Charlie V. est peintre, un peintre singulier dans le paysage artistique français. Il s’inscrit dans une pratique [...] post-punk, post-minimale, post-conceptuelle, post-logo. [...] cette peinture prend sa source dans une observation acérée des objets culturels contemporains et produit ce que l’on pourrait nommer des boucles (loop), des distorsions et des phénomènes de rétroaction (feedback) [...] Ce signal est électrique, synaptique, il se joue de l’inconscient collectif et de références précises issues de différents champs des arts ou de la culture populaire. [...] Charlie V. produit une peinture de sabotage. Un sabotage pro et contre-culturel qui agit sur le spectateur comme une série d’injonctions auxquelles il est difficile d’échapper… ✙
[...] Et je me suis retrouvé à demander à une machine « Fais moi une abstraction comme l’album Guts of a virgin de Painkiller ». Je lui dis que je ne veux pas de figuration et je lui donne le titre d’une musique. [...] C’était alors le bon moment pour faire de la peinture traditionnelle, de la peinture à l’huile. Je retranscris à l’huile ces productions numériques. Je les retravaille, je les redécoupe et ça génère des compositions non harmoniques et atonales… ✙
[...] Ce refus du plaisir pop, jugé trop commode ou évident, se matérialise dans son travail par l’emprunt d’un sillonnement parallèle, tortueux, bad, et atonal. Celui des notes qui ne formeront jamais de gammes, celui du DIY, de l’apprentissage en autodidacte, celui du débrouille side. À rebours des normes et de la facilité, le side de l’émancipation est emprunté par ceux, qui, comme Charlie, s’expriment dans le plaisir et la dissonance. [...]
Alors, parfois, l’adolescence est plus qu’une époque (à) dépasser, elle est une condition d’existence… ✙
[...] pour que la peinture se manifeste, il manipule des images de toutes sortes (BD, broderie dragon, titre d’album de Heavy Metal, motif abstrait...). [...] C’est dans la co-existence paradoxale de l’image et de la peinture que se crée la mise en trouble du regard. L’artiste connait ses classiques et s’attaque avec exigence à l’autonomie d’un art inscrit dans le réel. Derrière une apparente nonchalance, Charlie Verot élabore, toile après toile, une œuvre subtile qui s’amuse en toute liberté des codes et des références de l’histoire de la peinture de Paolo Uccello à Ad Reinhnardt… ✙
[...] je ne suis pas sûr qu’on puisse dire que les peintures de Charlie ont un sujet. Au départ, le sujet de ses tableaux c’était leur format, leur composition était comme une reverb : au fond, le noir peint sur le tableau ne faisait que rebondir dans une caisse de résonance, avec en guise de pédale de distorsion le masking tape. Puis je crois que ChV s’est rendu compte que le noir du tableau pouvait bien être n’importe quelle «image» ; un lapin débile, un dragon, une phrase culte ou inculte. Et que ce qui était intéressant était la réaction des gens. Leur aveuglement, la plupart du temps… ✙
Qu’il s’agisse d’une phrase empruntée à un dialogue BD de Charlie Brown et Snoopy (« My idols are dead and my ennemies are in power »), où le pessimisme le dispute à la rage, [...] il s’agit d’une peinture qui dit ce qu’elle fait [...]. Le motif du camouflage devient « glamour », [...] tandis qu’un lettrage allongé « Air Max », jouant de la littéralité de la marque de baskets rêvée des cités, remplit toute la toile d’air, précisément. La peinture cherche à séduire avec ses propres moyens, c’est une mise en acte de la pensée spécifique au regard.
Le tour est joué, mais sans fatalisme, Charlie Verot préférera, suivant le conseil de Duchamp (« Allez underground, ne laissez personne savoir que vous travaillez ») le trait d’esprit qui est celui des grands interprètes de musique, l’impression d’une facilité au moment de jouer…
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Les images de peintures qu’il élabore, le plus souvent dans des bichromies élémentaires, sont des instruments d’analyse du tableau lui-même autant qu’ils nous montrent comment y échapper. Charlie Verot pratique une sorte de formalisme ironique, une autoréflexivité sentimentale, qui ne manque selon moi ni de panache ni d’une certaine et belle naïveté… ✙
« Nie zawracaj mi gitary tam gdzie diabeł mówi dobranoc
(ne me retourne pas la guitare là où le diable dit bonne nuit) »
SABOTAGE Julien Sirjacq (Aka The Bells Angels)
Charlie V. est peintre, un peintre singulier
dans le paysage artistique français. Il
s’inscrit dans une pratique que l’on pourrait qualifier de post-punk, post-minimale,
post-conceptuelle, post-logo. Son travail se
love dans les chemins d’une peinture processuelle informée par les idées d’appropriation, de reproduction et plus largement de
remix. Cette peinture prend sa source dans
une observation acérée des objets culturels
contemporains et produit ce que l’on pourrait
nommer des boucles (loop), des distorsions et
des phénomènes de rétroaction (feedback) ;
le vocabulaire le plus approprié semble donc
être celui de la musique industrielle (pour
faire simple). Par ce biais, il construit un
espace pictural au sein duquel l’image, le
texte et le geste coexistent et concourent à
la production d’un signal.
Ce signal est électrique, synaptique, il se
joue de l’inconscient collectif et de références précises issues de différents champs
des arts ou de la culture populaire. Son
geste de peintre est traversé par ce signal
qui en retour produit une évidence tranchante
de l’instabilité et des variations constantes
de nos perceptions et de nos conditions.
