« Chergui et déroutes » ou le rêve d’une vie meilleure
Assis de dos, sur un bloc de ciment comme il s’en trouve souvent au bord de la mer, le bleu du polo répondant à la surface de l’eau, les épaules alignées avec cet horizon que ce jeune homme contemple, le corps semble en attente… Cette image rayonne dans l’exposition/projet que propose Caroline Trucco et qui retrace son parcours Casa –Tanger - Sebta /Ceuta. Elle s’intitule "Boza" (ou "faire Boza") qui est un terme utilisé par évoquer la réussite dans le passage vers l’Europe. Ceuta (Sebta pour les marocains) est une ville autonome espagnole située en Afrique du nord et qui possède une frontière avec le Maroc. Laquelle est très sécurisée, avec une double clôture, haute de six mètres et régulièrement forcée, comme au petit matin du 7 août 2017, où 187 migrants, dont Djibril dont nous reparlerons, ont passé le poste-frontière en courant, surprenant les gardes qui n’ont pu les contenir.
En attente de quoi ? d’aller de l’autre côté ? de traverser le Detroit de Gibraltar ? pour arriver en Espagne ? en Europe ? Là où la vie est plus facile, à l’abri des conflits et de la misère ? Comme à Tropical Islands, ce parc aquatique, situé en Allemagne et protégé par un énorme hangar : une bulle à l’image du monde occidental où, en tenue estivale et muni d’une montre-bracelet équipée d’une puce et un numéro pour enregistrer les dépenses, le visiteur se prélasse, profite de l’abondance et se gâte. Le philosophe slovène Slavoj Žižek (2016), analysant « les vraies causes des réfugiés et du terrorisme », montre que l’afflux de migrants a brutalement rappelé à l’Occident, principalement à l’Europe, qu’il existait un autre monde, en dehors de la « serre » « […] où la vie quotidienne est marquée par une violence et une terreur plus ou moins ininterrompue, en général avec la participation ou la complicité de l’Occident. »
C’est ce que nous racontent les migrants, que le monde est vaste et que nous devons regarder au-delà des parois de notre monde occidental protégé.
Échange d’espaces
Dans l’exposition s’entremêlent différents déplacements, ceux de Caroline Trucco et son assistante, de Saliou, de Djibril, ainsi que différents lieux : Casablanca, Tanger, Ceuta, mais aussi Calais et Vintimille. Cet entremêlement dessine à la fois des récits personnels (échelle individuelle) et un récit général, partagé par les migrants (échelle générique). Cette juxtaposition d’échelles est portée par l’organisation même de l’exposition : des images posées à même le sol, regroupées en îlots et qui forment une ligne définissant un parcours. Cet ancrage au sol – cette horizontalité – résonne avec les longues marches des migrants. C’est ainsi que nous cheminons du cimetière de Calais (photographie extraite de la série « Bons baisers de Calais », réalisée par Caroline Trucco) jusqu’à Casablanca où nous découvrons des objets de protection (transportés par Caroline Trucco et restitués à Djibril, en fin de parcours, à Ceuta) ou des jeux confectionnés par l’artiste, en 2015, pour la communauté soudanaise (Vintimille) en vue de tuer l’attente. Plus loin, nous sommes à Tanger, dans les quartiers de Boukhalef et de Mesnana, dans des squats où vivent de nombreux migrants d’origine subsaharienne, squats juxtaposés d’habitations vides, non habitées… pour revenir à Ceuta. Dans l’exposition, il n’y a pas d’indication géographique. Cela renforce la portée générique, l’idée que la situation des migrants est là même partout : se déplacer, survivre et passer.
Un travail préparatoire sur le terrain a été mené par Caroline Trucco pour tisser le filage de ce parcours. Invitée en résidence à Casablanca par les deux commissaires indépendantes Sonia Recasens et Kenza Amrouk, pour travailler sur l’île de Sidi Abderrahmane, l’artiste a entrepris des recherches sur les croyances extra occidentales en collaborant avec des voyantes locales ainsi que des marabouts africains subsahariens exerçant au Maroc. Dans les sillons de ce travail, elle s’est rapprochée de la population africaine subsaharienne déplacée au Maroc, au marché africain de Casablanca, à la gare routière Ouled Ziane et directement dans la rue, comme ce fut le cas pour Djibril, rencontré au feu rouge d’une rue casablancaise, en avril dernier, lors d’un des temps d’aumône routinier de ce dernier.
