Dalila MAHDJOUB 

L’archive comme trace
Marseille a été à la fois porte d’entrée et porte de sortie pour les dits « Travailleurs Nord-Africains ». Cette photographie de Charles Sinclair parue le 15 octobre 1951 dans le n° 276 de la revue « Qui ? Détective » en page 11 a été découverte avec les archives de l’ATOM en 1994. Elle est l’une des rares traces de ce petit « baraquement du Ministère du Travail et de la Sécurité Sociale » - une porte vers la France, aujourd’hui effacée. La légende indique : « C’est dans ce baraquement situé au pied du Fort Saint-Jean, quai de la Tourette à Marseille que défilent sans arrêt les Nord-Africains venus en France dans l’espoir, quelque fois déçu, d’y trouver un emploi. »

 
 

Maquette D’un seuil à l’autre 2004
Format 27 x 27 x 10 cm
Carton, plexiglas, Balsa et aluminium

 
 
D’un seuil à l’autre 2004-2007
2 portes de chambres provenant du premier Foyer SONACOTRAL construit en France en 1959, "Le Parc" situé à Argenteuil
Plexiglas, sérigraphie
Dimensions du vide 0,90 x 0,90 x 2,40 m
 
 
D’un seuil à l’autre est une intervention artistique conçue avec Martine Derain, pour l’espace public en 2004 au seuil de ce qui était autrefois nommé un foyer Sonacotra. Une petite archéologie pour laquelle nous avions fait le choix de ce lieu où il est heureux de dire - ou de s’entendre dire marhaba ou bienvenue - quelle que soit sa langue - dire l’hospitalité à celle ou celui que l’on accueille. Ce lieu est situé au numéro 35 de la rue Francis de Pressensé en plein cœur du quartier Belsunce, au centre-ville de Marseille. Ville, qui fut à la fois porte d’entrée et porte de sortie de ceux que l’on nommait les travailleurs Nord-Africains. Il était alors – pour nous - question d’une petite histoire de trois portes ; l’une grande ouverte - celle de 1956, l’autre entrouverte - celle de 1974 et enfin la troisième, celle qui ouvrait sur la résidence sociale.


« On ne met personne à la porte, mais on ne laisse plus la porte grande ouverte comme auparavant. » Ces mots sont ceux de Lionel Stoleru - Secrétaire d’État au Travail en 1977, défendant sa mesure d’aide au retour dite le million Stoleru. Notre geste a consisté, dans un premier temps, à récupérer deux portes de chambres provenant du premier foyer Sonacotral 1 construit en France en 1959, Le Parc, situé à Argenteuil, puis dans un second temps à les enfouir dans le sol ; un angle obtus pour celle de 1956, un angle aigu pour celle de 1974, comme en écho aux mots d’un résident interviewé par Marc Bernardot 2 : « Je suis chez moi dans la chambre, d’accord, mais pas dans la France, sinon je ne suis pas chez moi. »
 
1- Société Nationale de Construction pour les Travailleurs Algériens
Marc Bernardot, Loger les immigrés. La Sonacotra 1956-2006, Éditions du Croquant, coll. « Terra », 2008, 296 p., EAN : 9782914968447.
https://journals.openedition.org/lectures/682
2- Marc Bernardot, Une politique de logement : la Sonacotra (1956-1992). Thèse pour le doctorat en sciences sociales, Université de Paris-Panthéon-Sorbonne, 1997
Les détails et références du projet sont consultables ici.
 
 
« Prends 10 000 balles et casse-toi »
Capture d’écran_Long métrage de Mahmoud Zemmouri, 1982
© FENNEC Production
 
 
Maquette D’un seuil à l’autre
 
 
 
 
Extrait d’un texte à paraître en version anglaise (fin 2021) dans un ouvrage collectif dans le cadre du projet européen ECHOES (http://projectechoes.eu/) intitulé "Decolonizing Colonial Heritage : New Agendas, Actors, and Practices in and beyond Europe" aux Éditions ROUTLEDGE.
 
