Dalila MAHDJOUB 

Hébergement (détail)
Les lieux du passage, Éditions de l’observatoire, numéro quatre, Marseille, mai 1995
 
 

Centre d'hébergement d'Arenc
Signalétique, 1994
Les lieux du passage, Éditions de l’observatoire, numéro quatre. Marseille, mai 1995
Numéro 9, Casa Factori. Marseille, 1999

Les étrangers ne sont pas détenus mais sont hébergés.
Michel Poniatowski – Ministre de l’Intérieur, 1975.
Cité dans l’article : Arenc, le matin des centres de rétention, n° 2, pp. 14-25. Éditions de la dernière lettre, 2009
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CR_Arenc
1994
Les lieux du passage, Éditions de l’observatoire, numéro quatre. Marseille, mai 1995
Numéro 9, Casa Factori. Marseille, 1999
 
 
 
 
MURS
 

Il y a une redistribution très inégalitaire des capacités de mouvements aujourd'hui. Il y en a qui peuvent bouger et d'autres qui ne doivent pas bouger. Dans beaucoup de cas, la survie dépend du déploiement de la capacité de bouger, de se déplacer. La question du mouvement, de la circulation est au cœur des contradictions de la notion de frontière.0

La France est une terre d’accueil, avec en 2012, près de 200 000 titres de séjour délivrés.
Ce chiffre place la France parmi les 3 pays européens accueillant le plus de ressortissants non communautaires. Riche de son métissage, notre pays, comme tout État, a le droit légitime de choisir les personnes qu’il souhaite accueillir sur son territoire. Déterminer qui a droit de séjour et dans quelles conditions ce droit peut être accordé est un principe fondamental. Cette maitrise des flux migratoires est le corollaire indispensable d’une politique d’intégration réussie.1

 

La perception de la notion de frontière dépend de la conscience que j’ai du point de vue à partir duquel j’observe et j’énonce. Le décentrement du regard éclaire les rapports de domination. À propos de la notion de point de vue, Paulo Freire, qui fut particulièrement sensible à toutes les formes de rapport de domination, évoque : l’erreur de l’observateur n’est pas d’avoir un certain point de vue, mais bien de le rendre absolu et de méconnaître que, malgré la sagesse de son point de vue, il est possible que la raison éthique ne soit pas toujours avec lui. Le mien est celui des Damnés de la terre, celui des exclus.2

Ce qui m’a guidé à cet endroit-là, c’est la peur. La peur exprimée, alors que j’étais enfant, par ma mère et les femmes du quartier lorsqu’elles se réunissaient en bas de la tour. Lorsqu’un des enfants du quartier se faisait « choper par les flics », plus que la prison, elles craignaient que la moindre « bêtise » n’entraîne leur expulsion au « bled ». Cette idée circulait naturellement dans les discussions, comme une sorte de vérité implacable, contre laquelle on ne pouvait rien, hormis empêcher - coûte que coûte - les enfants de faire des « bêtises ». J’ai grandi avec cette forme de « menace » intériorisée par nos parents, allant jusqu’à altérer leur propre perception du pays où ils étaient pourtant nés, devenu ce « bled » hostile, ce « bled » punition. Une trace sur l’estime de soi qui est venue ébranler ce petit quelque chose, si magnifiquement décrit par James Baldwin3, qu’ils gardaient dans leur cœur…(et) que la France ne leur prendrait jamais.

 
 
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Gestion du CR_Arenc par l'ATOM
Extrait_2 d’un entretien filmé avec Marc Crescente / Directeur ADRIM ex-A.T.O.M
Le 29 avril 2003 à Marseille, par Martine Derain et Dalila Mahdjoub.
Durée 25’’ (travail vidéo en cours)

 
 
 
 
 
     
Lettre de refus
16.09.1994


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  Schéma de prises de vues_CR_Orléans
Alexandre V.
1998

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Toujours la même histoire
Martine Derain et Dalila Mahdjoub
Numéro 9 (détail et affichage Marseille)
Sérigraphie industrielle
Format : 175 cm x 175 cm
Casa Factori. Marseille,1999
 
 
TOUJOURS LA MÊME HISTOIRE


Bobigny, Bordeaux, Cergy…
Qui sʼest demandé une fois ce que cachaient ces murs lisses qui jalonnent la France ?
Murs muets
Murs frontières
Murs rétention

