tente de réunir l'alpha et l'oméga de ses fantasmes : être peintre et être photographe. Comment alors ne pas être écartelé dans cet entre-deux vertigineux ? Il s'agirait a priori d'un antagonisme, lequel se vivait déjà dans l'histoire de l'art, dans la mesure où les peintres ont vu arriver la photographie comme un concurrent nocif avant d'en trouver un intérêt dans son utilisation. La peinture de portraits, avec la commande des familles bourgeoises, se voyait dépassée et remplacée par cette technologie moderne et rapide. L'antagonisme dont je voudrais parler ici est celui que l'on pourrait pointer dans l'oeuvre que nous présente l'artiste : du grec agônia qui signifie « lutte » et qui oppose deux forces, deux puissances a priori dissemblables, ici, la photographie, et là, la peinture. Ces deux traductions visuelles peuvent montrer leur opposition différentielle quand on les présente ensemble et côte à côte. Les photographies, prises dans la campagne aixoise par John Rewald qui rendent compte fidèlement des lieux qu'a peint Cézanne, au regard des paysages du Maître d'Aix, peuvent, mises dans un rapprochement visuel, proposer un ensemble de relations antagonistes comme le serait l'antinomique, le divergeant, le séparatif, le discordant, le concurrentiel... La photo d'époque de l'église d'Auvers-sur-Oise et le tableau éponyme de Van Gogh, montre combien la première n'a rien à voir avec la peinture du second, et pourraient être, à certains égards, conflictuelles. Ces oppositions peuvent être également établies lorsque les deux techniques sont superposées, comme une sorte de rencontre de deux mondes sans accord. Il y a alors de la fusion, de la diffusion, et, aussi, de la confusion, car l'originalité des deux pratiques s'est interpénétrée en perdant sa singularité. C'est ce qui pourrait se passer d'une certaine manière dans les images d'Alfons Alt. Mais la confusion éventuelle que devrait traduire l'adjonction des deux modes d'expression s'éprend à trouver un accord, une harmonie, en tentant une impossible chimie à travers le révélateur, le fixateur, et le pigment balayé sur l'impression photographique encore humide. L'artiste cherche à faire se révéler dans les signes visuels de l'image, le meilleur accord plastique que guide sa création de l'instant. Il y aurait là une tentative de rapprochement de l'écart, un recentrement de la dispersion.