Je n’ai jusque-là pas parlé de la radicalité
de ses partis pris plastiques. Il fonde son
esthétique sur une logique binaire, majoritairement noire et blanche, qui nécessairement dialogue avec la machine. C’est une
peinture réductionniste et explosive où la
citation lui permet d’appréhender le tableau
comme une chanson, un spectre, un double, un
logo ou encore une basket.
Charlie V. produit une peinture de sabotage.
Un sabotage pro et contre-culturel qui
agit sur le spectateur comme une série
d’injonctions auxquelles il est difficile
d’échapper.
STOP THE MUSIC AND GO HOME Guillaume Mansart
entretien avec Charlie Verot dans Optical Sound #9, 2024
Quand on lui parle de sa peinture, Charlie Verot parle de lapeinture, mais aussi de la musique et de la manière dont les concepts peuvent transfigurer les disciplines et réanimer pour le meilleur un médium qui n’en finit pas de mourir. Réalisé à Marseille, où il vit et travaille, cet entretien n’aborde pas les grands motifs de la composition ou des savoir-faire. Traversé par l’énergie d’une pratique picturale vivace et curieuse, il convoque plus volontiers le sampling, l’attitude punk et les gestes marquants de l’avant-garde. Mise au diapason.
Guillaume Mansart :Tu as choisi de manière (quasi) exclusive la peinture. Qu’est-ce qui a déterminé ce choix ? Pour toi, la peinture représente-t-elle encore aujourd’hui une forme « d’avant-garde » ?
Charlie Verot : Étudiant, je me nourrissais d’art conceptuel, et un jour, sans trop savoir pourquoi, je me suis dit « Je vais faire de la peinture ». J’étais surmené par le fait d’avoir trop de choses différentes dans lesquelles je me débrouillais assez bien et j’ai décidé plus ou moins inconsciemment de me lancer là où j’étais le moins doué. Je voulais expérimenter le fait de n’avoir qu’un médium et de dépasser ce moment où ça devient compliqué. J’ai choisi la peinture intuitivement et, sans doute dans un élan héroïque, je me suis dit « Ça a l’air cool d’être peintre ! ». Et puis, il y a toute une frange qui dit « Être artiste et être peintre, ce n’est pas la même chose ». J’aimais bien l’idée d’échapper à la notion d’artiste. Quand j’ai fait ce choix, ça m’a apaisé parce que c’était l’occasion pour moi de continuer à m’intéresser à tout, mais en ayant au moins un prisme. La quête c’était ça : me dissiper, mais avoir aussi un point de repère.
Choisir un médium précaire, c’est un peu raide comme choix, mais j’aimais l’économie de moyen qu’on peut avoir en peinture. Et l’avantage du tableau, c’est aussi qu’il est déjà prévu pour être accroché. C’est un objet pré-conçu pour être une œuvre. Ça règle des questions qui ne m’intéressent pas.
J’ai un passif de graphiste, j’ai une formation en publicité, en typographie, et j’ai appris à construire des images qui marchent. Une belle composition, c’est juste quelque chose de purement technique. Tous ces artifices m’ennuient profondément. Je me suis donc lancé dans la peinture sans être techniquement bon et en me disant que je n’allais pas faire ce qu’il fallait faire, c’est-à-dire de la composition.
GM :Et l’avant-garde ?
CV : L’avant-garde, c’est un mode de pensée lié à une forme de radicalité. J’ai vite compris que c’est d’abord le geste qui fait cette radicalité. L’abstraction a été à cet endroit. Au XXe siècle, elle allait explorer des zones non explorées ou peu admises, peu problématisées. Mais au moment où je commence la peinture vers 2013, ça n’est plus qu’un truc joli à mettre dans un salon. J’ai eu le sentiment d’avoir raté le coche...
Je me suis mis en mode jeu de rôle, je me suis dit que je pouvais partir en quête… L’avant-garde c’est une question de gestes conceptuels. Et choisir un médium tellement chargé d’histoire qu’il n’y a plus rien à inventer, ça m’a permis de me concentrer sur ces gestes.
GM :Au-delà des gestes qu’elle peut créer, tu l’as dit, la peinture est aussi un médium chargé. Et si ce choix résout certaines questions, il en amène aussi de nouvelles...
CV : Alors oui, ça, je m’en suis rendu compte après. Toute la charge est venue à postériori et il a fallu un peu travailler. Mais d’un point de vue intime et sensible, l’histoire de la peinture me fascine et je prends énormément de plaisir à l’étudier. Pendant un moment, j’ai décidé de remettre en question toute la période du XXe siècle qui s’avère être tout à fait totalitaire et facho avec son rapport à l’héroïsme. De cette période, je n’ai retenu que ceux qui ont arrêté d’y croire, je pense à Philip Guston. Ça n’a rien à voir directement, mais son geste me fascine. La manière dont Guston, qui faisait de l’abstraction, fait rupture en peignant des cartoons, c’est ça qui m’intéresse.
GM :Ta production se réfère à une iconographie qui va de l’image promotionnelle à la BD, en passant par la typographie ou le cartoon justement. À chaque fois pourtant, j’ai l’impression que ces signes et leur origine sont des sortes de pièges visuels, des fausses pistes. Quand je regarde ta peinture, j’ai l’impression qu’elle tente toujours de s’échapper en mettant en doute ce qu’on croit savoir d’elle. Est-ce cette capacité à échapper à l’interprétation des signes qui détermine le choix de tes images sources ? Peut-on dire que l’image n’est pas le sujet de tes tableaux, qu’elle n’est qu’un moyen pour faire advenir des questions de peinture ?