Clermont-Ferrand, Coquelles, Geispolsheim…
Lʼautre ne fait plus France. La République joue à se faire peur. Lève des barricades. Sʼinvente des législations de discrimination.
Peur convoquée
Peur organisée
Peur politisée

Lille, Lyon, Rivesaltes…
Centres de rétention. Lʼexclusion avant lʼexpulsion. Tous coupables dʼavoir cru aux paroles dʼégalité, risqué la liberté, imaginé la fraternité.
Délit dʼorigine
Délit dʼapparence
Délit de pauvreté

Rouen, Sète, Toulouse…
Histoires de papiers, histoires de vies déchiquetées. Murs hautains de la République. Murs murant dans le silence des centres le jeu condamné des (dés)espérances.
Papiers timbrés
Papiers rêvés
Papiers dignité

Guyane Rochambeau, Nantes, Paris…
Huis clos. Côté humain, réalité sismique du renvoi. Côté Etat, illusion de contrôle pour peuple désemparé. Les frontières même cadenassées ne maîtrisent pas les effets meurtriers des forfaitures planétaires.
Monde partagé
Sud humilié
Humanité mutilée

Versailles, Vincennes, Marseille…


Christiane Perregaux
20 décembre 1998
 
 
 
D’UNE CLANDESTINITÉ À L’AUTRE

Alec G. Hargreaves
Département des Études Européennes,
Université de Loughborough, Royaume-Uni, 1998


Dans les centres de rétention et les zones dʼattente, on a construit une espèce de ”no manʼs land ”. Conçus pour faciliter la lutte contre lʼimmigration ” clandestine ”, ces lieux sinistres fonctionnent pourtant souvent dans des conditions de… clandestinité.
En dénonçant en 1975 le ” centre dʼhébergement ” dʼArenc, sur le port de la Joliette, où la police détenait illégalement des étrangers en situation de refoulement, un avocat marseillais révèle pour la première fois lʼexistence de ce qui était à lʼépoque de véritables prisons clandestines. Régularisés en 1981, les centres de rétention ont comme fonction de combler un vide juridique afin de mieux vider le pays dʼ ” irréguliers ”. Légalisées à leur tour en 1992, les zones dites dʼattente ne seront pour la plupart des demandeurs dʼasile qui y transitent que lʼantichambre de lʼexcommunication. Dans certains cas les suppliants nʼaccèderont même pas dans ce purgatoire légal mais seront consignés, contrairement à la loi, à bord des navires qui les ont amenés en France.
La France est loin de faire cavalier seul. Partout en Europe on verrouille les frontières en créant des lieux dʼenfermement travaillant plus ou moins en cachette pour évacuer de ce continent devenu forteresse des étrangers devenus indésirables. En Angleterre, certaines municipalités londoniennes ont même envisagé dʼaménager sur la Tamise un bateau-dépôt abritant temporairement - et pourtant sans aucune limitation temporelle - les demandeurs dʼasile cherchant à se faire admettre sur le territoire britannique. Ce cachot flottant, qui pour le moment ne fait que flotter dans la tête des politiciens, serait la triste réplique - légale cette fois - des cales de navire dans lesquelles voyagent clandestinement vers lʼEurope des hommes et des femmes cherchant à fuir la misère ou la persécution.
 
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MURS

Il y a une redistribution très inégalitaire des capacités de mouvements aujourd'hui. Il y en a qui peuvent bouger et d'autres qui ne doivent pas bouger. Dans beaucoup de cas, la survie dépend du déploiement de la capacité de bouger, de se déplacer. La question du mouvement, de la circulation est au cœur des contradictions de la notion de frontière.0

La France est une terre d’accueil, avec en 2012, près de 200 000 titres de séjour délivrés.
Ce chiffre place la France parmi les 3 pays européens accueillant le plus de ressortissants non communautaires. Riche de son métissage, notre pays, comme tout État, a le droit légitime de choisir les personnes qu’il souhaite accueillir sur son territoire. Déterminer qui a droit de séjour et dans quelles conditions ce droit peut être accordé est un principe fondamental. Cette maitrise des flux migratoires est le corollaire indispensable d’une politique d’intégration réussie.1

 

La perception de la notion de frontière dépend de la conscience que j’ai du point de vue à partir duquel j’observe et j’énonce. Le décentrement du regard éclaire les rapports de domination. À propos de la notion de point de vue, Paulo Freire, qui fut particulièrement sensible à toutes les formes de rapport de domination, évoque : l’erreur de l’observateur n’est pas d’avoir un certain point de vue, mais bien de le rendre absolu et de méconnaître que, malgré la sagesse de son point de vue, il est possible que la raison éthique ne soit pas toujours avec lui. Le mien est celui des Damnés de la terre, celui des exclus.2