Pourquoi la peinture et la photographie devraient être « écartelées » ? Dans cette tentative d'association de ces deux entités, qui semble aboutir ici, qu'est-ce qui se joue, qu'est-ce qui se dit ? La première réponse, qu'on ne peut occulter tant elle apparaît première dans les oeuvres d'Alfons Alt, c'est la prégnance de la technique. Cette technique venue du résino-pigmentype du XIXème siècle a été rebaptisée par Alt du nom de « Altotype ». L'artiste signifie bien ainsi que ce procédé est sa marque de fabrique, son identité, sa signature, ce par quoi on le reconnaît... On pourrait limiter alors à cette technique la singularité de son travail. Ce serait le réduire à un simple savoir faire. L'expérience m'a montré que lorsqu'un artiste avait découvert, ou utilisait une technique quelque peu particulière, il en était avare de renseignements. Comme si divulguer l'origine de son travail, de sa fabrication, pouvait mettre en péril sa légitimité distinctive d'auteur. Or Alt ne fait pas mystère de son procédé, il l'explique, le montre, l'enseigne, le filme, le partage. Ceci amène alors à cette réflexion : si un artiste divulgue la technique de son travail, c'est que son oeuvre ne se résout pas dans le secret de sa fabrication. Montrer comment on fait une aquarelle ne fait pas un grand aquarelliste. Il faudrait donc chercher ailleurs ce qui serait de l'ordre de la quête de l'artiste. Alfons Alt est d'abord photographe dans le sens où il a une connaissance classique de la prise de vue, de la scénographie, de l'éclairage — je fais référence aux photos de chevaux, à celles de familles — et l'on pourrait se questionner sur les raisons pour lesquelles il n'est pas resté exclusivement dans ce registre-là. Nous répondrons, sûrement très arbitrairement, que c'est, quelque part, le possible « manque » qui se manifeste dans la photographie classique. Tout est mis à distance dans la photo : la pellicule, le sujet, le développement, le tirage. Le photographe est le premier spectateur de l'apparition de son image. Même s'il en a été l'auteur dans le 125ème de seconde de la prise de vue, ce qui l'a amené à appuyer sur le déclencheur n'est pas toujours ce qui fait sujet dans la photo. Il y a un temps de latence entre la prise de vue et la découverte de l'image au tirage. Les choses lui échappent souvent et se révèlent à lui in fine. Pourquoi ne pas penser alors que ce qui serait de l'ordre du manque serait lisible et d'une certaine façon compensé dans l'opération manuelle, conduite par le pinceau qui éclabousse le pigment sur l'image. Là, le geste est pensé, invité par les événements qui apparaissent au fil des révélations pigmentaires, colorant ici ou là une structure de l'image plutôt qu'une autre. La décision plastique est assumée, volontarisée au cours de l'action. Le photographe devient alors peintre et coloriste.
Certains tableaux, comme ceux de Fernand Léger, ou de Raoul Dufy par exemple, dissocient le dessin de la forme colorée. Il y a simultanément le figuratif et l'abstrait qui se rencontrent, une complémentarité qui unifie le propos. Les photos d'Arnulf Rainer conjuguent également photos et traces picturales mais avec une dimension sémantique douloureuse que met en oeuvre cette confrontation. La conjugaison des deux plasticités chez Alt n'a pas de valeur revendicative, l'aboutissement recherché semble être essentiellement la réunion des parties dans un tout harmonisé. C'est ce qui nous apparaît. La couleur est à la fois autonome et acteur du graphisme de la photo, comme l'inverse l'est aussi. Si l'on place son oeuvre aux côtés de la peinture, pour lui faire dire ce qui serait dans ce champ de l'histoire de l'art, on y retrouvera les thèmes génériques. Les grands genres sont convoqués dans son oeuvre : l'histoire, le portrait, les scènes quotidiennes, le paysage, la nature morte, mais aussi les thèmes et sujets, comme : la vanité, l'animal, la mythologie, l'architecture... Ses photos d'architectures contemporaines ne sont-elles pas un miroir tendu à la « Ville idéale » des peintures de la Renaissance ? Ses personnages-animaux (les Chimerae), ne font-ils pas écho à la mythologie grecque, avec ces Minotaures aux bois de cerf et autres Laocoon à petits serpents, ainsi qu'aux dieux égyptiens faits de corps humains et de têtes d'animaux ? Le parcours imagé de la production de Alt, nous fait re-voir un patrimoine visuel issu d'une iconographie qui accompagne notre culture en mouvement depuis la nuit des temps. Alt est peut-être aussi un historien qui met en image de façon personnelle ce qui a construit son image-inée, et l'a fait réfléchir sur sa reproductibilité autrement qu'en la récitant par coeur. Redonner à voir ce que nous connaissions déjà est un des enjeux de l'art, faut-il pour autant que la re-présentation soit à la fois proche et distincte du sujet traité pour qu'il y ait reconnaissance et étonnement.

La difficulté de départ de cette coprésence qui semblait s'inscrire dans une aporie, et qui a conduit le fil de mon analyse jusqu'ici, se résoudrait dans l'intrinsèque du procédé. Celui-ci proposerait les deux extrêmes (antagonisme) comme impasse (l'aporie), qu'il présupposait.

On peut dire que l'oeuvre d'Alfons Alt ne se range ni dans la définition de la Peinture, ni dans celle de la Photographie, parce que les deux expressions ne veulent faire qu'une. Elles trouvent leur résolution aporétique, donc embarrassante, dans l'expression forgée par l'artiste lui-même pour nommer son travail : l'« Altotype ». Un procédé dont il est devenu le tenant et l'aboutissant, qui est devenu un style, une signature, une « marque déposée » par le pigment sur l'image photographique. La photographie et le pigment de la peinture se joignent ainsi pour faire ni une photo, ni une peinture, ni même une conjugaison contractée des deux, mais pour « faire image » et se rapprocher de l'idée du tableau. Chaque photo-peinture d'Alfons Alt est le voulu en puissance d'une « image-tableau » qui tend à s'affirmer comme telle. Lorsqu'on lui fait remarquer judicieusement que ses photos sont marouflées sur toile et tendues sur un châssis, il s'insurge sur le fait qu'on voudrait y trouver là une volonté de sa part de signifier une peinture. « Non — dit-il —, c'est un choix qui répond à des problèmes pratiques : ainsi présenté c'est moins lourd et moins fragile qu'un encadrement sous vitre ». Ça c'est ce qui se dit, mais ce qui se voit est autre ! Les photographies d'Alfons Alt sont destinées à être placées sur les murs, ce qui est la place des tableaux, petits ou grands. La photographie, par sa technique de reproduction dès le départ, s'était placée du côté intimiste qu'on a longtemps insérée dans des albums, ou des portefeuilles, à l'abri des regards. Le tableau, lui, s'expose généreusement dans des lieux consacrés et emblématiques : églises, châteaux, musées... Comme on l'a vu chez Alt, les thèmes qui reprennent ceux de la peinture, le pigment passé au pinceau, la toile sur châssis, le grand format, le mur exposition, tout concourt à l'idée que le propos de l'artiste se trouve dans la monstration d'une photo-peinture comme l'équivalent du tableau classique et générique. L'Altotype se détache de la référence à une technique, pour devenir la résolution d'une création aporétique.