CV : Au départ, ma peinture était essentiellement abstraite, c’était une peinture assez radicale, quasi monochrome... Et ce que tu appelles figuration, quand c’est arrivé, pour moi, ça n’était pas de la figuration. À l’inverse, il n’y avait rien de plus figuratif que l’abstraction parce qu’elle répondait parfaitement aux codes qu’on avait de l’image. Par contre, toutes ces images que je voyais dans la rue, sur mon portable, étaient devenues totalement abstraites. Et j’ai commencé à les utiliser. J’avais fait un gag serio ludere, façon Renaissance, pour une expo chez des architectes. Ils s’attendaient à un truc un peu élégant, très structurel, parce qu’eux sont là-dedans. J’ai décidé de prendre le contre-pied. Je venais de lire L’Histoire de Lapin Tur de Niele Toroni et je leur ai proposé un monochrome un peu foireux, bizarre, et en parallèle un lapin peint avec la même matière, exactement. Les deux aux dimensions d’un lit Queen Size. Et je leur disais : « Mais en fait, c’est pareil. Il n’y a pas de soucis, c’est la même chose ! » C’est comme ça que j’ai commencé à peindre des signes qui ont un référent.
J’aime bien dire que l’image est un alibi. Ces images étaient des alibis pour me poser des questions de peinture, mais en jouant ironiquement et très sérieusement avec l’histoire. Parce que l’histoire est là quoi qu’il arrive, alors on ne peut qu’essayer de négocier avec.
Là où tu as raison, c’est que ce que l’on voit n’est pas forcément ce que c’est... Rien n’est plus abstrait qu’une image, c’est juste qu’on a un référent. Je les peignais comme des masses noires. Mais je mets toujours du métalangage un peu dissimulé pour ramener des infos supplémentaires. Par exemple, j’avais peint une photo de pub de basket : une Tn, une Requin. Je l’avais choisie parce qu’elle a exactement le même angle que le pied de Louis XIV dans le portrait peint par Hyacinthe Rigaud. Quand tu es gosse, tu bloques sur ses talons. La basket a exactement la même position et c’est un modèle qui révèle la structure de la semelle avec la bulle d’air en référence directe à l’architecture du Centre Pompidou. Qui plus est, le but du designer de cette chaussure était de reproduire un coucher de soleil à Miami. Une basket sur le motif donc. J’avais empilé toutes ces notions et c’était parfait pour faire un truc.
GM :Cette basket a aussi un effet peinture...
CV : Oui, en effet, c’est le modèle Spray Paint Black and White sur lequel était appliqué un effet numérique de peinture au spray. Je reprends ce modèle, je le renumérise et je décide de peindre un spray paint au pinceau. En plus, le nom du modèle correspond déjà plus ou moins à un cartel. Ce qu’il y avait d’intéressant aussi c’était ce rapport à l’icône. La Requin est une basket principalement adulée en France, et socialement c’est aussi un peu un objet qui te donne l’impression d’être bien habillé quand tu n’as pas trop de thunes, même s’il s’agit d’une contrefaçon. Et c’est un emblème de la contre-culture musicale underground. Il y a l’objet simple, la peinture, une image très simple traitée en noir et blanc, je déconstruis tous ces composants.
GM :Dès lors, la question du bon sujet de peinture se pose-t-elle vraiment ?
CV : La question du sujet du tableau est une question que j’ai très vite arrêté de me poser parce que je ne sais pas ce qu’est un bon sujet de peinture. Je n’en ai pas la moindre idée. Par contre, je sais à peu près à quel endroit je veux être. « L’atonalité » m’intéresse, il faut que ça sonne faux. J’aime cette notion parce que sa définition un peu bête et méchante est « l’émancipation de la dissonance ». C’est l’endroit où ça ne sonne pas très juste. C’est parfait ! Et j’y travaille, parfois de manière construite, parfois de manière plus intuitive.
Par exemple, un jour, j’ai peint de manière assez spontanée la tête d’un chien Carlin. J’étais en train de regarder sur Internet parce que je voulais m’en acheter un. J’en vois un qui a une bonne tête et je me dis : « Mince... Il ressemble à Ad Reinhardt ! » J’ai alors décidé de le peindre. Et en même temps, je me suis interrogé sur la notion de séduction en peinture. Le chien faisait la moue en mode « achète-moi, aime-moi », c’était parfait pour une peinture parce que c’est précisément ce que beaucoup de toiles tentent de faire. C’est de la parodie et en même temps ça fait un lien avec Ad Reinhardt, avec les How to Look... Ce sont des liens qui peuvent être très flous pour les autres, et mon travail c’est de structurer tout ça.
GM :Il y a dans ta production des liens assez directs à la musique : tes œuvres sonores, les références aux titres d’albums (des Cramps à Black Sabbath) ou à des samples... Mais il y a surtout un vocabulaire musical qui, du sampling à la distorsion, du rythme à l’atonalité, s’active dans ta peinture. Qu’est-ce que la musique te dit de ce que devrait être la peinture ?
