Charlie VEROT 

STOP THE MUSIC AND GO HOME
Guillaume Mansart
entretien avec Charlie Verot dans Optical Sound #9, 2024


Quand on lui parle de sa peinture, Charlie Verot parle de lapeinture, mais aussi de la musique et de la manière dont les concepts peuvent transfigurer les disciplines et réanimer pour le meilleur un médium qui n’en finit pas de mourir. Réalisé à Marseille, où il vit et travaille, cet entretien n’aborde pas les grands motifs de la composition ou des savoir-faire. Traversé par l’énergie d’une pratique picturale vivace et curieuse, il convoque plus volontiers le sampling, l’attitude punk et les gestes marquants de l’avant-garde. Mise au diapason.

Guillaume Mansart : Tu as choisi de manière (quasi) exclusive la peinture. Qu’est-ce qui a déterminé ce choix ? Pour toi, la peinture représente-t-elle encore aujourd’hui une forme « d’avant-garde » ?

Charlie Verot : Étudiant, je me nourrissais d’art conceptuel, et un jour, sans trop savoir pourquoi, je me suis dit « Je vais faire de la peinture ». J’étais surmené par le fait d’avoir trop de choses différentes dans lesquelles je me débrouillais assez bien et j’ai décidé plus ou moins inconsciemment de me lancer là où j’étais le moins doué. Je voulais expérimenter le fait de n’avoir qu’un médium et de dépasser ce moment où ça devient compliqué. J’ai choisi la peinture intuitivement et, sans doute dans un élan héroïque, je me suis dit « Ça a l’air cool d’être peintre ! ». Et puis, il y a toute une frange qui dit « Être artiste et être peintre, ce n’est pas la même chose ». J’aimais bien l’idée d’échapper à la notion d’artiste. Quand j’ai fait ce choix, ça m’a apaisé parce que c’était l’occasion pour moi de continuer à m’intéresser à tout, mais en ayant au moins un prisme. La quête c’était ça : me dissiper, mais avoir aussi un point de repère.
Choisir un médium précaire, c’est un peu raide comme choix, mais j’aimais l’économie de moyen qu’on peut avoir en peinture. Et l’avantage du tableau, c’est aussi qu’il est déjà prévu pour être accroché. C’est un objet pré-conçu pour être une œuvre. Ça règle des questions qui ne m’intéressent pas.
J’ai un passif de graphiste, j’ai une formation en publicité, en typographie, et j’ai appris à construire des images qui marchent. Une belle composition, c’est juste quelque chose de purement technique. Tous ces artifices m’ennuient profondément. Je me suis donc lancé dans la peinture sans être techniquement bon et en me disant que je n’allais pas faire ce qu’il fallait faire, c’est-à-dire de la composition.

GM : Et l’avant-garde ?

CV : L’avant-garde, c’est un mode de pensée lié à une forme de radicalité. J’ai vite compris que c’est d’abord le geste qui fait cette radicalité. L’abstraction a été à cet endroit. Au XXe siècle, elle allait explorer des zones non explorées ou peu admises, peu problématisées. Mais au moment où je commence la peinture vers 2013, ça n’est plus qu’un truc joli à mettre dans un salon. J’ai eu le sentiment d’avoir raté le coche...
Je me suis mis en mode jeu de rôle, je me suis dit que je pouvais partir en quête… L’avant-garde c’est une question de gestes conceptuels. Et choisir un médium tellement chargé d’histoire qu’il n’y a plus rien à inventer, ça m’a permis de me concentrer sur ces gestes.

GM : Au-delà des gestes qu’elle peut créer, tu l’as dit, la peinture est aussi un médium chargé. Et si ce choix résout certaines questions, il en amène aussi de nouvelles...

CV : Alors oui, ça, je m’en suis rendu compte après. Toute la charge est venue à postériori et il a fallu un peu travailler. Mais d’un point de vue intime et sensible, l’histoire de la peinture me fascine et je prends énormément de plaisir à l’étudier. Pendant un moment, j’ai décidé de remettre en question toute la période du XXe siècle qui s’avère être tout à fait totalitaire et facho avec son rapport à l’héroïsme. De cette période, je n’ai retenu que ceux qui ont arrêté d’y croire, je pense à Philip Guston. Ça n’a rien à voir directement, mais son geste me fascine. La manière dont Guston, qui faisait de l’abstraction, fait rupture en peignant des cartoons, c’est ça qui m’intéresse. 

