Assis de dos, sur un bloc de ciment comme il s’en trouve souvent au bord de la mer, le bleu du polo répondant à la surface de l’eau, les épaules alignées avec cet horizon que ce jeune homme contemple, le corps semble en attente... Cette image rayonne dans l’exposition Chergui et déroutes que proposent l’artiste Caroline Trucco et son assistante Camille Franch-Guerra et qui retrace leur parcours Casa –Tanger - Sebta/Ceuta.
Elle s’intitule « Boza » (ou « faire Boza ») qui est un terme utilisé pour évoquer la réussite dans le passage vers l’Europe. En attente de quoi ? d’aller de l’autre côté ? de traverser le Detroit de Gibraltar ? pour arriver en Espagne ? en Europe ? Là où la vie est plus facile, à l’abri des conflits et de la misère ?
Comme à Tropical Islands, ce parc aquatique, situé en Allemagne et protégé par un énorme hangar : une bulle à l’image du monde occidental où, en tenue estivale et muni d’une montre-bracelet équipée d’une puce et un numéro pour enregistrer les dépenses, le visiteur se prélasse, profite de l’abondance et se gâte. Le philosophe slovène Slavoj Žižek (2016), analysant « les vraies causes des réfugiés et du terrorisme », montre que l’afflux de migrants a brutalement rappelé à l’Occident, principalement à l’Europe, qu’il existait un autre monde, en dehors de la « serre » « [...] où la vie quotidienne est marquée par une violence et une terreur plus ou moins ininterrompue, en général avec la participation ou la complicité de l’Occident. » C’est ce que nous racontent les migrants, que le monde est vaste et que nous devons regarder au delà des parois de notre monde occidental protégé.
Invitée en résidence, à Casablanca, par les deux commissaires indépendantes Sonia Recasens et Kenza Amrouk pour travailler sur l’île de Sidi Abderrahmane, Caroline Trucco a entrepris des recherches sur les croyances extra occidentales en collaborant avec des voyantes locales ainsi que
des marabouts africains subsahariens exerçant au Maroc. Elle a lancé une invitation à Camille Franch- Guerra pour l’assister en se joignant à elle dans ces lieux de transit. Dans l’exposition s’entremêlent donc différents déplacements, ceux de Caroline Trucco et son assistante, de Saliou, de Djibril, ainsi que différents lieux : Casablanca, Tanger, Ceuta, mais aussi Calais et Vintimille. Cet entremêlement dessine à la fois des récits personnels (échelle individuelle) et un récit général, partagé par les migrants (échelle générique). Cette juxtaposition d’échelles est portée par l’organisation même de l’exposition : des images posées à même le sol, regroupées en ilots et qui forment une ligne définissant un parcours. Cet ancrage au sol – cette horizontalité – résonne avec les longues marches des migrants. C’est ainsi que nous cheminons du cimetière de Calais (photographie extraite de la série Bons baisers de Calais, réalisée par Caroline Trucco) jusqu’à Casablanca où nous découvrons des objets de protection (transportés par l’artiste et restitués à Djibril, en fin de parcours, à Ceuta) ou des jeux confectionnés par Caroline Trucco, en 2015, pour la communauté soudanaise (Vintimille) en vue de tuer l’attente. Plus loin, nous sommes à Tanger, dans les quartiers de Boukhalef et de Mesnana, dans des squats où vivent de nombreux migrants d’origine subsaharienne, squats juxtaposés d’habitations vides, non habitées... pour revenir à Ceuta. Dans l’exposition, il n’y a pas d’indication géographique. Cela renforce la portée générique, l’idée que la situation des migrants est là même partout : se déplacer, survivre et passer. Il s’agit ici de migrants originaires d’Afrique subsaharienne, plutôt francophones, qui souhaitent rejoindre la France. Ils rêvent d’une vie meilleure et ils revendiquent un espace commun, celui construit au XIXe par la colonisation. Dans le fond, nous nous sommes installés chez eux, sur leur espace ; pourquoi, en retour, ne pourraient- ils pas venir vivre chez nous, un temps, sur notre espace ? Et de cet échange d’espaces pourrait
naître un premier équilibrage. Comme l’analyse Achille Mbembe dans Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée (2010), la décolonisation ne s’est pas accompagnée d’une réflexion postcoloniale, d’une pensée à la hauteur de cette histoire partagée, autant du côté des anciens colonisateurs que de celui de l’Afrique décolonisée. Le déséquilibre a perduré, orienté dans un sens unique, du nord vers le sud. Par un renversement de l’orientation (du sud vers le nord), les migrants nous interrogent sur notre histoire : avons-nous un passé commun ? Et à quoi ressemble-t-il ?
Caroline Bach, dans le cadre de la Revue Coopérative Curatoriale n°3, 2018
Centre d’Art Contemporain de Nîmes
Exposition Chergui et déroutes |