CV : D’abord j’ai trouvé beaucoup de gestes dans la musique. Quand j’ai décidé de me mettre à la peinture, j’ai découvert parallèlement l’album Portsmouth Sinfonia Plays the Popular Classics de Gavin Bryars. Il donne à des musiciens compétents des instruments qu’ils ne connaissent pas, ou demande à des non-musiciens de jouer de la musique savante. Quand tu l’écoutes, tu te dis d’abord que ça sonne faux et que c’est foireux, mais plus tu l’écoutes et plus tu comprends que ça crée des formes et des matières hyper intéressantes. À partir de ce moment-là, je suis allé chercher dans la musique des gestes et des leviers. J’ai été fasciné par Fluxus et le travail de Tony Conrad par exemple. Il m’a aidé à faire le lien. Il joue du violon alors qu’il est nul, il ne sait même pas faire un vibrato. Même quand il réalise Inside the Dream Syndicate et qu’il invente la musique drone à New York, il le fait parce qu’il est nul au violon. Ça me fascine ! Tout comme ses Yellow Movies, dont il dit « tu mets une mauvaise peinture blanche et elle jaunit avec le temps et ça devient un film infini qui enregistre tout ». Ce sont des gestes que je trouvais sublimes parce qu’il n’y avait pas besoin de grand-chose. Fred Frith et Christian Marclay m’ont beaucoup intéressé également...
Quand j’ai fait le choix de la peinture, je me suis dit qu’il fallait que je devienne spécialiste du truc. C’est devenu mon domaine d’érudition. Mais petit à petit je me suis rendu compte qu’en connaître beaucoup sur un sujet, ça crée aussi des freins. Alors j’ai gardé la musique comme quelque chose de cathartique. Je joue beaucoup d’instruments en m’interdisant d’en apprendre trop, avec beaucoup plus de naïveté et de plaisir.
J'aime aussi convoquer la musique directement. J’ai réalisé par exemple une plaque sur laquelle est gravé le sample qui introduit le morceau « Revolution 909 » des Daft Punk. C’est le sample d’un policier qui crie dans un mégaphone « Stop the music and go home! ». Le sampling, c’est du collage. De manière très spontanée, j’ai fait graver une plaque de médecin que tu fixes sur la porte d’entrée. Il y avait un problème dans l’objet entre quelque chose qui est censé t’inviter à entrer et là qui te dit « Rentre chez toi ». En une phrase, ça résume assez bien l’histoire culturelle et politique du monde de la techno. Il y a ce rapport à la fois festif et oppressif, les violences policières appliquées aux fêtards... Beaucoup de choses sont racontées dans ce court sample. Et puis la phrase dit « Stop the music » mais en fait la musique commence. J’aime bien le côté « non mais oui ».
GM :Peut-on dire que tu travailles aussi l’attitude ?
CV : C’est la musique qui a en effet amené ce rapport à l’attitude. J’étais impressionné par la manière qu’ont certains musiciens de tordre ou de réemployer, de déstructurer des gestes et de se les réapproprier de manière plus flexible. J’ai toujours travaillé avec les notions de sampling : tu prélèves et tu reproposes. Savoir si quelque chose est nouveau ou pas, si c’est de la peinture sur le motif ou à partir d’une photo que tu as faite, c’est un peu la même chose pour moi. La phrase de Duchamp « Allez underground, ne laissez personne savoir que vous travaillez » est devenue mon leitmotiv.
Par exemple, le moment où Glenn Gould décide d’arrêter la scène pour se concentrer sur la musique en studio est un événement important pour moi. Il explique que son but est d’atteindre une forme de perfection qui n’arriva jamais en live. Alors il préfère se concentrer pour faire de multiples prises et les monter derrière. C’est quand même violent venant d’un interprète spécialiste de Bach. Ça, c’est une attitude qui m’intéresse. Je regarde ça et je me demande si je ne pourrais pas être un peintre qui lui aussi interprète. Ça serait quoi être interprète en peinture ?
GM :C’est à cette question que tu t’attaches dans ton Saint Georges et le dragon ?
CV : J’ai passé six mois à étudier la peinture d’Uccello et je suis tombé sur différentes interprétations du mythe. L’une d’elles, écrite par une femme, porte une analyse très différente de la scène. Le cavalier blanc qui vient sauver la princesse se transforme en représentation de l’oppression. La princesse veut qu’on lui foute la paix, le dragon devient le symbole des pulsions, de ses désirs, et le cavalier veut les réprimer. Cette lecture adopte un point de vue tout à fait différent, et j’ai voulu moi aussi travailler sur une possible interprétation. Mon tableau est composé d’un châssis en aluminium sur lequel j’ai posé une veste type bombers, sur laquelle est brodé un dragon.
Je me suis rattaché à un élément très simple : sur le tableau d’Uccello, les costumes sont peints à la mode de l’époque, une obligation du XVe siècle sûrement, alors que le mythe date du IVe siècle. J’ai traduit ça aujourd’hui : le châssis en alu, c’est le châssis contemporain, et pour la veste, c’est une veste The Kooples que j’ai achetée vulgairement dans un Printemps, j’ai fait ce collage de manière spontanée. Le bomber est un vêtement qui provient de l’armée et qui est devenu unisexe... Le dragon est brodé directement sur le vêtement et devient d’un coup l’armure
du chevalier qui n’est plus présent. Il y a des déplacements dans tous les sens... C’est du collage, du sampling, mais en rapport avec la peinture. Ici, c’est assez simple et efficace. J’ai essayé de le refaire avec d’autres mais évidemment ça ne marche pas.
GM :Quand tu opères ces gestes d’appropriation, d’interprétation, de reproduction, de déplacements,peut-on dire que tu abordes la peinture de manière iconoclaste ?
