Entretien réalisé avec la compagnie, à l'occasion de l'exposition de janvier 2009
la compagnie, : Quels sont les prémices de « Dos à la mer ? »
Geoffroy Mathieu : J’ai deux espaces d’intérêt, la ville et le milieu rural. En 2005 à la fin de « (mue) » , travail sur les transformations du paysage lors de la construction du Viaduc de Millau, j’avais envie de revenir à la ville. Je vivais à Marseille depuis cinq ou six ans et je commençais à m’intéresser à la Méditerranée et à ses villes. J’avais l’impression que l’espace méditerranéen n’existait pas vraiment : les échanges et les déplacements en Méditerranée ne sont pas évidents notamment entre les rives nord et sud. Le déclic s’est fait avec deux photos, l’une faite à Nice et l’autre à Marseille, elles représentaient des petits bouts de rues, sur l’une apparaissait une femme dans un imperméable rose. J’ai pensé que ce genre d’image, apparemment anodine, de lieu de vie ordinaire, dirait plus de ces villes méditerranéennes que si on en voyait le littoral, les ports ou les quartiers historiques. Et puis, j’entendais souvent parler de ressemblance entre les villes méditerranéennes, j’avais envie de savoir si c’était vrai. Alors je me suis fixé comme principe de photographier tout, sauf la mer. Je me libérais ainsi des écueils de la représentation des ports. J’ignorais alors que d’autres avant moi avait constaté que beaucoup de ces villes tournent le dos à la mer.
la compagnie, : Pourquoi avoir fait le choix de la compagnie pour présenter « Dos à la mer » ?
G. M. : En venant vivre à Marseille, j’ai fondé l’association Labomatic qui regroupait une dizaine de photographes pour mutualiser du matériel de tirage couleur. Il fallait un lieu pour s’installer, la compagnie nous a proposé un espace. Je connaissais quelques personnes du collectif d’artistes de la compagnie : cela m’a poussé à leur demander si je pouvais finaliser mon projet « Dos à la mer » ici - par un travail sur le montage son avec David Bouvard et par une exposition. Exposer à la compagnie me donne la possibilité d’expérimenter une nouvelle manière de présenter mon travail, dans de nouvelles formes, dans un lieu pas uniquement dédié à la photographie.
la compagnie, : La pièce principale de ton exposition est un diaporama sonore, comment en es-tu arrivé à cette forme, alors que tu aurais pu choisir de faire un film ?
G. M. : Ça part de loin. Au début de ce travail en 2005, j’ai commencé par photographier Beyrouth. En rentrant, je savais ce que je voulais restituer de mes promenades urbaines : c’était l’expérience de la ville qu’elles engendrent. C’est à ce moment que s’est imposée la forme diaporama sonore : il fallait rendre compte de ces paysages urbains traversés. Pour moi un paysage urbain est construit par touches, non seulement par des vues, mais par des gestes, des visages, des objets. Je délimite un espace, ensuite je l’arpente au grès de mes intuitions, librement. Je suis un photographe flâneur qui cherche à retranscrire non pas un parcours mais l’expérience sensorielle qu’il a vécu lors de ses déplacements, cette expérience est aussi évidemment sonore. Dans mon travail c’est l’expérience du regard, pas le déplacement du corps qui m’intéresse, alors qu’avec le cinéma le regard avance avec l’image.
la compagnie, : Mais est-ce qu’une narration s’instaure ?
G. M. : Non, je lutte contre ça. Je raconte un point de vue sans pour autant être dans la narration. Souvent ce sont les personnages qui amènent à la narration. Dans « Dos à la mer », il n’y a pas de personnage au sens psychologique du terme. L’humain n’est présent qu’à travers la manière dont il occupe l’espace, par les façons qu’il a de s’accommoder de son environnement.
la compagnie, : Cette exposition est un travail à six mains, comment en es-tu arrivé à collaborer avec Lina Jabbour et David Bouvard ?
G. M. : J’étais dans une entreprise de déconstruction de ces villes (ce ne sont pas des portraits de ville), mais dans l’exposition je voulais que l’on ait des repères géographiques. Au départ, j’ai pensé ajouter une carte toute simple de la Méditerranée, puis je suis parti sur une représentation du pourtour méditerrannéen - un pourtour sur un mur. C’est là que j’ai décidé de travailler avec Lina Jabbour, en lui demandant d’interpréter plastiquement ce pourtour. Avec ma manière de pratiquer la photographie, je me sens parfois un peu prisonnier du réel ; faire intervenir une artiste plasticienne crée une échappée dans ce réel. J’aime la part d’onirisme du travail graphique de Lina. L’espace de la Méditerranée ne lui est pas étranger, son travail parle aussi de déplacement ; elle récolte des images, des objets et des idées et les réinterpréte.