GM : Ta production se réfère à une iconographie qui va de l’image promotionnelle à la BD, en passant par la typographie ou le cartoon justement. À chaque fois pourtant, j’ai l’impression que ces signes et leur origine sont des sortes de pièges visuels, des fausses pistes. Quand je regarde ta peinture, j’ai l’impression qu’elle tente toujours de s’échapper en mettant en doute ce qu’on croit savoir d’elle. Est-ce cette capacité à échapper à l’interprétation des signes qui détermine le choix de tes images sources ? Peut-on dire que l’image n’est pas le sujet de tes tableaux, qu’elle n’est qu’un moyen pour faire advenir des questions de peinture ? 

CV : Au départ, ma peinture était essentiellement abstraite, c’était une peinture assez radicale, quasi monochrome... Et ce que tu appelles figuration, quand c’est arrivé, pour moi, ça n’était pas de la figuration. À l’inverse, il n’y avait rien de plus figuratif que l’abstraction parce qu’elle répondait parfaitement aux codes qu’on avait de l’image. Par contre, toutes ces images que je voyais dans la rue, sur mon portable, étaient devenues totalement abstraites. Et j’ai commencé à les utiliser. J’avais fait un gag serio ludere, façon Renaissance, pour une expo chez des architectes. Ils s’attendaient à un truc un peu élégant, très structurel, parce qu’eux sont là-dedans. J’ai décidé de prendre le contre-pied. Je venais de lire L’Histoire de Lapin Tur de Niele Toroni et je leur ai proposé un monochrome un peu foireux, bizarre, et en parallèle un lapin peint avec la même matière, exactement. Les deux aux dimensions d’un lit Queen Size. Et je leur disais : « Mais en fait, c’est pareil. Il n’y a pas de soucis, c’est la même chose ! » C’est comme ça que j’ai commencé à peindre des signes qui ont un référent.
J’aime bien dire que l’image est un alibi. Ces images étaient des alibis pour me poser des questions de peinture, mais en jouant ironiquement et très sérieusement avec l’histoire. Parce que l’histoire est là quoi qu’il arrive, alors on ne peut qu’essayer de négocier avec.
Là où tu as raison, c’est que ce que l’on voit n’est pas forcément ce que c’est... Rien n’est plus abstrait qu’une image, c’est juste qu’on a un référent. Je les peignais comme des masses noires. Mais je mets toujours du métalangage un peu dissimulé pour ramener des infos supplémentaires. Par exemple, j’avais peint une photo de pub de basket : une Tn, une Requin. Je l’avais choisie parce qu’elle a exactement le même angle que le pied de Louis XIV dans le portrait peint par Hyacinthe Rigaud. Quand tu es gosse, tu bloques sur ses talons. La basket a exactement la même position et c’est un modèle qui révèle la structure de la semelle avec la bulle d’air en référence directe à l’architecture du Centre Pompidou. Qui plus est, le but du designer de cette chaussure était de reproduire un coucher de soleil à Miami. Une basket sur le motif donc. J’avais empilé toutes ces notions et c’était parfait pour faire un truc.

GM : Cette basket a aussi un effet peinture...

CV : Oui, en effet, c’est le modèle Spray Paint Black and White sur lequel était appliqué un effet numérique de peinture au spray. Je reprends ce modèle, je le renumérise et je décide de peindre un spray paint au pinceau. En plus, le nom du modèle correspond déjà plus ou moins à un cartel. Ce qu’il y avait d’intéressant aussi c’était ce rapport à l’icône. La Requin est une basket principalement adulée en France, et socialement c’est aussi un peu un objet qui te donne l’impression d’être bien habillé quand tu n’as pas trop de thunes, même s’il s’agit d’une contrefaçon. Et c’est un emblème de la contre-culture musicale underground. Il y a l’objet simple, la peinture, une image très simple traitée en noir et blanc, je déconstruis tous ces composants.

GM : Dès lors, la question du bon sujet de peinture se pose-t-elle vraiment ?

CV : La question du sujet du tableau est une question que j’ai très vite arrêté de me poser parce que je ne sais pas ce qu’est un bon sujet de peinture. Je n’en ai pas la moindre idée. Par contre, je sais à peu près à quel endroit je veux être. « L’atonalité » m’intéresse, il faut que ça sonne faux. J’aime cette notion parce que sa définition un peu bête et méchante est « l’émancipation de la dissonance ». C’est l’endroit où ça ne sonne pas très juste. C’est parfait ! Et j’y travaille, parfois de manière construite, parfois de manière plus intuitive.
Par exemple, un jour, j’ai peint de manière assez spontanée la tête d’un chien Carlin. J’étais en train de regarder sur Internet parce que je voulais m’en acheter un. J’en vois un qui a une bonne tête et je me dis : « Mince... Il ressemble à Ad Reinhardt ! » J’ai alors décidé de le peindre. Et en même temps, je me suis interrogé sur la notion de séduction en peinture. Le chien faisait la moue en mode « achète-moi, aime-moi », c’était parfait pour une peinture parce que c’est précisément ce que beaucoup de toiles tentent de faire. C’est de la parodie et en même temps ça fait un lien avec Ad Reinhardt, avec les How to Look... Ce sont des liens qui peuvent être très flous pour les autres, et mon travail c’est de structurer tout ça.