CV : Iconoclaste oui, mais dans le sens « détruire le mythe ». Pas mal d’artistes que je regarde défendent quelque chose comme « commencer par détruire pour mieux reconstruire ». Je pense à Steven Parrino par exemple. « La peinture est morte ? Eh bien, OK ! On va la peindre morte alors ! Zombie ! » Il y a toujours un rapport à l’émancipation. Si je ne devais garder qu’un mot par rapport à ma pratique, ça serait celui-là. On est ainsi obligé d’être iconoclaste, de brûler l’art, de brûler l’œuvre pour s’émanciper. Je ne le fais pas avec violence, c’est juste un besoin de réappropriation, de relecture, mais surtout c’est une volonté de proposer quelque chose à lire.
Dans l’attitude, je pense aussi à cette œuvre de Cornelis Norbertus Gijsbrechts, Le tableau retourné, une peinture sur laquelle le dos d’un tableau est peint à la perfection. C’est une œuvre qui date du XVIIe siècle, c’est un geste fort. Je le considère comme une matière. Des peintres ont des couleurs, moi j’ai ça. J’ai aussi la Pictures Generation, dans le rapport à l’image, à sa traduction « post-pop ». Ils reprennent le spectaculaire de la culture populaire, de la publicité, ils décident d’utiliser les armes du capitalisme mais pour proposer autre chose. Je pense à Jack Goldstein et à ses gestes iconoclastes avec Hollywood. Lui, je crois que c’est mon préféré avec son Jump, son Shane, ses spectacles de la nature, ses spectacles de la technologie ou encore son Under Water Sea Fantasy.
GM :Pour revenir à la musique, n’a-t-elle pas également en commun avec la peinture d’être l’un des derniers territoires du romantisme ? N’y a-t-il pas un paradoxe entre la revendication conceptuelle et la mise en avant du sensible dans certaines de tes peintures ?
CV : Ce lien n’a jamais été problématique pour moi. Thomas Lawson écrit bien, à propos de la Pictures Generation1, qu’« il est possible de faire de l’art qui s’adresse à l’affect et aux sentiments sans perdre pour autant le sens de l’ironie et du détachement ». Steven Parrino est aussi l’emblème de ça, il est très proche d’une dimension conceptuelle de la peinture et, en même temps, il n’y a pas plus romantique que lui. Dans ses peintures zombies il y a ce truc-là. Il finira même par écrire « My relation between Rock and visual art: I will bleed for you2». Dans un texte sur les Melvins, le critique Diedrich Diederichsen écrit que le punk est lié au concept. Et être dans le conceptuel, jusqu’au-boutiste, manipuler les idées, ça ne veut pas dire ne pas travailler les émotions ou la sensibilité. Les deux vont à l’extrême. Mais je n’ai pas l’impression d’avoir inventé quoi que ce soit en faisant ça. Dans le punk, il y a un côté très romantique.
GM :Si la question de la représentation de « signes pièges » me semblait essentielle dans ton travail, tes peintures plus récentes remettent à plat cette lecture en donnant à voir des abstractions. Peux-tu me parler de la série sur laquelle tu travailles actuellement ?
CV : C’est une série tout à fait différente. Je ne sais pas pourquoi, j’étais passé à côté de John Zorn. Cet été, un ami m’en a parlé, j’ai écouté et j’ai tout de suite fait le lien. Je suis tombé fou de son groupe, Painkiller. C’est la première fois que j’écoutais avec plaisir du grindcore. Il y a du free jazz, de l’improvisation, du bruitisme, de la dub et du grind, le son est vraiment une matière. J’ai passé l’été à écouter ça. J’étais obsédé. En parallèle, dans ma pratique de peinture, je me suis dit que c’était peut-être le moment de me lancer un vrai défi de peintre,c’est-à-dire de me poser des questions de compositions, de revenir sur la couleur...
J'ai alors creusé au sujet de Zorn, et dans Painkiller on retrouve des quasi-samples d’éléments extérieurs qu’il a repris. J’ai commencé à réfléchir sur l’action de prélever et de réinterpréter. Je me suis demandé s’il n’y avait pas une entrée pour la peinture à partir de cette musique. En parallèle, j’ai commencé à survoler le musicalisme, un courant pictural du début du XXe siècle qui s’attachait à composer avec la matière peinture, comme un morceau en musique est composé avec la matière son. Henry Valensi a mis en place des systèmes très précis pour peindre des symphonies. Je me suis demandé comment m’approcher de ça. J’avais très peu d’intérêt pour l’intelligence artificielle, mais en m’y penchant, je me suis aperçu que les reproches qu’on fait à l’IA sont les mêmes qu’on faisait au sampleur dans les années 1980. Le rapport au droit d’auteur, le vide juridique autour de ça, le fait d’aller prélever, copier, la question de savoir qui crée quoi... Si tu prends une IA pour générer des images, c’est du sampling mais à une échelle astronomique. C’était là ma piste pour un néo-musicalisme, voire même un néo-romantisme. J’ai alors commencé à transformer l’album Guts of a Virgin, dont le titre faisait lien avec l’histoire de la peinture et avec la badpainting. Et je me suis retrouvé à demander à une machine « Fais-moi une abstraction comme l’album Guts of a Virgin de Painkiller ». Je lui dis que je ne veux pas de figuration et je lui donne le titre d’une musique. Pour pousser le défi de peintre, il fallait que je fasse des choix plastiques, alors j’ai choisi trois couleurs : le noir, le blanc et le violet, qui m’évoquaient le grindcore. Et comme dans le groupe il y a un musicien de Nalpalm Death, dont le logo est parfois accompagné d’un squelette, je lui ai dit « Ajoute-moi un squelette ». Je crée de la composition par le langage et avec des éléments qui sortent du champ visuel... C’était alors le bon moment pour faire de la peinture traditionnelle, de la peinture à l’huile. Je retranscris à l’huile ces productions numériques. Je les retravaille, je les redécoupe et ça génère des compositions non harmoniques et atonales. Avec cette série, j’essaye de glisser du sampling à l’IA puis à une forme traditionnelle de peinture. La boucle est bouclée, je me mets enfin à la peinture à l’huile. « Nie zawracaj mi gitary tam gdzie diabeł mówi dobranoc (ne me retourne pas la guitare là où le diable dit bonne nuit)3»
1. Thomas Lawson, « The Uses of Representation: Making Some Distinctions », Flash Art, nº88-89, mars-avril 1979.
2. Steven Parrino, « Rock and Roll is America! Asshole! », The No Texts (1979-2003), Jersey City, Abaton Book Company ; Genève, JRP|Ringier, 2003.
