Till ROESKENS 

PLAN DE SITUATION : JOLIETTE
Note d'intention (2009)


Chronique d’un morceau de ville et de ses habitants pris dans la tourmente d’une restructuration urbaine, Plan de situation : Joliette s’attache à observer, pendant plusieurs années, l’évolution d’un pâté de maisons au cœur du nouveau quartier d’affaires qui s’érige actuellement autour de la place de la Joliette à Marseille.

Des gens partiront, d’autres arriveront, d’autres tâcheront de rester, de résister. Certains seront occupés à démolir pendant que d’autres projetteront de construire. D’autres encore continueront de vivre leur vie comme si de rien n’était.

Nous serons à l’écoute de tous, et suivrons obstinément les tours et détours parfois insoupçonnés de notre enquête, pour essayer de comprendre comment tout cela s’entrecroise ou s’entrechoque.


Origine du projet

Fin 2006, le FRAC m’a passé commande d’un recueil de témoignages sur le quartier de la Joliette, dans lequel il allait s’installer (fin des travaux prévue pour 2012). Au bout de quelques promenades, d’un tour d’horizon des documents existants, j’ai proposé en retour de m’intéresser précisément et (presque) exclusivement au pâté de maisons sur lequel le FRAC allait bâtir. La proposition quelque peu polémique fut acceptée.


L'histoire

Marseille, 2006. Le quartier portuaire de la Joliette, en déclin depuis la fin de l’empire colonial qui faisait vivre la ville, longtemps délaissé, subit depuis quelques années des bouleversements profonds, que d’aucuns appellent destruction, et d’autres, renaissance. L’Opération d’Intérêt National Euroméditerranée est la plus vaste opération d’aménagement de son genre en France. Son ambition affichée est non seulement de remodeler la ville, de lui donner un nouveau centre, un nouveau visage plus attirant aux yeux des investisseurs, mais également de renforcer la position stratégique de la France sur l’ensemble de la Méditerranée.

A deux pas de la place de Joliette, ancien lieu d’embauche des dockers, au milieu d’immeubles de bureaux qui y ont « poussé comme des champignons », se trouve un pâté de maisons tout ce qu’il y a de plus ordinaire, comportant plusieurs immeubles d’habitation donnant sur le boulevard, un hangar industriel à l’arrière, ainsi qu’une petite maison triangulaire à deux étages qui forme la « proue » de l’îlot.

Allons faire « le tour du pâté », comme on dit.

Au début, on ne voit rien de bien particulier. Tout au plus des indices. Mais peu à peu les portes s’ouvrent, les histoires surgissent. Celles des habitants de la maison qui viennent d’être expropriés pour cause d’utilité publique, pour des raisons dont ils ignorent tout (on les découvrira peu à peu). Celles des aménageurs qui ont leurs bureaux juste en face, et qui contemplent du haut de leur dernier étage ce bout de ville sur lequel ils règnent en décideurs. Celle des délogés de la rue de la République adjacente, entièrement rachetée par des fonds d’investissement. Celle des voisins qui tentent de ne pas trop se laisser détourner de leur quotidien. Les transitaires, la miroiterie, la petite école primaire que fréquentent les enfants d’immigrés de l’arrière-quartier, la coiffeuse bien décidée à profiter de l’essor de la zone et qui livre une guerre acharnée au vieux bar algérien en face d’elle… puis les ouvriers, qui viennent refaire les rues, démolir le hangar et finalement la petite maison. Enfin, ceux qui errent dans les terrains vagues.

Sans oublier les artistes, les architectes, les employés du Fonds Régional d’Art Contemporain : en effet, c’est ce dernier qui s’édifiera à la place du trou dans la ville qu’on creuse sous nos yeux.


Traitement

Avant d’être un film d’images, ce sera un film de voix, une polyphonie. Par moments, plusieurs voix anonymes parleront « en chœur », en même temps ou en alternance, pour raconter sous plusieurs angles les mêmes histoires. À d’autres moments, des voix isolées feront exister des personnages singuliers.