Il s’agit donc ici de migrants originaires d’Afrique subsaharienne (Afrique au sud du Sahara), plutôt francophones, qui souhaitent rejoindre la France. Ils rêvent d’une vie meilleure et ils revendiquent un espace commun, celui construit au XIXe par la colonisation. Dans le fond, nous nous sommes installés chez eux, sur leur espace ; pourquoi, en retour, ne pourraient-ils pas venir vivre chez nous, un temps, sur notre espace ? Et de cet échange d’espaces pourrait naître un premier équilibrage.
Commencée au XVIe siècle, la colonisation du monde par l’Europe a connu une forte expansion au XIXe siècle. Pour la France, cela commence par l’expédition d’Alger en 1830. L’empire colonial français s’étend progressivement : Algérie (à partir de 1848, avec la création des départements français d’Algérie), Nouvelle-Calédonie (1853), Indochine (conquête à partir de 1859), Afrique noire (à partir de 1875), Madagascar (1895), Tunisie (1881) et Maroc (1912). Cette expansion coloniale est certes activée par des facteurs économiques (développement dû à la révolution industrielle). Mais elle est aussi animée par des facteurs politiques, bien entendu. La France veut par exemple redéployer son influence. Enfin, elle est soutenue par un contenu idéologique. En France, c’est le discours du 28 juillet 1885 de Jules Ferry, alors président du Conseil, qui se construit justement autour de ces trois axes, (économique, politique et civilisation) : « Messieurs, il y a un second point, un second ordre d'idées que je dois également aborder, le plus rapidement possible, croyez-le bien : c'est le côté humanitaire et civilisateur de la question. » Ou c’est le « fardeau de l’homme blanc » (The White Man’s Burden, poème écrit par Rudyard Kipling en 1899) qui doit civiliser, nourrir, faire cesser la maladie auprès de « ces peuples errants et sauvages ».
Dans le Discours sur le colonialisme (1950), Aimé Césaire dénonçait la colonisation et son processus de « chosification », lequel touche les colonisés comme les colonisateurs : « […]. Je parle des millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse. […]. Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, des cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées. […]. » La colonisation a d’abord consisté en une appropriation : des espaces, des moyens de production, de l’organisation sociale et de la culture. Puis en une domination brutale et cruelle, qui instaure une situation de total déséquilibre et place la barbarie du côté des colonisateurs. Alors que pour le poète, il y a une égalité entre la culture des pays africains et celle des pays européens. Mais cette égalité a été « anéantie », « supprimée ».
Et elle l’a été doublement. Comme l’analyse Achille Mbembe dans Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, la décolonisation ne s’est pas accompagnée d’une réflexion postcoloniale, d’une pensée à la hauteur de cette histoire partagée, autant du côté des anciens colonisateurs que de celui de l’Afrique décolonisée. Le déséquilibre a perduré, orienté dans un sens unique, du nord vers le sud. Par un renversement de l’orientation (du sud vers le nord), les migrants nous interrogent sur notre histoire : avons-nous un passé commun ? Et à quoi ressemble-t-il ?
En résidence à Casablanca, Caroline Trucco a lancé une invitation à Camille Franch-Guerra pour l’assister et se joindre à elle dans ces lieux de transit. Caroline Trucco, dans une démarche solitaire, favorise depuis dix ans des temps d’immersion, en Afrique de l’Ouest (Togo, Benin, Sénégal). Récemment, elle a enclenché un travail de terrain au Cameroun et au Maroc. Depuis 2015, elle s’intéresse aux contextes de frictions frontalières et tente de mettre en place des projets participatifs avec les communautés rencontrées. Échange avec Caroline et son assistante
Vous avez choisi la forme d’un « dépôt scénographé ». Pouvez-vous m’en dire plus ?
