Paysages usagés
Pour l'Observatoire photographique du GR2013
1.
L'Observatoire photographique du paysage du GR2013 est un observatoire spontané, initié par deux photographes. Comme le projet de GR2013 lui-même – un sentier de randonnée métropolitain de 300 km réalisé avec des artistes-promeneurs –, cet Observatoire est un projet artistique qui interpelle l'institution, et qui veut renouveler les genres, inventer de la norme.
Cet Observatoire photographique souhaite documenter le GR2013 comme un chantier métropolitain, en archivant dès 2012 un chemin encore non balisé. Le cahier des charges de cet OPP est issu des recommandations de son comité de pilotage, qui est composé de membres du collectif d'artistes-promeneurs du GR2013.
Le GR2013 est un balcon sur la métropole, qui relie des lieux, des points d'intérêt, des points de vue et des situations. Contournant les grands sites de randonnée classiques (comme le parc national des Calanques), le GR2013 s'intéresse avant tout aux espaces de transition, aux zones floues, à l'interface ville-nature. Ce sentier, qui requalifie les paysages altérés, modifiés, de l'espace métropolitain, est indissociable de l'évolution de la photographie contemporaine vers les « paysages altérés » des New Topographics.
Quels paysages sélectionner, pour les soumettre à la reconduction annuelle – et pour observer quelle évolution ? Que documenter de la métropole marseillaise, et des formes du périurbain ?
2.
Le geste agricole ou rural qui persiste. Les traces de la relation homme-animal. Les bêtes domestiques, ou sauvages. Chassées ou non. Nobles ou nuisibles. Vivantes ou mortes. L'espèce humaine.
Les loisirs d'Homo sapiens – ruraux ou citadins, pêche ou escalade, calmes ou bruyants, motorisés ou bricolés, traditionnels ou récents, kite-surf ou cerf-volant.
Les frontières entre particuliers. Entre public et privé. Les barrières – cassées.
Les déchets, privés ou publics, officiels ou sauvages. La violence du territoire. La violence faite au territoire.
Les déblais et remblais, qui redessinent la ligne du sol. L'acte industriel qui travaille l'infrastructure. Prend le lignite sous la montagne, la mêle à la bauxite, en tire l'alumine, en rejette autant de boues rouges. En fait des collines. Des terrils, des crassiers. Creuse des galeries. Des tunnels. Fait de la soude avec du sel – rejette du chlore. Puis un siècle après, fait du chlore – et rejette de la soude. Raffine le brut. Charge. Décharge. Remue. Mélange. Coupe. Trace. Creuse. Transperce. Déplace.
Les usages – immémoriaux, modernes, logiques, contradictoires. Émergents.
Usages des gens, usages des sociétés. Usages de la machine. Tous les usages du monde.
Tant d'usages – simultanés ou successifs – si variés, si densément présents dans l'espace, et surtout dans les vides. Quad, prostitution, battue, randonnée, reproduction de l'aigle de Bonnelli, parcours équestre. Minimoto. Deal. Bronzage.
Paysage plié, déplié, replié, redéplié. Aux articulations usées. Paysage ridé, plissé. Paysage provençal trafiqué. Paysage déprovençalisé, reprovençalisé.
Un paysage bon à jeter.
Un paysage inconnu, qui détourne le regard quand on l'approche. Un paysage dont ce nouveau chemin de randonnée métropolitaine, comme une lumière arasante, dévoile les reliefs cachés, les traces, les blessures et les marques. Les bleus.
Un paysage nu, sans plus aucune pudeur.
Un paysage bouleversé, dévasté. D'une splendeur toute neuve.
Un paysage où ce nouveau chemin identifie de nouveaux monuments, de nouveaux points de vue, qui vont être soumis à de nouveaux usages – exposés au risque de l'usure.
Le paysage usagé des Bouches-du-Rhône, autour de l'étang de Berre et du massif de l'Étoile.
Un paysage pur.
3.
Il y eut les paysages rêvés des innocences tropicales ou antiques.
Puis les paysages architecturés dans l'œil savant.
Les paysages saisis sur le vif des idylles champêtres, des bois pittoresques, des fumées enthousiastes des gares.
Puis les paysages grandioses et sauvages des lieux hostiles et purs.
Les paysages altérés ou modifiés de l'industrie, des banlieues américaines, de la vie suburbaine.
Le temps est aujourd'hui venu des paysages usagés.
Les paysages usagés sont les paysages usés, en bout de course, en bord de route. Comme un calendrier des Postes dans un fossé.
Un bon paysage est usagé, car il regorge des usages qu'on en fait. Il contient mille histoires.
Le plus intéressant dans le paysage usagé est sa plasticité, et sa ressource d'usages.
Plus on l'usage, moins le paysage est usé.
Quand on regarde un paysage usagé, on a la colonne vertébrale qui s'assouplit. On baisse volontiers le front, on monte souvent le menton. Il y a davantage de sol, puis davantage de ciel. L'horizon tangue, car il n'y a pas de rythme et de mesure.
Le paysage usagé n'est pas classique ; il est baroque. Il est la nature à l'œuvre, échevelée : il est ruiné.
Il y avait autrefois des ruines dans le paysage pittoresque. Le paysage usagé est tout entier désordre, chaos, entropie. Il nous défait.
Il met fin à la success story du paysage occidental.
Il nous délivre de nous-mêmes.
Baptiste Lanaspèze, 2012
avec le Cercle des Marcheurs pour l'Observatoire photographique du paysage depuis le GR2013
(Dalila Ladjal, Mathias Poisson, Stéphane Brisset, Hendrik Sturm, Julie de Muer, Philippe Piron, Jean-Noël Consalès, Patrick Manez) |