Charlie VEROT 

GUN PAINTING
Pedro Morais
Texte issu de l'édition IMAGES NOIRES, éditions CONNOISSEURS Paris, 2019


De peu nous servira une formation soignée en histoire de l’art et la plus grande des éruditions, rien ne nous prépare à la rencontre avec un artiste. A chaque fois qu’il m’est donné d’avoir un rendez-vous pour échanger sur leur travail, ce n’est pas seulement une rencontre, ni un échange d’ailleurs - c’est un bouleversement intime. Ce moment d’instabilité n’est pas uniquement dû à la confrontation entre l’observation d’une œuvre et la quête de sens, mais surtout à faire l’expérience qu’un travail est indissociable d’une vie.

Il devient alors pratiquement inutile d’essayer d’observer d’éventuelles constantes qui relient des œuvres pour dessiner une démarche, ou de chercher à identifier avec un peu de recul les motivations esthétiques et éthiques qui animent ces choix, l’art surgit alors dans son plus simple appareil : un espace rare pour redéfinir les règles du langage, les codes visuels qui nous entourent, ce qui fait communauté de sens, mais aussi des tentatives de donner forme à des inquiétudes personnelles, des doutes, des fragilités, des joies.

Dans le cas des artistes qui se définissent comme peintres - et ce choix prend parfois la forme d’un coming out - la rencontre est devenue pour moi un rite d’un genre particulier. Il ne s’agit aucunement de sombrer dans la mythologie de l’atelier, de vouloir percer les mystères de l’inspiration ou de croire dans un accès privilégié à la cuisine de fabrication du génie, mais plutôt d’aller vers un besoin de parole qui transforme souvent ma perception de leur œuvre.

En ce début de XXIème siècle, malgré sa popularité jamais démentie, la peinture est le médium qui a le plus besoin de temps et d’un espace spécifique pour être discuté. Faire le choix de la peinture, c’est faire le choix d’une restriction de moyens dans un monde d’options illimitées, et cette contrainte lui a permis d’être ultra-réflexive, de douter encore plus et mieux de sa place, de sa nécessité, de ses moyens. Toutes les lectures à ce sujet ne valent pas une minute d’échange avec l’artiste lui-même. Il y a une connaissance et une intuition spécifique qui se développent dans le regard et la pratique des peintres. Malgré une place dominante dans l’histoire de l’art, la peinture reste toujours dans l’espace du doute.

Quand j’ai rencontré pour la première fois Charlie Verot, il portait un blouson noir scintillant, avec un dragon brodé au fil blanc sur le dos, lui donnant une allure élégante et enjouée. Devenu une armature fétiche, ayant même intégré l’une de ses œuvres, il y voit des échos d’une citation de Agnes Martin sur la puissance irrationnelle du Dragon et du tableau « Saint Georges et le Dragon » de Paolo Uccello, reconnaissant cette façon inépuisable qu’a la peinture de voyager et de se disséminer à travers une infinité de supports de la culture visuelle. Cela avait été d’ailleurs l’objet d’un des derniers débats importants de la peinture abstraite, porté par Bob Nickas ou Vincent Pécoil : après que la peinture aie contaminé et transformé les codes visuels des produits dérivés du monde, il y aurait comme un effet retour, où les applications de l’abstraction dans le design, les décors télé ou les logos d’entreprises, viendraient à leur tour intégrer la peinture dans une chaine inattendue de significations, achevant le principe moderniste de son autonomie.

Chez Charlie Verot, cette contamination peut rappeler le débat des avant-gardes autour de la synesthésie des arts, mais plutôt que Kandinsky il faudrait chercher du côté du musicien Gavin Bryars. L’orchestre fondé par ce dernier avec ses étudiants en 1970 à l’école d’art anglaise de Portsmouth avait entrepris une démolition du principe de compétence technique, invitant des non musiciens ou interchangeant les instruments de ses membres.