Caroline Trucco : Il y avait plusieurs choix scénographiques, mais celui-là me paraissait le plus pertinent. Ce dépôt évoque une phase de pré-accrochage, un temps d’entre deux, de suspens faisant écho à la situation des communautés migrantes en transit. Il y avait un fort désir de s’éloigner d’un accrochage, fini, conventionnel, afin de renforcer la destinée commune de ces hommes et des documents relatifs à leur vécu, à savoir le fait d’être relégués hors de l’histoire officielle.
Dans le choix même de ces documents produits in situ il y a des géographies qui se superposent, mais avec un lien fort, celui de la pression frontalière. Il y a des images de Calais, au moment du démantèlement de la jungle, comme celle dans le cimetière calaisien, de Vintimille et ce nouveau terrain marocain. J’ai voulu mettre en place un point de départ narratif, ce n’est pas un dépôt anarchique, c’est un agencement pensé, cela explique le terme de « dépôt scénographié ». Il y a une structure, un squelette on va dire.
Oui, on perçoit bien cette ligne au sol, avec ces objets comme en suspens, faciles à déplacer. Et il y a ces images cachées. Est-ce lié au sujet, pour indiquer que c’est difficile de vraiment dire ce que c’est qu’être un migrant ou est-ce pour indiquer qu’un document est un objet complexe, avec des données périphériques, pas immédiatement données ?
C. T. : C’est lié à l’approche lacunaire que l’on a d’une expérience de déplacement, surtout dans des zones de tension. Il y a des bribes qui s’annulent, que l’on reconstruit, que l’on fantasme, que l’on « fictionne ». Un fil narratif qui se construit, se délite, à l’image de ces flux migratoires mouvants, dans une fluctuation constante. C’était important d’avoir une face cachée, en retournant certains documents, en laissant voir le dos nu des cadres. De plus, ça évoque le terreau « clandestin » dans lequel on a évolué, avec ses codes et ses zones d’ombres.
Il y a aussi du son dans l’exposition qui se déclenche de temps en temps ?
C. T. : Il y a trois sons. En premier temps, il y a une enceinte qui diffuse un chant. C’est le chant d’un Baye Fall, une branche de la confrérie des mourides. Ce Zikr, chant et louange à Allah, a été interprété par Hassan rencontré au marché africain de Casablanca. Hassan a bien voulu me le livrer et j’ai pu l’enregistrer chez lui. C’est très répétitif, litanique, ça amène à la transe. Ce fragment de chant spirituel mouride était important à greffer à cette restitution car nous avons été majoritairement reçues par des sénégalais musulmans mourides.
C. F-G. : Après il y a l’hymne européen, que j’ai enregistré, j’ai filmé le haut d’un bâtiment et en même temps, il y avait cet hymne européen qui passait au café Colon (Tanger) de manière répétitive. C’est peut-être le principe de sérendipité… Au début, je pensais entendre la marseillaise. Or, j’ai trouvé que la symphonie enregistrée était en fait L’Ode à la joie (un poème de Friedrich Von Schiller), devenu l'hymne officiel de l'Union européenne.
C. T. : La troisième partie est plus anecdotique, c’est une musique dans un taxi, une musique populaire, un raï
Marocain, qui parle de l’amour d’une personne, mais aussi de l’amour d’un territoire. C’était pour parler de ces temps de purs déplacements, de route, que l’on peut retrouver dans les vidéos.
Un des jeunes migrants participe à l’exposition…
C. T. : Oui il y a Saliou dit "Black" qui a choisi de me suivre dans ce parcours et qui a spontanément voulu produire avec son regard propre des vidéos que l’on peut voir ici. Il a eu besoin de revenir dans ces lieux et de recréer du lien avec les compagnons laissés sur place.