GM : Il y a dans ta production des liens assez directs à la musique : tes œuvres sonores, les références aux titres d’albums (des Cramps à Black Sabbath) ou à des samples... Mais il y a surtout un vocabulaire musical qui, du sampling à la distorsion, du rythme à l’atonalité, s’active dans ta peinture. Qu’est-ce que la musique te dit de ce que devrait être la peinture ? 

CV : D’abord j’ai trouvé beaucoup de gestes dans la musique. Quand j’ai décidé de me mettre à la peinture, j’ai découvert parallèlement l’album Portsmouth Sinfonia Plays the Popular Classics de Gavin Bryars. Il donne à des musiciens compétents des instruments qu’ils ne connaissent pas, ou demande à des non-musiciens de jouer de la musique savante. Quand tu l’écoutes, tu te dis d’abord que ça sonne faux et que c’est foireux, mais plus tu l’écoutes et plus tu comprends que ça crée des formes et des matières hyper intéressantes. À partir de ce moment-là, je suis allé chercher dans la musique des gestes et des leviers. J’ai été fasciné par Fluxus et le travail de Tony Conrad par exemple. Il m’a aidé à faire le lien. Il joue du violon alors qu’il est nul, il ne sait même pas faire un vibrato. Même quand il réalise Inside the Dream Syndicate et qu’il invente la musique drone à New York, il le fait parce qu’il est nul au violon. Ça me fascine ! Tout comme ses Yellow Movies, dont il dit « tu mets une mauvaise peinture blanche et elle jaunit avec le temps et ça devient un film infini qui enregistre tout ». Ce sont des gestes que je trouvais sublimes parce qu’il n’y avait pas besoin de grand-chose. Fred Frith et Christian Marclay m’ont beaucoup intéressé également...
Quand j’ai fait le choix de la peinture, je me suis dit qu’il fallait que je devienne spécialiste du truc. C’est devenu mon domaine d’érudition. Mais petit à petit je me suis rendu compte qu’en connaître beaucoup sur un sujet, ça crée aussi des freins. Alors j’ai gardé la musique comme quelque chose de cathartique. Je joue beaucoup d’instruments en m’interdisant d’en apprendre trop, avec beaucoup plus de naïveté et de plaisir. 
J'aime aussi convoquer la musique directement. J’ai réalisé par exemple une plaque sur laquelle est gravé le sample qui introduit le morceau « Revolution 909 » des Daft Punk. C’est le sample d’un policier qui crie dans un mégaphone « Stop the music and go home! ». Le sampling, c’est du collage. De manière très spontanée, j’ai fait graver une plaque de médecin que tu fixes sur la porte d’entrée. Il y avait un problème dans l’objet entre quelque chose qui est censé t’inviter à entrer et là qui te dit « Rentre chez toi ». En une phrase, ça résume assez bien l’histoire culturelle et politique du monde de la techno. Il y a ce rapport à la fois festif et oppressif, les violences policières appliquées aux fêtards... Beaucoup de choses sont racontées dans ce court sample. Et puis la phrase dit « Stop the music » mais en fait la musique commence. J’aime bien le côté « non mais oui ».

GM : Peut-on dire que tu travailles aussi l’attitude ?

CV : C’est la musique qui a en effet amené ce rapport à l’attitude. J’étais impressionné par la manière qu’ont certains musiciens de tordre ou de réemployer, de déstructurer des gestes et de se les réapproprier de manière plus flexible. J’ai toujours travaillé avec les notions de sampling : tu prélèves et tu reproposes. Savoir si quelque chose est nouveau ou pas, si c’est de la peinture sur le motif ou à partir d’une photo que tu as faite, c’est un peu la même chose pour moi. La phrase de Duchamp « Allez underground, ne laissez personne savoir que vous travaillez » est devenue mon leitmotiv. 
Par exemple, le moment où Glenn Gould décide d’arrêter la scène pour se concentrer sur la musique en studio est un événement important pour moi. Il explique que son but est d’atteindre une forme de perfection qui n’arriva jamais en live. Alors il préfère se concentrer pour faire de multiples prises et les monter derrière. C’est quand même violent venant d’un interprète spécialiste de Bach. Ça, c’est une attitude qui m’intéresse. Je regarde ça et je me demande si je ne pourrais pas être un peintre qui lui aussi interprète. Ça serait quoi être interprète en peinture ?