3. « Ne me retourne pas la guitare, là où le diable dit bonne nuit », collage de deux expressions polonaises signifiant« Arrête de m’embêter / Perdu au milieu de nulle part ».
ADOLESCENT JOKE Mathilda Portoghese
Now you can intellectually contemplate or masturbate about the felicity of the socalled “atonal”, but the important question here is : What is the effect ? What is it actually doing to me ? – Lydia Tár
Parfois, on regrette ce que l’on n’a pas (vraiment) connu, comme l’innocence de l’adolescence.
Liebeslied (chanson d’amour) ou Liebesleid (chagrin d’amour). Il n’y a qu’une lettre qui sépare un destin d’un autre, la félicité de la torpeur. Quand j’écoute cette valse adaptée au piano par Rachmaninoff, une rêverie chaude et tristoune, je me laisse envelopper de sa noble et viennoise mélancolie, et, débride par le chic de la situation, ma tristesse sans en rougir. Un peu comme une fourrure achetée pour braver l’hiver polonais, un peu comme ces luckies qui puent et qui ponctuent les fins de phrases de ronds de mains. À mes yeux, Charlie Verot incarne le cliché le plus sincère du peintre romantique, ou plutôt sa déclinaison contemporaine ; celle du jeune artiste bousculé hors des grandes villes trop onéreuses, et venu vivre en la cité phocéenne, de sa passion et d’eau fraîche anisée. Cette vision vous paraît fantasmée ? Pourtant, elle est ce qu’elle est, sans mentir ni embellir, un peu magnifique, un peu miteuse, essentialisant son existence en l’espace intérieur de sa peinture et de sa musique.
Let’s have a party, bande originale de son quotidien d’atelier, n’invite pas plus à la fête, que les courts extraits qui composent ce collage sonore, ne peuvent nous faire danser (à l’exception de Boney le squelette, pas mort d’ennui). Leurs précocités toutes masculines, en boucle, nous refusent plaisir et résolution, autant qu’elles nous tiennent curieuses et en haleine. Charlie s’inscrit dans un refus de la séduction, de l’attraction et du dénouement. Une résistance en lettres majuscules, grasses, formalisées au scotch sur la toile, qui est en réalité un NON qui dit oui, synonyme inattendu d’un « Je t’aime », d’une Liebeslied adressée à la peinture. À la fraîche et à l’huile, Charlie profite de son amour de jeunesse, un noir naïf et humide, dont il vient, en mouvements improvisés, dégrader les qualités.
On pourrait s’arrêter à sa peinture comme on se saisirait d’un T-shirt à message, pourtant rien dans son travail ne laisse place à la facilité, il aurait trop peur que cela ne rime avec superficialité. Ce refus du plaisir pop, jugé trop commode ou évident, se matérialise dans son travail par l’emprunt d’un sillonnement parallèle, tortueux, bad, et atonal. Celui des notes qui ne formeront jamais de gammes, celui du DIY, de l’apprentissage en autodidacte, celui du débrouille side. À rebours des normes et de la facilité, le side de l’émancipation est emprunté par ceux, qui, comme Charlie, s’expriment dans le plaisir et la dissonance. Alors, parfois, l’adolescence est plus qu’une époque (à) dépasser, elle est une condition d’existence.
PEINTRE Guillaume Mansart pour Documents d'artistes PACA, 2020
Charlie Verot est peintre, il réalise (notamment) des tableaux. Derrière la tautologie de cet énoncé il faut entendre que l'artiste s'attache à créer des objets d'art avec un format (celui de son lit Queen Size), une épaisseur, un type de toile, de châssis, de peinture... bref une matérialité. Et pour que la peinture se manifeste, il manipule des images de toutes sortes (BD, broderie dragon, titre d'album de Heavy Metal, motif abstrait...). C'est ainsi qu'une phrase tirée d'un strip de Snoopy peut apparaître et composer le tableau : « My idols are dead and my enemies are in power ». C'est dans la co-existence paradoxale de l'image et de la peinture que se crée la mise en trouble du regard. L'artiste connait ses classiques et s'attaque avec exigence à l'autonomie d’un art inscrit dans le réel. Derrière une apparente nonchalance, Charlie Verot élabore, toile après toile, une œuvre subtile qui s'amuse en toute liberté des codes et des références de l'histoire de la peinture de Paolo Uccello à Ad Reinhnardt.
MASTER OF REALITY Hugo Pernet
Je voulais écrire ce texte sur mon téléphone au bord de la piscine en sirotant un spritz, en tout cas c’est l’image que je m’étais faite du début de ce texte pour Charlie, imaginant que la situation lui plairait. Mais depuis ce matin il pleut et j’ai le cafard. Pas la peine de faire le malin, de chercher à avoir l’air cool. La plupart des communiqués de presse à ambition « littéraire » sont voués à l’échec. Ils sont presque toujours aussi ennuyeux que ceux qui ont l’air d’avoir été écrits par un générateur automatique de communiqué de presse, et toujours plus prétentieux. À un moment il faut arrêter de tourner autour du pot et parler du travail de l’artiste.