C. F-G. : Oui, "Black", c’est son nom d’artiste, est très présent dans ces images à deux points de vue. Il est le sujet de l’image puis son rôle s’inverse et il devient celui qui produit de l’image dans le camp de Boukhalef et encore inversement au fil du parcours. C’était une forme qu’il avait envie de donner de lui-même aussi, en nous accompagnant dans ces lieux où il a vécu, où il a enduré des choses. C’était aussi compliqué de filmer dans ces lieux-là, il voulait s’en charger. Il avait ma petite caméra portative.
Sur une photographie, il y a cet objet dans la main. Pouvez-vous m’en dire plus ?
C. T. : Il y a plusieurs visuels de mains au sein de l’exposition relatant des actions que j’ai menées dans des espaces géographiques différents. En vis à vis, nous avons la série « Talismans », des mains arborent des objets de protections, de "délivrance", objets que je confectionne moi-même, en papier, corde, cire et tissu, selon un protocole précis et dans une démarche de don in situ. Nous pouvons notamment voir des formes s’approchant de ceintures de protection sénégalaises dans lesquelles les versets du Coran sont clivés. J’endosse ici en quelque sorte la posture d’une marabout femme et blanche voulant rétablir cette asymétrie, ce déséquilibre de circulation auprès des communautés en suspens, en transit, en résistance. Durant le parcours, des gris-gris ont ainsi été offerts à des passagers avant un convoi maritime nocturne depuis Tanger. Il y a dans cet acte le fait d’apporter du soutien par l’objet, comme pour "panser" ce clivage nord/sud. Cette démarche me semble relever du politique car réalisée par une ressortissante française, rattachée à la communauté dominante et privilégiée dans le déplacement. Il faut aussi savoir que je portais à la taille mes propre objets de protection durant le parcours, objets réalisés quatre ans auparavant au marché Tilène à Dakar, par un marabout/féticheur. Ils sont d’ailleurs présents dans l’exposition.
Comment en êtes-vous venues à travailler ensemble ?
C. F-G. : Caroline était sur place, pour son troisième volet de résidence au Maroc, elle m’a invitée à la rejoindre et à vivre une expérience immersive commune, sur un sujet qui l’anime depuis de nombreuses années.
Ensuite vous vous retrouvez pour faire le parcours de Casa-Tanger-Sebta/Ceuta. Comment ça se passe ?
C. T. : Il y avait tout le filage nécessaire, que j’ai préparé en amont, notamment les points de rencontre avec des personnes internes à ces lieux, en particulier les colonels, les chefs de ces espaces de transit. On ne s’improvise pas à pénétrer ces lieux, on ne pouvait pas surgir de façon anodine. C’est pourquoi j’ai mis en place cette mission, celle de restituer les objets de Djibril laissés au Maroc pour les lui rendre à Ceuta. Cette mission d’entraide m’animait beaucoup, un acte rendu possible en utilisant mon privilège de libre circulation.
Nous avons suivi le filage initial tout en étant ouvertes à des dérives. Mais finalement, nous n’avons pas tant dérivé que ça. Mis à part cet imprévu d’être reçues chez des passeurs à Mesnana pour y passer quelques nuits.
Vous êtes-vous partagé les médias ?
C. T. : J’ai réalisé et je montre dans cette exposition des photographies, que je considère comme des documents, comme des traces d’actions, de rencontres, d’échanges (la série des grands et moyen format). Il y a également un corpus de mes objets récoltés transposés en 2D, une vidéo de notre retour à Casablanca avec Black, sur l’autoroute la nuit, la découpe de ses cheveux s’intègre aux paysages environnants, des sources sonores et des textes, de prose poétique, qui défilent sur un écran, tels des sous titrages avec la prédominance du « je », mais dans lequel le visiteur peut s’installer en endossant ainsi la posture d’un voyageur, dans un va et vient d’entrées et de sorties d’un territoire. Certains passages datent de 2009, lors de ma première confrontation personnelle avec le continent africain, au Togo. Ces fragments de textes mettent en parallèle mes propres migrations personnelles avec les flux migratoires évoqués. Du nord au sud me concernant et en sens inverse pour les migrants subsahariens.