...
Lors de notre dernier entretien, je lui posais cette question : « Est-ce que tu te souviens de la première photo que tu as faite ? », il me répondit surpris « c'est la première fois que l'on me pose cette question, et ça me fait plaisir. J'avais 16-17 ans et j'ai pris une photo de ma fenêtre, il y avait un pommier. C'était une diapositive. Lorsque je l'ai vue, il y avait des couleurs orange et bleu à travers lesquelles se dessinaient le noir des branches de l'arbre. J'ai été déçu et à la fois fasciné par cette image qu'on aurait pu dire « ratée ». C'était un soir au coucher du soleil, il n'y avait pas assez de lumière, c'est ce qui a produit cet événement.
— « Tu l'as toujours ? »
« Je ne sais plus où elle est, mais j'aimerais bien la retrouver ! »
« Tu pourrais être déçu »
« Je serai sûrement déçu, aussi je préfère l'avoir dans ma tête, cependant, « j'aime l'heure de la Vérité ! » ... « L'heure de la vérité, c'est la phrase que je dis quand je passe mon pigment qui va réagir sur mes images : je suis l'observateur des événements »

On imagine bien l'image telle qu'elle est apparue de façon accidentelle, au jeune Alfons. Il n'est pas insensé de dire qu'il venait de se trouver en face d'une esthétique soudaine, laquelle ressemblera trait pour trait (portrait), à son travail qui conjugue graphisme photographique et couleurs indépendante dans ses Altotypes. J'avais vu quelques minutes avant dans son atelier une grande photo d'une pomme auréolée de pigments vert-jaune. Il m ‘avait dit alors, que, dans son village natal, il y avait beaucoup de pommes, et que l'on en créait des variétés nouvelles. Ce qui est le résultat d'une hybridation. Jean Rostand disait en 1936 « Après avoir longtemps douté que l'hybridation puisse former des espèces nouvelles et fixes, on sait aujourd'hui que la chose est parfaitement possible, du moins dans le règne végétal (1) » Il y a aussi chez Alt, de l'hybridation, du désir d'association, d'assimilation, de jonction de deux entités : photo et peinture, et sans prendre partie, ni favoriser l'une ou l'autre des expressions, créant une variété nouvelle dans ce croisement. L'Altotype, c'est sa pomme transfigurée, son épiphanie (dont le dictionnaire précise au figuré : Prise de conscience soudaine et lumineuse de la nature profonde de quelque chose) Et, sans penser nourrir mon propos, il me dit encore, qu'à cette époque – très tôt donc –, il disait qu'il irait à l'ouest, soit aux États-Unis, soit en France. À l'ouest ! Là où le soleil se couche...! Là où s'est manifesté « sa » révélation  à17 ans. À 19 ans, pour son bac (avec option photographie), il préparera un sujet qu'il avait choisi : « La lumière en Provence », date de sa première rencontre avec le Sud, et qui lui valut la note de 20/20, une façon d'affirmer sans hésitation et sans conteste la voie artistique qu'il s'était déjà choisie.

C'est dans la lumière que les formes se révèlent, s'expriment, vivent. C'est dans le manque de lumière que les formes se dé-forment, et se forment en nouvelles identités. La photographie, technique première à son travail d'investigation, est le support de ce qui « va dire la peinture » la giclée de pigment à maitriser sur la surface photographique. Son dernier travail semble rejoindre, dans le sujet même, l'aléatoire et l'indéterminé de la forme. À travers les photos de son nouveau sujet, il associe les Nuages qui fluctuent morphologiquement et le pigment volatile qui cherche à prendre forme. Une navigation atmosphérique et physique qui va du ciel au papier dans une hypothétique résolution. L'Altotype met en scène l'hybridation et l'indéterminé comme questionnement et résolution de l'aporie en se proposant de « faire tableau ».
Note :
(1) Lucien Cuénot et Jean Rostand, Introduction à la génétique, p. 54.
Ed. Tournier et Constans (1936)