Pour la performance « The Abstract Painting Player (tableau sonore #1) », Charlie Verot construira une peinture-guitare dont les bandes minimales deviennent le repère pour les intervalles musicaux d’un instrument à corde. Il s’agit pour lui moins de la question de l’abstraction que d’envisager les possibilités d’une émancipation par dissonance et distorsion. Dans un contexte occidental où règne le système tonal, la partition incarne un rôle répressif, celui qu’encadre la société, conditionnant la place des chants oraux et du corps. Il ne sera donc pas étonnant qu’il évoque la musique techno dans un de ses titres, au moment où il peignait des zigzags dictés par la contrainte des formats des panneaux : un même motif devenait un module « sonore » pouvant être agencé au mur dans une multitude de variations jusqu’à générer un rythme continu, bruyant et rythmé visuellement. Cela trouvera d’ailleurs une extension performative dans la vidéo « Ten Minutes Workout » (réalisée avec Clara Borgen) où, empruntant une tonalité plus burlesque, une performeuse fait des exercices d’aérobic se confondant au tableau géométrique incrusté sur fond bleu, pour inventer une sorte d’alphabet chorégraphié. Ces gestes évoquent déjà une historicité (les années 1980), tout comme ceux de la peinture, mais il s’agit d’éprouver littéralement leur élasticité.

Son intérêt pour la répétition est plus proche ici de celui de la boucle sonore, avec des séries rendant impossible l’identification d’un début ou d’une fin, fonctionnant de manière cumulative, se rapprochant de la musique aléatoire et induisant une dimension auto-destructive. De la même manière, mettant en avant le principe de la reprise pour expérimenter la déformation et introduire un désordre, il jouera une polka qui sera ensuite mise au ralenti, ou demandera à une pianiste de rejouer un morceau de Black Sabath (« Children of The Grave ») sous forme de valse.

« Ce qui m’intéresse avec le geste de peindre dans la dissonance c’est qu’il donne accès à tout », dira-t-il. Cela le mènera dans un premier temps à chercher des systèmes annexes à la peinture, lui permettant de ne pas en faire, jusqu’à élargir ses ressources picturales par des typographies graphiques de couvertures d’albums, ou par les codes de la caricature et de la bande dessinée. Parfois, à la place des cartels, il place des vignettes de bande-dessinée, à l’image d’un extrait des « Trésors de Picsou », qui selon lui pourrait résumer l’histoire de la peinture moderne : Donald, échoué sur une île déserte avec du matériel pour peindre, finit par jeter les pinceaux à la mer après avoir peint plusieurs fois le seul et même palmier disponible comme motif.

Le réel ne suffit pas à la peinture, pourrait-on dire, il n’est qu’un point de départ ou d’enferment, à l’image de l’île. C’est ainsi, qu’après avoir travaillé des aplats et des bandes à travers des gestes se superposant en négatif, jouant des contraintes, du masquage et de l’aléatoire, ou s’essayant manuellement à la reproduction mécanique (en modules qu’il appellera samples), ses dernières toiles accordent une dimension plus importante au langage et à la représentation.

Qu’il s’agisse d’une phrase empruntée à un dialogue BD de Charlie Brown et Snoopy (« My idols are dead and my ennemies are in power »), où le pessimisme le dispute à la rage, ou l’image d’un pistolet à peinture en guise d’arme, il s’agit d’une peinture qui dit ce qu’elle fait et où tout est visible, refusant les arrière-mondes, le sens « caché » et les mythes de l’intériorité. Le motif du camouflage devient « glamour », les toiles n’hésitent pas à vouloir nous séduire avec la moue d’un chien Carlin, tandis qu’un lettrage allongé « Air Max », jouant de la littéralité de la marque de baskets rêvée des cités, remplit toute la toile d’air, précisément.

La peinture cherche à séduire avec ses propres moyens, c’est une mise en acte de la pensée spécifique au regard. Pourtant, à en croire l’une de ses dernières toiles, « Masters of Reality », du titre emprunté à l’album des Black Sabath, elle constitue un monde en elle-même, se reposant les mêmes problèmes sans solution.

Le tour est joué, mais sans fatalisme, Charlie Verot préférera, suivant le conseil de Duchamp (« Allez underground, ne laissez personne savoir que vous travaillez ») le trait d’esprit qui est celui des grands interprètes de musique, l’impression d’une facilité au moment de jouer.

 
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