Ce qui m’a guidé à cet endroit-là, c’est la peur. La peur exprimée, alors que j’étais enfant, par ma mère et les femmes du quartier lorsqu’elles se réunissaient en bas de la tour. Lorsqu’un des enfants du quartier se faisait « choper par les flics », plus que la prison, elles craignaient que la moindre « bêtise » n’entraîne leur expulsion au « bled ». Cette idée circulait naturellement dans les discussions, comme une sorte de vérité implacable, contre laquelle on ne pouvait rien, hormis empêcher - coûte que coûte - les enfants de faire des « bêtises ». J’ai grandi avec cette forme de « menace » intériorisée par nos parents, allant jusqu’à altérer leur propre perception du pays où ils étaient pourtant nés, devenu ce « bled » hostile, ce « bled » punition. Une trace sur l’estime de soi qui est venue ébranler ce petit quelque chose, si magnifiquement décrit par James Baldwin3, qu’ils gardaient dans leur cœur…(et) que la France ne leur prendrait jamais.

Il n’y a rien à cacher.4 Le 16 septembre 1994, une lettre5 signée du préfet adjoint pour la sécurité auprès du préfet des Bouches-du-Rhône, m’informe de son impossibilité à m’accorder l’autorisation de photographier le centre d’hébergement d’Arenc. Cette réponse – prévisible – a contribué, sans nul doute, à ce sentiment très ambivalent - oscillant entre peur et excitation - que j’ai ressenti à l’approche de ce lieu d’enfermement.

Le hangar A3 situé sur le môle d’Arenc dans le port autonome de Marseille a été construit en 1917 et a été démoli en 2009. C’est à l’étage supérieur de ce vieil hangar que – autour de 1963 - le Ministère de l’Intérieur a rationalisé ses pratiques d’expulsion, de refoulement et de reconduite à la frontière des étrangers jugés indésirables.6 Dès les années 1960, l'ATOM7 s'est vue confier la mission de gérer le centre de rétention d’Arenc.8 Officiellement dès 1975, ce lieu est un centre d’hébergement alors que ses opposants et une partie de la presse dénonçaient la prison clandestine d’Arenc. La rétention administrative n’a été inscrite dans le droit français qu’en 1980. Arenc, c’est l’ancêtre des centres de rétention en France.9

Pas de barbelés, pas de baraques, rien n’est visible de l’extérieur. Seul un escalier surplombé par une sorte de mirador où un agent surveille les allées et venues sans se faire remarquer pourrait laisser penser que ce hangar-là n’est pas tout à fait comme les autres. Préfigurant les choix qui seront faits par la suite pour la construction des centres de rétention administrative (CRA), l’architecture du hangar permet isolement et discrétion par rapport au reste de la population. D’ailleurs, lorsqu'en 2006 le CRA de Marseille est transféré du port au quartier du Canet, le projet de construction explique qu’il s’agit de ne perdre aucun des avantages qu’offraient le vieux hangar : « Le but est de ne rien montrer, de ne rien démontrer puisqu’il n’y a rien à voir, rien de visible y compris depuis l’autoroute dont nous avons affranchi les vues en créant une rangée de cyprès en complément de la barrière végétale existante. »10

C’est cela qui nous est donné à voir et c’est seulement cela que nous pouvons montrer.11 Numéro 9 (conçu et réalisé avec Martine Derain, plus d’informations ici) est le dess(e)in d’une cartographie de ces lieux d’enfermement. L’inventaire photographique de ces espaces-frontières a été réalisé avec l’aide précieuse de nos proches à partir de là où nous étions, chacune et chacun, en mesure de faire ces images et en composant avec nos peurs. Christiane Perregaux et Alec G. Hargreaves ont généreusement répondu à notre invitation en proposant respectivement les textes12 intitulés : « Toujours, la même histoire » et « D’une clandestinité à l’autre ». Finalement tous ces murs me donnent le frisson.13


0- Achille Mbembe. Quelles frontières ? La nuit des idées, 2016
https://www.youtube.com/watch?v=uv7S6pZhSi0