Et c’est là que la difficulté commence. Je suis à demi allongé dans un canapé et la fille de mon meilleur ami regarde des dessins animés juste à côté de moi. Si j’écrivais comme Charlie Verot peint, ces informations me fourniraient d’un seul coup le format de mon tableau et son sujet. Car Charlie peint chez lui, et le format de ses tableaux est celui de son lit : Queen Size. Ça aurait pu être celui de sa baignoire ou de sa table de cuisine. Mais non. C’est bien celui de son lit. C’est une décision comme une autre. On peut toujours faire des métaphores ; sur le sommeil ou sur le sexe, sur les draps et la toile, l’horizontale et la verticale... Ça ne nous donnera pas le poème.
Un tableau a un format. Les peintres qui ignorent ça n’ont pas vraiment commencé à peindre. Mais je ne suis pas sûr qu’on puisse dire que les peintures de Charlie ont un sujet. Au départ, le sujet de ses tableaux c’était leur format, leur composition était comme une reverb : au fond, le noir peint sur le tableau ne faisait que rebondir dans une caisse de résonance, avec en guise de pédale de distorsion le masking tape (ill. 9). Puis je crois que ChV s’est rendu compte que le noir du tableau pouvait bien être n’importe quelle «image» ; un lapin débile, un dragon, une phrase culte ou inculte. Et que ce qui était intéressant était la réaction des gens. Leur aveuglement, la plupart du temps. Les deux tiers des personnes qui se retrouvent devant une peinture de lapin pensent que le sujet de la peinture est le lapin. Ou que le sujet est la phrase, et que le peintre pense la phrase qui est écrite sur le tableau. Bref, le tableau continue de se lire comme une image au premier degré. Que cette image puisse être une fake news imaginée par l’artiste ne leur vient même pas à l’esprit. Mais justement, cet aveuglement généralisé devant le tableau est un sujet passionnant pour un peintre. Parce qu’un tableau c’est un objet réel qu’on a devant soi.
L’artiste a peint le tableau, il a fait de la peinture. Faire c’est faire. On sait tout ça. Mais on oublie tout quand on voit une image. Parce que l’image est plus puissante que le tableau. L’image c’est le dragon de la peinture. Mais ça ne sert à rien de le tuer, parce que la peinture sans dragon c’est juste une grotte vide. Dans le monde de l’art, on entend encore parler de peinture radicale à propos de tel ou tel type de tableaux. Ce qui est radical c’est de faire ce qu’on fait, rien de plus. Alors peut-être que de cette manière, on peut devenir un maître de la réalité.
GUN PAINTING Pedro Morais
De peu nous servira une formation soignée en histoire de l’art et la plus grande des éruditions, rien ne nous prépare à la rencontre avec un artiste. A chaque fois qu’il m’est donné d’avoir un rendez-vous pour échanger sur leur travail, ce n’est pas seulement une rencontre, ni un échange d’ailleurs – c’est un bouleversement intime. Ce moment d’instabilité n’est pas uniquement dû à la confrontation entre l’observation d’une oeuvre et la quête de sens, mais surtout à faire l’expérience qu’un travail est indissociable d’une vie. Il devient alors pratiquement inutile d’essayer d’observer d’éventuelles constantes qui relient des oeuvres pour dessiner une démarche, ou de chercher à identifier avec un peu de recul les motivations esthétiques et éthiques qui animent ces choix, l’art surgit alors dans son plus simple appareil : un espace rare pour redéfinir les règles du langage, les codes visuels qui nous entourent, ce qui fait communauté de sens, mais aussi des tentatives de donner forme à des inquiétudes personnelles, des doutes, des fragilités, des joies.
Dans le cas des artistes qui se définissent comme peintres – et ce choix prend parfois la forme d’un coming out – la rencontre est devenue pour moi un rite d’un genre particulier. Il ne s’agit aucunement de sombrer dans la mythologie de l’atelier, de vouloir percer les mystères de l’inspiration ou de croire dans un accès privilégié à la cuisine de fabrication du génie, mais plutôt d’aller vers un besoin de parole qui transforme souvent ma perception de leur oeuvre. En ce début de XXIème siècle, malgré sa popularité jamais démentie, la peinture est le médium qui a le plus besoin de temps et d’un espace spécifique pour être discuté. Faire le choix de la peinture, c’est faire le choix d’une restriction de moyens dans un monde d’options illimitées, et cette contrainte lui a permis d’être ultra-réflexive, de douter encore plus et mieux de sa place, de sa nécessité, de ses moyens. Toutes les lectures à ce sujet ne valent pas une minute d’échange avec l’artiste lui-même. Il y a une connaissance et une intuition spécifique qui se développent dans le regard et la pratique des peintres. Malgré une place dominante dans l’histoire de l’art, la peinture reste toujours dans l’espace du doute.