L’axe spatial du récit (exploration progressive d’un bout de ville) sera aussi important que l’axe temporel (mémoire des personnes, transformation des lieux sur plusieurs années).

La dissociation du son et de l’image constituera un des choix esthétiques fondamentaux. Les personnes qui parlent seront rarement visibles à l’écran, et jamais on ne les verra en train de parler. Le principe narratif de ce film propose d’écouter des voix pour ce qu’elles ont à nous raconter, sans se préoccuper, la plupart du temps, de l’identité des narrateurs. Parfois ils s’identifieront en disant leur nom ou en prenant la parole après une autre personne qui vient de les nommer. Jamais ils ne seront identifiés par sous-titrage.

À côté d’images de la vie du quartier et de son évolution, extérieurs et intérieurs, en lien direct ou non avec ce qui est dit, apparaîtront régulièrement des plans, des croquis, des schémas en train de se dessiner, pour situer les lieux et les personnes qui parlent. Le spectateur deviendra lui-même un « familier des lieux », il saura se repérer. Il fera l’expérience singulière d’un espace qui se charge au fur et à mesure du souvenir de toutes les vies qui s’y croisent.

Il n’est peut-être pas inutile de dire que l’auteur de ces lignes est un passionné de Perec : La vie mode d’emploi  et Tentative d’épuisement d’un lieu parisien sont passés par là. La « volonté un peu folle de faire le tour de tout », comme le formulait (admirativement) une des premières spectatrices de l’œuvre en gestion, constitue à la fois la pierre d’achoppement du projet et sa flamme secrète.

Si tout se passe bien, le spectateur sera porté par les voix qui s’entrelacent, d’un lieu à l’autre, par glissements progressifs, comme dans une lente promenade à l’écoute de ce que chaque pierre sait raconter. Si certains font le tour du monde en quelques jours, nous prendrons cinq ans pour faire le tour du pâté : une flânerie dont chaque pas ouvrira (espérons-nous) sur des horizons insoupçonnés.


Conclusion

Il s’agira de raconter un échantillon du monde, l’histoire de quelques individus évoluant au milieu d’une vaste opération de transformation de la ville qui les dépasse tous, même les plus haut placés. Il s’agira de travailler en profondeur ce champ de tension entre une histoire globale et des histoires singulières.

Il s’agira d’observer, parmi beaucoup d’autres choses, ce mouvement de « muséification » et de « tertiarisation » de nos villes (musées et bureaux chassent les lieux de travail physique).

Précisons qu’il ne s’agira pas pour autant d’un film « militant » ou dénonciateur, posture que je crois nuisible sur le plan artistique. Mon but n’est pas de juger, mais de voir et d’entendre. Et d’aller voir, face à chaque chose, aussi sérieuse soit-elle, ce qui se passe à côté. Démarche fondamentalement humoristique.

Au départ l’opposition entre les aménageurs et les habitants sera pourtant frontale : d’un côté les décideurs « technocrates » et de l’autre leurs victimes, les « petites gens ». Au cours du film, les positions deviendront cependant plus nuancées, les frontières plus floues. Un flou inscrit dans le projet depuis son départ, puisqu’il est né d’une commande du FRAC portant sur l’histoire du quartier… histoire que l’installation du FRAC contribuera forcément à effacer de la carte.

Comment mettre dans la balance ce qu’on veut construire avec ce qu’on fait disparaître ?
À quand un urbanisme véritablement démocratique ?
La place de l’art dans tout ça ?
Ce sera un questionnement critique à tâtons.
Ce sera aussi un hommage à la vie qui suit son cours et au temps qui passe.

Mon engagement se trouve dans une écoute accueillante, dans une attention intense à ce qui m’entoure. C’est une curiosité et une ouverture d’esprit que j’espère transmettre, ainsi qu’un malin plaisir de faire des pas de côté par rapport aux chemins qui nous sont tracés.

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