Florent MATTEI 

 
Ici entre les débris des choses et le rien... (Mahmoud Darwich)
Toutes les images : sans titre, tirage Baryte, 2016
2 Formats 80x102 cm et 50x64 cm
 
« Je consulte beaucoup d’images. Sur Internet. Des images dites de presse, des reportages à dimensions politiques ou sociales. (...) Depuis un peu plus d’un an, je me suis concentré sur des images de guerre liées à l’actualité. Les conflits au Moyen-Orient. Surtout la Syrie et la Palestine. (...) Je me suis constitué ainsi une sorte de banque d’images des civils pris dans la guerre. C’est important pour moi cette notion de civil. Je me suis aperçu qu’il y avait des images récurrentes. Celle d’un homme par exemple, qui sort des gravats, après une explosion ou un bombardement, et qui tient un enfant dans ses bras. (...) J’en ai fait une première photo : un homme qui marche. Il porte son enfant dans ses bras. Ils sont recouverts de poussière. (...)

Je ne cherche pas à refaire des images. Ce qui compte pour moi, ce qui est au cœur du projet, c’est cette question de l’identification. Comment je m’identifie aux victimes ? Comment le spectateur s’identifie à l’image ? Est-ce qu’on s’identifie à ces images de guerre au Moyen-Orient ? Est-ce qu’on ne s’identifie pas davantage aux images du conflit en Ukraine ? ou en Yougoslavie ? Ce sont toujours les mêmes images. Ce sont exactement les mêmes scènes. Pourtant, on ne s’identifie pas de la même façon. Notre regard ne bascule pas dans l’image de la même manière. C’est cette bascule, ce pouvoir d’identification qui m’intéresse. (...)

Je travaille souvent la mise en scène. C’est quelque chose de très lourd techniquement. Il y a un travail de repérage, de choix des personnages, des accessoires, des vêtements. Et surtout un travail sur la lumière. Pour cette série, j’ai voulu travailler à l’inverse. Au moyen format, mais à main levée, sans trépied, à la lumière du jour, quasiment sans repérage, avec des personnes ordinaires, de mon entourage. Je voulais alléger la mise en scène au maximum. Les gens viennent comme ils sont. La seule mise en scène finalement, c’est la mise en scène des corps. Je ne les fais pas jouer. Ils ont simplement les yeux fermés. Pas de cris, pas de pleurs, pas de sang sur le visage. Ils n’ont aucune expression (...) J’ai utilisé le noir et blanc pour mettre de côté les questions de la couleur. Ça m’a aussi permis de rendre l’image plus lisse, sans aspérités. Il y a aussi un caractère d’étrangeté, un décalage entre la scène et le lieu : un paysage urbain anonyme, générique, sans indices de la guerre. (...)

Quand j’ai commencé cette série, j’ai envoyé les premières images à un ami photographe, Sebastien Godefroy. Il m’a fait remarquer qu’elles lui faisaient immanquablement penser aux attentats de Novembre, à Paris. (...) Justement, ces images on ne les avait pas vues. On ne les a pas eues. On a bien eu quelques images, mais très peu. Quelques vidéos tournées au téléphone portable. Cette jeune femme notamment, enceinte, accrochée à une fenêtre. Et c’est tout. On a eu les images d’après. Une fois que les secours étaient intervenus. (...) C’était pourtant bien la guerre. (...) ça rejoint ce questionnement sur le droit à l’image des victimes. Ici, on protège l’identité et la douleur des victimes au nom du droit à l’image, quand ailleurs on dénie ce droit au nom du devoir de témoignage. (...) »

Entretien : Karim Ghelloussi / Florent Mattei (à l’occasion de l’édition « Le monde ou rien » | Mai-juin 2016 | Circonstance Galerie)
 
 
 
 
Vues de l'exposition Acouphènes, Galerie du Musée de la Photographie Charles Nègre, Nice, 2019

Un photographe conscient, Florent Mattei
La première fois que l’on voit les œuvres de Florent Mattei, il y a ce plaisir graphique mêlé à un jeu malicieux et éveillé avec son sujet. Dans ses premières expositions personnelles (The World is Perfect, Le Parasite), il adopte un ton décalé, moqueur, sur nos vies que l’on prend trop au sérieux. Cependant, si une œuvre est une chose complexe dont les contours ne sont jamais bien définis, celle de Florent Mattei est dans une perpétuelle recherche du dépassement par rapport à soi, à l’art photographique et au monde qui l’entoure, avec cette capacité de livrer une œuvre qui ne lui appartient plus dès lors qu’elle est créée.
Quand le groupe de RAP, Grandmaster Flash sort The Message en 1982, Florent Mattei a douze ans. Ce nouveau genre musical politique qui délivre un message va le toucher. Les groupes aux « Explicits Lyrics » tels que Public Ennemy ou N.T.M. vont bercer son adolescence. C’est ainsi qu’en 2010, il intitule une exposition Jusqu’ici tout va bien en référence au film La Haine sorti en 1995, qui marqua une génération et donna à voir les codes culturels de la jeunesse mal-aimée des banlieues. Le ton n’est plus ironique. Ses photographies représentent des hommes aux visages tuméfiés, combattant… Comme un écho aux paroles de The Message : « Don't push me, ’cause I'm close to the edge*. »
S’il y a donc ce rap conscient qui raconte la société en usant de l’arme poétique en samplant des morceaux musicaux, il pourrait très bien y avoir une photographie consciente dont Florent Mattei en serait un des hérauts. Car lui aussi use de la poésie et « sample » des formes historiques de la photographie comme ces portraits de la fin du XIXe siècle pour la série Poussières (2015) ou la photographie de guerre et itinérante que l’on peut voir ici. Ses images se regardent alors selon plusieurs angles même si le point de vue est souvent frontal. Il impose une image pour nous obliger à la regarder de plus près, à l’inspecter et à voir surgir une pensée, une émotion.
Ainsi, avec cette envie de redonner à l'artiste son rôle d'agitateur et de relais d'un sentiment populaire, il évoque dans ses dernières séries un monde en guerre, agité, faisant face à ses fantômes mais qu’il coupe de repères temporels et géographiques. Ses photographies se transforment en symboles purs explosant d’une vérité brute. Elles nous parlent du monde de demain et semblent nous dire que quoiqu’il advienne, il nous appartient.
Julien Camy

*Ne me pousse pas, parce que je suis près du bord

 
 
 
 
Vues de l'exposition Le monde ou rien, circonstance galerie, Nice, 2016
Commissariat Florence Farrugia et Karim Ghelloussi
Avec Olivier Bartoletti, Gilbert Caty, Noël Dolla, Karim Ghelloussi, Sandra Lecoq, Jürgen Nefzger, Justin Sanchez, Rémi Voche, Mengzhi Zheng
Retour