1- Les centres de rétention administrative (CRA), Site du Ministère de l’Intérieur-France, le 3 mars 2014 http://www.immigration.interieur.gouv.fr/Immigration/La-lutte-contre-l-immigration-irreguliere/Les-centres-de-retention-administrative-CRA
2- Paulo Freire. Pédagogie de l’autonomie, p. 32. Éditions érès, 2021
3- James Baldwin. Chassés de la lumière, p. 34. Ypsilon. éditeur, 2015
4- Michel Poniatowski – Ministre de l’Intérieur : Il n'y a rien à cacher, Le Provençal, 29 avril 1975
5- Cf. ci-dessous
6- Arenc, le matin des centres de rétention, n° 2, pp. 14-25. Éditions de la dernière lettre, 2009
https://www.cairn.info/revue-z-2009-2-page-14.html
7- L’Association est fondée et dirigée pendant 30 ans par Louis et Simone Belpeer en 1950 sous l’appellation ATOM (Aide aux Travailleurs d’Outre-Mer) à la suite d’une enquête effectuée par le Secrétariat Social de Marseille révélant « les difficultés d’insertion de la population nord-africaine primo-arrivante à Marseille »
8- Ibid. 6. Il est à préciser que la note 12 de l’article Arenc, le matin des centres de rétention écrit en 2009, renvoie sur le site de l’ADRIM (ex-ATOM) sur lequel il était alors fait mention de la gestion du CR d’Arenc dans la partie historique de l’association. Sur le site actuel, en juin 2021, cette mention a été effacée de la partie historique du site : https://www.adrim.fr/l-association, on peut y lire « 1960-1970 Actions d’animations éducatives, culturelles et sociales en réponse à l’évolution des migrations : regroupements familiaux »
Voir ci-dessous : extrait_2 d’un entretien filmé (travail vidéo en cours) avec Marc Crescente / Directeur ADRIM ex-A.T.O.M le 29 avril 2003 à Marseille, par Martine Derain et Dalila Mahdjoub.
9- Ibid. 6
10- Ibid. 6. Citant les architectes du centre de rétention du Canet cités dans l’article Pour faire des crânes, de CQFD n°35, Marseille, 2006.
11- Georges Perec et Robert Bober. Récits d’Ellis Island, p. 45. P.O.L Éditions, 10 octobre 1994
12- Consultables ci-dessous
13- Mots de fin d’un courrier écrit par Christiane Perregaux, envoyé de Genève par fax en décembre 1998