C. F-G. : Nous avons décidé plus ou moins ensemble quels documents présenter. J’ai été sensible à l’idée d’un dépôt scénographié insistant sur la porosité des régimes de l’image. On peut identifier plusieurs types de vidéos toutes produites sur le terrain, de manière plus ou moins ponctuelle. Toutes les images prélevées deviennent les supports d’une mémoire faillible et elles ont toutes le désir de rendre au mouvement cinéplastique sa disposition à être, dans le fait de marcher, porteur de sens et de revendication comme le soulève Thierry Davila dans Créer Marcher, Créer - Déplacements, flâneries, dérives dans l'art de la fin du XXe siècle.
Ainsi dans l’exposition, on peut voir de simples marches traversant les territoires. Outre les images de déplacements organisés, il y a aussi ces vidéos d’attente qui ne sont pas présentes dans l’exposition.
Il y a ces autres images (ces objets), avec ce fond noir.
C. F-G. : Ces autres images sont des objets scannés ; récoltés partiellement pendant le parcours, puis transposés en 2D, au vu du choix scénographique de Caroline Trucco, les objets ne pouvaient pas être présents. Caroline me parlait de son désir de rendre présents ces objets en 2D sur un fond noir comme flottants. Même si toutes les images se devaient d’être des documents, je tenais beaucoup à rendre compte de la forme et de la force que représente non seulement un objet en général, pour celui qui le détient, mais peut-être et surtout pour ceux ici présentés dans l’exposition qui, quant à eux, appartiennent à un jeune migrant. Si ces objets permettent une forme de matérialisation de croyances fortes, c’est parce qu’ils sont les vecteurs d’une histoire, de récits significatifs.
C. T. : Oui, il était important de joindre cette collection d’objets à l’ensemble des documents, sans hiérarchie. Ceci sous la forme de présences flottantes dans l’espace, venant compléter l’enchevêtrements de récits.
Il y en a une dizaine d’objets qui proviennent de mes déplacements antérieurs, des éléments de Fès au Maroc, du Cameroun, du Sénégal, qui me paraissaient importants d’incorporer au projet. Ces objets récoltés « hors parcours » avaient du sens car utilisés, manipulés dans ces implantations, ces petites "Afriques", dans lesquelles je suis allée au Maroc. A l’origine du projet, il y avait l’idée de créer une base de données d’archives relative à cette expérience immersive commune. Une base de données participative qui pouvait être complétée, enrichie par tous, au gré de notre route.
Caroline, c’est vous qui êtes à l’origine de ce parcours Casa / Tanger-Sebta / Ceuta ?
C. T. : Oui, je suis engagée avec le Maroc par le biais du projet de résidence Ajammar depuis avril 2017 jusqu’en 2019-2020. J’ai déjà réalisé 3 temps de recherches sur place avec une première exposition de restitution à l’institut français de Casablanca en décembre 2017. Cela m’a permis une familiarisation avec le contexte marocain et que l’idée de préparer un parcours et d’y convier Camille m’est venue. C’est vraiment le point de départ.
Après, la suite s’est dessiné avec de multiples rencontres, avec notamment un lieu qui s’est avéré très important pour moi, le marché africain de Casablanca où la communauté expatriée subsaharienne africaine se retrouve et vit de commerce, j’ai passé énormément de temps sur place, à échanger avec eux et à comprendre justement les lieux stratégiques qui permettent de préparer un déplacement, de fuir un déterminisme géographique en remontant vers l’Espagne. Cela passe par Tanger où il y a deux camps importants, majeurs, dans lesquels on est allées, Boukhalef et Mesnana. Ce sont des lieux de transit, ça prend différentes formes, ça peut être du squat en forêt ou une appropriation de logements destinés à la population marocaine, mais qui sont investis clandestinement par ces africains subsahariens. Ensuite, en fonction aussi des bourses de chacun, il y a différents passages. Il y a des lieux plus périlleux, des passages plus périlleux que d’autres. Nous avons été à la fois reçues par des passeurs qui tentent une entrée par le détroit de Gibraltar en bateau en organisant des convois. Puis aux environs de Ceuta, il s’agit en quelque sorte de petites armées qui squattent dans la forêt, qui se prépare physiquement pour escalader les barrières et ainsi pénétrer l’enclave espagnole. Ce sont des camps très hiérarchisés, il y a le colonel et il y a tout un langage codifié qui se met en place. Il y aussi des équipements qui sont réalisés sur place pour éviter l’impact des barbelés, pour essayer de grimper plus rapidement. C’est du bricolage, ils font les poubelles, ils se clouent des vis sous les chaussures pour pouvoir grimper plus vite sur les grillages.