Lina Jabbour : J’appartiens à ce pourtour méditerranéen, je vis à Marseille, et je suis née à Beyrouth, cela compte dans mon travail. L’exil, le voyage, l’identité étaient mis en évidence à mes débuts, maintenant ces sujets sont moins directs, latents. Je suis intéressée par le travail de collaboration : comment des univers différents peuvent se répondre ? Avec Geoffroy, l’expérience était de découvrir son rapport à la Méditerranée. Pour le dessin de la carte, j’ai cherché à dépasser l’illustration ; j’ai donc voulu abstraire la forme, tout en gardant un cadrage, pour rappeler le travail photographique de Geoffroy.
la compagnie, : Et ton travail avec David Bouvard ?
G. M. : J’ai fait les prises de sons au même moment que les prises de vues. Je savais que David Bouvard travaillait autour du paysage sonore urbain de Marseille, ce qui m’a donné envie de collaborer avec lui sur le montage. Le son n’a pas vocation à illustrer les images, nous cherchons à créer un rythme, à accompagner les images afin de restituer cette expérience urbaine.
D. B. : Quand Geoffroy m’a parlé de son travail, j’étais enthousiaste. J’aime la distance qu’il y a dans ces images. Elle ressemble à celle que j’ai expérimentée dans des prises de son des rues de Marseille dans mon projet « paysage sonore de Belsunce ». Les prises de sons qu’il a réalisées durant ses campagnes photographiques, étaient un matériau assez excitant pour moi. C’est rare de travailler avec un photographe qui ait le souci du potentiel sonore de ces images.
la compagnie, : Est-ce que ton travail s’inscrit dans un courant photographique ?
G. M. : Non, je ne crois pas à la notion de courant photographique, mais plus à celles de pratiques et d’esthétiques. J’ai l’impression d’être entre plusieurs pratiques : le documentaire, le reportage mais sans la narration, l’approche autobiographique mais pas narcissique. Je livre simplement une manière de voir autrement. Je ne photographie pas pour montrer les choses telles qu’elles sont, mais pour montrer la manière dont je les ai vues. Espérant que ce voir autrement participera à notre perception du monde. Je torture le style documentaire, pour faire tendre les images vers des objets poétiques. Pour « Dos à la mer » des traces documentaires minimales sont conservées à travers les légendes (nom des villes et les années des prises de vue).
la compagnie, : Comment choisis-tu tes images ?
G. M. : Au moment du choix, ce n’est pas ce qu’elles représentent qui m’intéresse, mais leur forme esthétique. Ce qui fait d’une photo qu’elle est réussie ou ratée, c’est une histoire d’équilibre, comme un bâtiment, ça tient ou pas. Il y a quelque chose de l’ordre de l’indicible. Dans mon travail photographique, on reconnaît le sujet de manière très claire, mais je tente de faire basculer les images, qu’elles deviennent autre chose. Cela tient souvent à un fil dont la teneur est difficile à définir. J’applique cette pratique, ces choix, aux différents espaces auxquels je me confronte : un chantier, une ville, un territoire... La photographie n’est qu’une succession de choix, c’est le regard qui fait le tri. Un de mes critères de choix est que l’image doit pouvoir exister seule, décontextualisée de la série.
la compagnie, : Est-ce que les prises de vues à Tripoli en novembre 2008 marque la fin de cette expérience ?
G. M. : Il y a une lassitude dans le mode opératoire, qui me fait comprendre que le travail doit se terminer... Je ne suis pas dans une démarche exhaustive. Il n’y a pas lieu de multiplier les voyages, mais il en faut un certain nombre pour dépasser l’approche comparative. Le choix des villes s’est surtout fait par l’image fantasmée que j’avais de certaines, comme Beyrouth ou Alger, qui ont été longtemps inaccessibles. D’autres ont été choisies parce que j’en avais beaucoup entendu parlées, ou pour restituer une diversité géographique.
la compagnie, : A l’entrée de la compagnie, il y aura en consultation et en vente des visionneuses, quelle est ton intention avec cet objet touristique ?
G. M. : Il y avait un désir de faire sortir l’exposition dans la ville, c’est une mise en abîme. Cet objet visionneuse permet au visiteur de repartir avec des images de l’exposition. Dans un geste de visée, proche de celui pratiqué avec un appareil photo, il confronte directement son regard sur la ville à celui que j’ai porté sur ces villes. Il jette alors des ponts visuels entre sa ville et les autres villes méditerranéennes du projet. La visioneuse pocket est un objet touristique par excellence, désuet. Il renvoie naturellement mais en le détournant, à l’idée de la promenade. |