GM : C’est à cette question que tu t’attaches dans ton Saint Georges et le dragon ?

CV : J’ai passé six mois à étudier la peinture d’Uccello et je suis tombé sur différentes interprétations du mythe. L’une d’elles, écrite par une femme, porte une analyse très différente de la scène. Le cavalier blanc qui vient sauver la princesse se transforme en représentation de l’oppression. La princesse veut qu’on lui foute la paix, le dragon devient le symbole des pulsions, de ses désirs, et le cavalier veut les réprimer. Cette lecture adopte un point de vue tout à fait différent, et j’ai voulu moi aussi travailler sur une possible interprétation. Mon tableau est composé d’un châssis en aluminium sur lequel j’ai posé une veste type bombers, sur laquelle est brodé un dragon. 
Je me suis rattaché à un élément très simple : sur le tableau d’Uccello, les costumes sont peints à la mode de l’époque, une obligation du XVe siècle sûrement, alors que le mythe date du IVe siècle. J’ai traduit ça aujourd’hui : le châssis en alu, c’est le châssis contemporain, et pour la veste, c’est une veste The Kooples que j’ai achetée vulgairement dans un Printemps, j’ai fait ce collage de manière spontanée. Le bomber est un vêtement qui provient de l’armée et qui est devenu unisexe... Le dragon est brodé directement sur le vêtement et devient d’un coup l’armure
du chevalier qui n’est plus présent. Il y a des déplacements dans tous les sens... C’est du collage, du sampling, mais en rapport avec la peinture. Ici, c’est assez simple et efficace. J’ai essayé de le refaire avec d’autres mais évidemment ça ne marche pas.

GM : Quand tu opères ces gestes d’appropriation, d’interprétation, de reproduction, de déplacements,peut-on dire que tu abordes la peinture de manière iconoclaste ?

CV : Iconoclaste oui, mais dans le sens « détruire le mythe ». Pas mal d’artistes que je regarde défendent quelque chose comme « commencer par détruire pour mieux reconstruire ». Je pense à Steven Parrino par exemple. « La peinture est morte ? Eh bien, OK ! On va la peindre morte alors ! Zombie ! » Il y a toujours un rapport à l’émancipation. Si je ne devais garder qu’un mot par rapport à ma pratique, ça serait celui-là. On est ainsi obligé d’être iconoclaste, de brûler l’art, de brûler l’œuvre pour s’émanciper. Je ne le fais pas avec violence, c’est juste un besoin de réappropriation, de relecture, mais surtout c’est une volonté de proposer quelque chose à lire. 
Dans l’attitude, je pense aussi à cette œuvre de Cornelis Norbertus Gijsbrechts, Le tableau retourné, une peinture sur laquelle le dos d’un tableau est peint à la perfection. C’est une œuvre qui date du XVIIe siècle, c’est un geste fort. Je le considère comme une matière. Des peintres ont des couleurs, moi j’ai ça. J’ai aussi la Pictures Generation, dans le rapport à l’image, à sa traduction « post-pop ». Ils reprennent le spectaculaire de la culture populaire, de la publicité, ils décident d’utiliser les armes du capitalisme mais pour proposer autre chose. Je pense à Jack Goldstein et à ses gestes iconoclastes avec Hollywood. Lui, je crois que c’est mon préféré avec son Jump, son Shane, ses spectacles de la nature, ses spectacles de la technologie ou encore son Under Water Sea Fantasy.

GM : Pour revenir à la musique, n’a-t-elle pas également en commun avec la peinture d’être l’un des derniers territoires du romantisme ? N’y a-t-il pas un paradoxe entre la revendication conceptuelle et la mise en avant du sensible dans certaines de tes peintures ?