Quand j’ai rencontré pour la première fois Charlie Verot, il portait un blouson noir scintillant, avec un dragon brodé au fil blanc sur le dos, lui donnant une allure élégante et enjouée. Devenu une armature fétiche, ayant même intégré l’une de ses oeuvres, il y voit des échos d’une citation de Agnes Martin sur la puissance irrationnelle du Dragon et du tableau « Saint Georges et le Dragon » de Paolo Uccello, reconnaissant cette façon inépuisable qu’a la peinture de voyager et de se disséminer à travers une infinité de supports de la culture visuelle. Cela avait été d’ailleurs l’objet d’un des derniers débats importants de la peinture abstraite, porté par Bob Nickas ou Vincent Pécoil : après que la peinture a contaminé et transformé les codes visuels des produits dérivés du monde, il y aurait comme un effet retour, où les applications de l’abstraction dans le design, les décors télé ou les logos d’entreprises, viendraient à leur tour intégrer la peinture dans une chaine inattendue de significations, achevant le principe moderniste de son autonomie.
Chez Charlie Verot, cette contamination peut rappeler le débat des avant-gardes autour de la synesthésie des arts, mais plutôt que Kandinsky il faudrait chercher du côté du musicien Gavin Bryars. L’orchestre fondé par ce dernier avec ses étudiants en 1970 à l’école d’art anglaise de Portsmouth avait entrepris une démolition du principe de compétence technique, invitant des non musiciens ou interchangeant les instruments de ses membres. Pour la performance « The Abstract Painting Player », Charlie Verot construira une peinture-guitare dont les bandes minimales deviennent le repère pour les intervalles musicaux d’un instrument à corde. Il s’agit pour lui moins de la question de l’abstraction que d’envisager les possibilités d’une émancipation par dissonance et distorsion. Dans un contexte occidental où règne le système tonal, la partition incarne un rôle répressif, celui qu’encadre la société, conditionnant la place des chants oraux et du corps. Il ne sera donc pas étonnant qu’il évoque la musique techno dans un de ses titres, au moment où il peignait des zigzags dictés par la contrainte des formats des panneaux : un même motif devenait un module « sonore » pouvant être agencé au mur dans une multitude de variations jusqu’à générer un rythme continu, bruyant et rythmé visuellement. Ces gestes évoquent la peinture, mais il s’agit d’éprouver littéralement leur élasticité. Son intérêt pour la répétition est plus proche ici de celui de la boucle sonore, avec des séries rendant impossible l’identification d’un début ou d’une fin, fonctionnant de manière cumulative, se rapprochant de la musique aléatoire et induisant une dimension auto-destructive. De la même manière, mettant en avant le principe de la reprise pour expérimenter la déformation et introduire un désordre, il jouera une polka qui sera ensuite mise au ralenti, ou demandera à une pianiste de rejouer un morceau de Black Sabath (« Children of The Grave ») sous forme de valse.
« Ce qui m’intéresse avec le geste de peindre dans la dissonance c’est qu’il donne accès à tout », dira t-il. Cela le mènera dans un premier temps à chercher des systèmes annexes à la peinture, lui permettant de ne pas en faire, jusqu’à élargir ses ressources picturales par des typographies graphiques de couvertures d’albums, ou par les codes de la caricature et de la bande dessinée. Parfois, à la place des cartels, il place des vignettes de bande-dessinée, à l’image d’un extrait des « Trésors de Picsou », qui selon lui pourrait résumer l’histoire de la peinture moderne : Donald, échoué sur une île déserte avec du matériel pour peindre, finit par jeter les pinceaux à la mer après avoir peint plusieurs fois le seul et même palmier disponible comme motif. Le réel ne suffit pas à la peinture, pourrait-on dire, il n’est qu’un point de départ ou d’enferment, à l’image de l’île.
C’est ainsi, qu’après avoir travaillé des aplats et des bandes à travers des gestes se superposant en négatif, jouant des contraintes, du masquage et de l’aléatoire, ou s’essayant manuellement à la reproduction mécanique (en modules qu’il appellera samples), ses dernières toiles accordent une dimension plus importante au langage et à la représentation. Qu’il s’agisse d’une phrase empruntée à un dialogue BD de Charlie Brown et Snoopy (« My idols are dead and my ennemies are in power »), où le pessimisme le dispute à la rage, ou l’image d’un pistolet à peinture en guise d’arme, il s’agit d’une peinture qui dit ce qu’elle fait et où tout est visible, refusant les arrière-mondes, le sens « caché » et les mythes de l’intériorité. Le motif du camouflage devient « glamour », les toiles n’hésitent pas à vouloir nous séduire avec la moue d’un chien Carlin, tandis qu’un lettrage allongé « Air Max », jouant de la littéralité de la marque de baskets rêvée des cités, remplit toute la toile d’air, précisément. La peinture cherche à séduire avec ses propres moyens, c’est une mise en acte de la pensée spécifique au regard. Pourtant, à en croire l’une de ses dernières toiles, « Masters of Reality », du titre emprunté à l’album des Black Sabath, elle constitue un monde en elle-même, se reposant les mêmes problèmes sans solution.
Le tour est joué, mais sans fatalisme, Charlie Verot préférera, suivant le conseil de Duchamp (« Allez underground, ne laissez personne savoir que vous travaillez ») le trait d’esprit qui est celui des grands interprètes de musique, l’impression d’une facilité au moment de jouer.
SENTIMENTAL Nicolas Chardon
Charlie Verot est un peintre qui « travaille » ses tableaux comme les musiciens Fluxus jouaient du piano préparé. Les images de peintures qu’il élabore, le plus souvent dans des bichromies élémentaires, sont des instruments d’analyse du tableau lui-même autant qu’ils nous montrent comment y échapper. Charlie Verot pratique une sorte de formalisme ironique, une autoréflexivité sentimentale, qui ne manque selon moi ni de panache ni d’une certaine et belle naïveté.