Et les autorités locales ne cherchent pas à détruire ces camps ?
C. T. : Si, comme ailleurs, c’est la chasse à l’homme, comme à la frontière franco-italienne. Une chasse aux migrants mais aussi aux personnes solidaires. Il y a des démantèlements assez virulents, très fréquents, des camps, des lieux de transit.
À Ceuta, c’était la fin du parcours ?
C. T. : À Ceuta, on est allées au centre qui s’appelle le CETI, le centre de rétention pour jeunes migrants et on a retrouvé Djibril que j’avais rencontré à Casa trois mois auparavant pour lui restituer ses objets. Il les avait laissés à Boukhalef avant son départ. La mise à distance de ses objets, leur charge et leur appui spirituel était un véritable manque pour lui.
Ce jeune sénégalais il est là depuis combien de temps quand vous (Caroline) le rencontrez à Casablanca ?
C. T. : Il était là depuis quelques mois, il était dans la rue, en groupe, dans des quartiers huppés de Casablanca pour faire l’aumône le vendredi et ainsi récolter de l’argent pour remonter à Tanger et tenter un passage. On se trouve dans un contexte assez pesant – le territoire marocain – il y a très fréquemment du racisme envers les africains subsahariens. Dans un des textes qui défilent, j’évoque cette insulte qui jaillit ouvertement dans la rue : Azzi, qui veut dire "nègre" en Darija, arabe dialectal marocain.
Et son but est d’aller en France ? Pour faire quoi, pour s’installer ? pour chercher du travail ?
C. T. : Oui là c’est spécifiquement des africains francophones. Généralement, ils cherchent une amélioration économique, il y a aussi une pression familiale, ce sont comme des élus qui permettraient de renverser un petit peu les conditions de vie de leur famille et les leurs.
Mais que s’imaginent-ils, qu’en France ils vont être bien accueillis et trouver facilement du travail ?
C. T. : Ils sont déconnectés de la réalité française. C’est chargé de fantasmes. Mais il y aussi cette idée de revanche, d’émancipation sociale, de fuir un déterminisme géographique, de passer outre, de renverser les choses, de tenter sa chance. De ne plus se sentir parqués chez eux comme des parias en quelque sorte.
On peut le voir comme une renaissance aussi, pénétrer un autre territoire pour renaître. Il y a évidemment cette rancune coloniale, qui resurgit, qui est assez légitime : ce territoire m’est aussi dû et j’ai le droit de venir prospérer sur ce territoire, il m'appartient en quelque sorte. C’est une rengaine qui revient souvent, on vient chez vous, mais c’est aussi chez nous.
À la suite d’échanges avec eux, certains sont retournés au Sénégal. Ce n’était pas ce que je voulais faire, mais peut-être il y a eu une prise de conscience qu’en visant soi-disant une amélioration économique, en fait, c’était complètement erroné et que ce qu’ils avaient établi au Sénégal était peut-être de qualité, que cela avait plus de sens...
Même s’ils arrivent jusqu’en France et qu’ils trouvent du travail, ils seront dans une situation particulière, sans-papiers… Ils veulent s’y installer. Ou prévoient-ils d’en repartir ?