CV : Ce lien n’a jamais été problématique pour moi. Thomas Lawson écrit bien, à propos de la Pictures Generation1, qu’« il est possible de faire de l’art qui s’adresse à l’affect et aux sentiments sans perdre pour autant le sens de l’ironie et du détachement ». Steven Parrino est aussi l’emblème de ça, il est très proche d’une dimension conceptuelle de la peinture et, en même temps, il n’y a pas plus romantique que lui. Dans ses peintures zombies il y a ce truc-là. Il finira même par écrire « My relation between Rock and visual art: I will bleed for you2». Dans un texte sur les Melvins, le critique Diedrich Diederichsen écrit que le punk est lié au concept. Et être dans le conceptuel, jusqu’au-boutiste, manipuler les idées, ça ne veut pas dire ne pas travailler les émotions ou la sensibilité. Les deux vont à l’extrême. Mais je n’ai pas l’impression d’avoir inventé quoi que ce soit en faisant ça. Dans le punk, il y a un côté très romantique.

GM : Si la question de la représentation de « signes pièges » me semblait essentielle dans ton travail, tes peintures plus récentes remettent à plat cette lecture en donnant à voir des abstractions. Peux-tu me parler de la série sur laquelle tu travailles actuellement ? 

CV : C’est une série tout à fait différente. Je ne sais pas pourquoi, j’étais passé à côté de John Zorn. Cet été, un ami m’en a parlé, j’ai écouté et j’ai tout de suite fait le lien. Je suis tombé fou de son groupe, Painkiller. C’est la première fois que j’écoutais avec plaisir du grindcore. Il y a du free jazz, de l’improvisation, du bruitisme, de la dub et du grind, le son est vraiment une matière. J’ai passé l’été à écouter ça. J’étais obsédé. En parallèle, dans ma pratique de peinture, je me suis dit que c’était peut-être le moment de me lancer un vrai défi de peintre,c’est-à-dire de me poser des questions de compositions, de revenir sur la couleur...
J'ai alors creusé au sujet de Zorn, et dans Painkiller on retrouve des quasi-samples d’éléments extérieurs qu’il a repris. J’ai commencé à réfléchir sur l’action de prélever et de réinterpréter. Je me suis demandé s’il n’y avait pas une entrée pour la peinture à partir de cette musique. En parallèle, j’ai commencé à survoler le musicalisme, un courant pictural du début du XXe siècle qui s’attachait à composer avec la matière peinture, comme un morceau en musique est composé avec la matière son. Henry Valensi a mis en place des systèmes très précis pour peindre des symphonies. Je me suis demandé comment m’approcher de ça. J’avais très peu d’intérêt pour l’intelligence artificielle, mais en m’y penchant, je me suis aperçu que les reproches qu’on fait à l’IA sont les mêmes qu’on faisait au sampleur dans les années 1980. Le rapport au droit d’auteur, le vide juridique autour de ça, le fait d’aller prélever, copier, la question de savoir qui crée quoi... Si tu prends une IA pour générer des images, c’est du sampling mais à une échelle astronomique. C’était là ma piste pour un néo-musicalisme, voire même un néo-romantisme. J’ai alors commencé à transformer l’album Guts of a Virgin, dont le titre faisait lien avec l’histoire de la peinture et avec la badpainting. Et je me suis retrouvé à demander à une machine « Fais-moi une abstraction comme l’album Guts of a Virgin de Painkiller ». Je lui dis que je ne veux pas de figuration et je lui donne le titre d’une musique. Pour pousser le défi de peintre, il fallait que je fasse des choix plastiques, alors j’ai choisi trois couleurs : le noir, le blanc et le violet, qui m’évoquaient le grindcore. Et comme dans le groupe il y a un musicien de Nalpalm Death, dont le logo est parfois accompagné d’un squelette, je lui ai dit « Ajoute-moi un squelette ». Je crée de la composition par le langage et avec des éléments qui sortent du champ visuel... C’était alors le bon moment pour faire de la peinture traditionnelle, de la peinture à l’huile. Je retranscris à l’huile ces productions numériques. Je les retravaille, je les redécoupe et ça génère des compositions non harmoniques et atonales. Avec cette série, j’essaye de glisser du sampling à l’IA puis à une forme traditionnelle de peinture. La boucle est bouclée, je me mets enfin à la peinture à l’huile. « Nie zawracaj mi gitary tam gdzie diabeł mówi dobranoc (ne me retourne pas la guitare là où le diable dit bonne nuit)3»

1. Thomas Lawson, « The Uses of Representation: Making Some Distinctions », Flash Art, nº88-89, mars-avril 1979.
2. Steven Parrino, « Rock and Roll is America! Asshole! », The No Texts (1979-2003), Jersey City, Abaton Book Company ; Genève, JRP|Ringier, 2003.
3. « Ne me retourne pas la guitare, là où le diable dit bonne nuit », collage de deux expressions polonaises signifiant« Arrête de m’embêter / Perdu au milieu de nulle part ».

 
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