D’UNE CLANDESTINITÉ À L’AUTRE

Dans les centres de rétention et les zones dʼattente, on a construit une espèce de ”no manʼs land ”. Conçus pour faciliter la lutte contre lʼimmigration ” clandestine ”, ces lieux sinistres fonctionnent pourtant souvent dans des conditions de… clandestinité.
En dénonçant en 1975 le ” centre dʼhébergement ” dʼArenc, sur le port de la Joliette, où la police détenait illégalement des étrangers en situation de refoulement, un avocat marseillais révèle pour la première fois lʼexistence de ce qui était à lʼépoque de véritables prisons clandestines. Régularisés en 1981, les centres de rétention ont comme fonction de combler un vide juridique afin de mieux vider le pays dʼ ” irréguliers ”. Légalisées à leur tour en 1992, les zones dites dʼattente ne seront pour la plupart des demandeurs dʼasile qui y transitent que lʼantichambre de lʼexcommunication. Dans certains cas les suppliants nʼaccèderont même pas dans ce purgatoire légal mais seront consignés, contrairement à la loi, à bord des navires qui les ont amenés en France.
La France est loin de faire cavalier seul. Partout en Europe on verrouille les frontières en créant des lieux dʼenfermement travaillant plus ou moins en cachette pour évacuer de ce continent devenu forteresse des étrangers devenus indésirables. En Angleterre, certaines municipalités londoniennes ont même envisagé dʼaménager sur la Tamise un bateau-dépôt abritant temporairement - et pourtant sans aucune limitation temporelle - les demandeurs dʼasile cherchant à se faire admettre sur le territoire britannique. Ce cachot flottant, qui pour le moment ne fait que flotter dans la tête des politiciens, serait la triste réplique - légale cette fois - des cales de navire dans lesquelles voyagent clandestinement vers lʼEurope des hommes et des femmes cherchant à fuir la misère ou la persécution.
Malgré leur légalisation, les centres de rétention et les zones dʼattente fonctionnent dans bien des cas à la limite du droit et parfois en contradiction avec celui-ci. En 1991, une commission du Conseil de lʼEurope chargée de la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants met en garde les autorités françaises ” en raison notamment des graves déficiences constatées en matière dʼhygiène et de salubrité ” dans le soi-disant ” dépôt des étrangers ” au sous-sol du Palais de justice à Paris. Deux ans plus tard, lorsque des avocats réussissent pour la première fois à pénétrer dans ces locaux, ils y trouvent des conditions matérielles déplorables et des entorses au droit - non-respect du libre accès à la communication téléphonique, interdiction dʼeffets personnels, etc. 
En commentant ces constatations, Pierre Georges écrira : ” le mot lui-même vaut sens : dépôt. Notre société dépose ce qui la gêne, dans les coins obscurs, les caves dʼun palais de justice. […] Ces hommes, ces femmes en situation irrégulière, ou présumée telle, sont parqués à fond de cale, presque à fond de justice, comme des passagers clandestins. ” 1
En 1996, dʼautres avocats révèlent lʼexistence dʼun centre de rétention clandestin à Gennevilliers. Le rapport parlementaire Sauvaigo-Philibert, qui quelques mois auparavant avait rendu publique la liste officielle des centres de rétention, ne fait aucune mention dʼun local de ce type à Gennevilliers. Le procureur de nanterre, chargé de contrôler les centres de rétention dans les Hauts-de-Seine, affirme ne pas avoir été informé quʼune partie des locaux des maîtres-chiens de la brigade canine policière, enfouie dans une zone industrielle de Gennevilliers, servait de dépôt provisoire pour étrangers en situation irrégulière. Pas moins de 500 sans-papiers sont pourtant passés par ce centre de rétention sauvage depuis 1994.
Que cache-t-on dans ces lieux sinistres ? Dans bien des cas, sans doute, des conditions matérielles dégradantes. Parfois- trop souvent - des entorses au droit. Mais plus fondamentalement encore, on cache des êtres humains dont le sort gêne la bonne conscience de lʼEurope. 
Les sans-papiers sont sans doute coupables dʼinfractions aux lois régissant lʼentrée et le séjour dans lʼEurope-forteresse. Certains demandeurs dʼasile fuient peut-être la misère et non la persécution, ce qui leur bloque le droit dʼadmission assuré par la convention de Genève. Mais que ferait-on à leur place si le sort avait voulu que lʼon naisse de lʼautre côté de la muraille ?
Il nʼy a pas longtemps, les Européens de lʼouest accueillaient à bras ouverts les Allemands de lʼest qui réussissaient à franchir le mur de Berlin. On applaudissait leur volonté de fuir un régime politique malsain et un niveau de vie jugé insuffisant. Face à ceux - Africains, Asiatiques et autres - qui pour des raisons semblables essaient de franchir à leur tour la muraille de lʼEurope, on réagit tout autrement. Aux hommes, aux femmes et enfants qui essaient de pénétrer dans le sanctuaire européen, on oppose des lois dʼentrée et de séjour draconiennes. Ceux qui réussissent à y entrer illégalement en seront évacués aussi rapidement que possible.
Victimes de lʼaccident de leur naissance, de lois construites pour les maintenir dans une pauvreté distante et dʼun système administratif et judiciaire qui les retiendra dans des lieux quasi invisibles juste le temps dʼorganiser leur évacuation, il leur reste un dernier appel - et cela au sens le plus littéral. Cʼest ainsi quʼune jeune Nigériane, Sémira Adamu, trouvera la mort en se débattant contre des gendarmes qui la transfèrent du ” Centre 127 bis ” proche de lʼaéroport de Bruxelles, pour la placer de force à bord dʼun avion qui doit la ramener vers son pays natal. Pour étouffer les cris de protestation hurlés par la jeune femme, les gendarmes pressent sur son visage un oreiller, provoquant sa mort. Dʼautres décès se sont produits dans des circonstances analogues lors de procédures dʼexpulsion en Angleterre, en France et ailleurs en Europe.
Une Europe qui bâillonne ceux quʼelle expulse est une Europe qui cherche à étouffer la vérité. Cʼest une Europe, qui en se cachant derrière un appareil légal de moralité douteuse, refuse de reconnaître lʼinhumanité de son comportement. Cʼest une Europe qui sʼenfonce dans sa propre clandestinité.


Alec G. Hargreaves
Département des Études Européennes, Université de Loughborough, Royaume-Uni, 1998


1- Pierre Georges, ” À fond de justice ” Libération, 8 novembre 1993

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