C. T. : Oui malheureusement on leur a bien fait comprendre ce qui les attendait. Là on est dans une période, d’après moi très critiquable, où l’on cherche à distinguer et à hiérarchiser les demandeurs d’asile des migrants économiques, qui eux n’ont que très peu de change d’être régularisés. Il y a toujours cette idée de retour, surtout là on était en lien avec la communauté mouride qui s’identifie à leur chef spirituel musulman : Cheikh Amadou Bamba, fervent anticolonialiste pacifiste. Et qui a connu l’exil forcé, les colons l’ont déporté hors Sénégal pour tarir son influence. Donc il y a aussi cette valorisation du déplacement et de l’exil, mais avec toujours avec cette idée en tête de retourner au pays natal.
D’où vous vient cette obsession ?
C. T. : Mes migrations Nord / Sud se mettent en place depuis maintenant dix ans. Ce qui a provoqué ça c’est mon premier cursus au Beaux-arts d’Avignon où j’ai découvert et assisté à des cours d’anthropologie. Durant deux ans, j’ai étudié la restauration/conservation d’Art contemporain, mais aussi d’objets ethnographiques africains. Fascinée, j’ai mis en place mon premier déplacement en Afrique de l’Ouest francophone.
Je n’arrive pas à expliquer cette aimantation et obsession pour le continent Africain. J’aime beaucoup ce terme d’aimantation*, une opacité qui nous échappe et nous attire en même temps. Cette idée d’emprunter des chemins de traverse est importante pour moi, ça rejoint ces vifs questionnements concernant les liens qui perdurent entre la France et ses anciennes colonies. Face à ce bouillonnement, j’ai réalisé un mémoire de recherche de DNSEP qui s’intitulait : « Mirage de l’autre et fixation mentale : décoloniser les regards. »
Vintimille, Calais, Ceuta… Avec vos recherches, vous vous retrouvez au cœur de l’actualité. Avez-vous l’impression de mieux comprendre ce qui s’y passe ?
C. T. : Oui c’est évident, en tout cas c’était un besoin très fort, de l’ordre de l’urgence, qui s’est manifesté, premièrement à Vintimille en 2015. J’ai provoqué une phase d’immersion sur place en Italie, puis à Nice dans un centre d’accueil pour jeunes étrangers sans papiers. En intégrant ces missions cela m’a permis de comprendre la chose de l’intérieur, en mettant de côté mon travail d’artiste dans un premier temps. Petit à petit s’est développé une posture d’intermédiaire, de témoin.
Cette nouvelle exposition est-elle un prolongement de l’exposition précédente « Intenses aimantations et imaginaires numérotées »* ? Il y avait cette installation vidéo vraiment saisissante « Moi, un noir ». Pouvez-vous m’en dire plus ?
C. T. : Oui. Dans l’exposition précédente, j’évoquais les mouvements de migrations et la circulation croisée des hommes mais aussi des objets culturels auxquels ces mêmes populations sont rattachées. Les objets africains que j’avais empruntés à des collectionneurs et mis en scène étaient étiquetés d’un numéro d’inventaire dans la lignée du processus muséographique d’identification des objets. Cela nous renvoyait à temps d’analyse et d’identification des objets propre à la sphère muséale. Le processus d’inventaire des objets faisait écho aux techniques d’identification et d’enregistrement des migrants au sein de hot spots européens actuels. Tous deux détiennent ce même temps de quarantaine et l’attribution d’un numéro d’identification. En fait, les objets présents étaient des substituts des hommes, de la figure du migrant que je pointais. Là, au contraire, il y a peut-être trop d’images. Dans l’exposition antérieure, c’était le corpus d’objets en bois qui parlait. Pour la vidéo « Moi un noir », séquence vidéo d’automates noirs du XIXe siècle, il y avait un extrait des Damnés de la terre de Frantz Fanon. A cela, j’avais greffé un des rêves que j’ai récoltés à Calais, un rêve de passage en fait. Les migrants m’ont livré des rêves obsessionnels qu’ils avaient dans la "Jungle", relatifs à une réussite de passage. Et ça m’a clairement fait penser au travail de Fanon, psychiatre à Blida en Algérie en 1953, et qui décryptait les rêves de colonisés. Le rêve comme exutoire à une posture d’enfermement. L’idée ici était de tendre sur un même fil la raideur de la mécanique des automates avec les contraintes, les tensions, l’aliénation de l’ex-colonisé, se retrouvant dans la posture de l’actuel migrant.
Vous aimez bien utiliser les objets des autres, ces corpus d’objets issus de collections privées, comme celle de Jean Ferrero et Patrice Brémond, dans l’exposition précédente.
C. T. : Oui, cela a commencé à Paris avec la collection privée de Nathalie Miltat, puis ça s’est prolongé à Nice. J’exploite ces objets issus de collections privées d’art africain pour critiquer le musée ethnographique en fait. Il y a ces réflexions sur comment on conditionne l’objet de l’autre, comment on le montre, comment on produit des discours sur la culture de provenance de celui-ci. A Paris, il y a eu un travail en collaboration avec le Quai Branly, je faisais des visites avec des Africain(e)s en situation irrégulière, dans la collection africaine du musée et je leur laissais un micro. L’idée ici était de créer un face à face entre des objets et ressortissants africains expatriés. Il était aussi question d’évaluer la familiarité que possède ou pas ces volontaires avec les objets visibles dans la collection. Mesurer le degré de vie de ces objets, ces objets sont-ils encore des objets témoins ? Ou reflètent-ils des pratiques éteintes ? Le musée ethnographique est-il devenu un réceptacle d’objets morts ?
J’ai gardé quelques traces photographiques, mais j’ai surtout leurs enregistrements. Cela les amenait à parler des objets qu’ils avaient pris avant le départ. Ce sont des archives sonores brutes, je ne sais pas si je vais les exploiter, mais ce qui a été important, c’est le terrain d’échanges que cela a provoqué, qui est bien plus intéressant.
Par votre travail au contenu politique, vous sentez-vous une artiste engagée ?
C. T. : Le fait d’avoir choisi d’être artiste est déjà pour moi un engagement assez fort, je le vois comme une sorte de combat, de résistance sociétale. J’aime assez l’idée d’être un artiste passeur, d’être un intermédiaire entre le visiteur et l’autre. Le nomadisme artistique que je suis en train de vivre est un terrain très fertile mais aussi inconfortable et très précaire.
Frédéric Gros rappelait, dans son essai Marcher, une philosophie, à propos du pèlerinage que « le premier sens de peregrinus, c’est : l’étranger, l’exilé. Le pèlerin n’est pas celui, primitivement, celui qui se rend quelque part (Rome, Jérusalem, etc.), mais d’abord celui qui n’est pas chez lui là où il marche. » L’étranger, l’exilé… le migrant ? Une figure contemporaine et tragique du pèlerin ? S’il marche, le migrant, c’est pour traverser ce nulle part, enchaîner ces lieux de passage, pour trouver un lieu où s’installer. C’est le corps qui est à l’œuvre et qui résiste pour « entailler l’opacité du monde », pour reprendre Frédéric Gros. C’est le corps qui supporte et soutient l’espoir.
Le terme « migrant » est un terme générique qui évite la différenciation, toujours délicate, entre les causes de la migration (économique ou politique ?). Au moyen-âge, le pèlerin avait un statut juridique, institué par une cérémonie au cours de laquelle il recevait une lettre protectrice. Mais le migrant, lui, quel statut a-t-il ? Quelle protection ?
Caroline Bach (mars 2018)
Chergui * et déroutes, Caroline Trucco, 19.02 - 31.03.2018, le 22, 22 rue de Dijon, 06000 Nice
Bibliographie :
Frédéric Gros, Marcher, une philosophie, Paris, Flammarion, 2011
Slavoj Žižek, La Nouvelle lutte des classes. Les vraies causes des réfugiés et du terrorisme. Paris, Fayard, 2016
Philipp Felsch et Yael Reveny, « Tropical Islands. Le Monde sous bulle. » Philosophie magazine, n°92, septembre 2015, p. 45-49
* La précédente exposition de Caroline Trucco à la Galerie 22 (Nice) s’était tenue du 18 février au 6 mars 2017 |