VA CHEZ BEN BELLA
Saïd


Ce passage est extrait d'une série d'entretiens que mon père m'a accordée entre février et juillet 2003 en acceptant d'être filmé. Une petite caméra DV, posée sur pied, tournait pendant que mon père racontait avec une précision et une fluidité ses histoires de travail entre France et Algérie, assis dans la place qu'il affectait, à l'angle du canapé en cuir noir, dans la tour aux Champs-montant. Je travaillais alors sur le projet Sonacotra. Ce moment choisi correspond à son retour en France, fin 1964. Son premier séjour pour le travail a débuté à l'automne 1956, après que son père et son frère aîné l'aient forcé à quitter l'école coranique pour garder les moutons. Il était alors âgé d'environ 17 ans. Fin 1962, après l'indépendance de l'Algérie, il "rentre définitivement". Très vite, poussé par la misère, il s'organise pour un nouveau retour en France fin 1964. Il se retrouve dans une chambre du foyer Sonacotra à Sochaux, en précisant j’ai habité à l’étage numéro huit. À ce moment-là, les portes du travail se fermaient. Ce moment démarre avec un rêve. Le rêve d'une voix, un lundi matin, alors qu'il est encore endormi.


Un jour de dimanche, l’après-midi j’étais assis avec quelques copains du foyer Sonacotra. Et moi je leur ai dit, comme on dit nous, les arabes " Quelqu’un qui fait que le bien et il a rien fait de mal, le bon dieu il a fait quelque chose de bien pour lui ! Moi j’ai rien fait de mal et le bon dieu il m’a fait rien que le mal ! Je sais pas pourquoi ! " Et j’étais énervé. Je leur ai dit " Ma parole, demain si "j’embauche pas", je passerai pas la nuit après-demain ici ! " Et c’était vrai ! Où tu iras ? J’allais aller chez mon frère Saïd à Port-de-Bouc. Et je ne connaissais pas la région, je pensais trouver du travail là-bas, mais il n’y en avait pas ! Heureusement je n’y suis pas allé ! J’avais juré et j’allais y aller. Au niveau des sous, j’étais juste. Je comptais sur la chambre que j’allais rendre et récupérer ma consigne. Le bon dieu avait décidé que mon sort était ici. Nous sommes allés dormir. Très tôt, lundi matin, les autres ne s’étaient pas encore levés pour le travail, et moi quelqu’un est venu me voir, quelqu’un est venu vers moi, je ne le voyais pas, je dormais encore, quelqu’un était avec moi et me parlait « Lève-toi et va-travailler ! » « Lève-toi pour aller travailler ! » Je lui ai dit « Non ! Pour moi il n’y a pas de travail ! » Il m’a dit « Si ! Il y en a le travail chez Leroy ! Y en a pas l’autre place ! » Comme ça ! J’ai dit « Non, Leroy, il m’a fait travailler quatre jours et après il m’a dit y en a pas ! » Il m’a dit « Je t’ai dit chez Leroy ! Y en a pas l’autre place ! » Deux fois ! J’ai sursauté, je me suis réveillé et je me suis rendu compte que j’étais seul ! Personne ! Tout seul !
 
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VA CHEZ BEN BELLA
Saïd



Ce passage est extrait d'une série d'entretiens que mon père m'a accordée entre février et juillet 2003 en acceptant d'être filmé. Une petite caméra DV, posée sur pied, tournait pendant que mon père racontait avec une précision et une fluidité ses histoires de travail entre France et Algérie, assis dans la place qu'il affectait, à l'angle du canapé en cuir noir, dans la tour aux Champs-montant. Je travaillais alors sur le projet Sonacotra. Ce moment choisi correspond à son retour en France, fin 1964. Son premier séjour pour le travail a débuté à l'automne 1956, après que son père et son frère aîné l'aient forcé à quitter l'école coranique pour garder les moutons. Il était alors âgé d'environ 17 ans. Fin 1962, après l'indépendance de l'Algérie, il "rentre définitivement". Très vite, poussé par la misère, il s'organise pour un nouveau retour en France fin 1964. Il se retrouve dans une chambre du foyer Sonacotra à Sochaux, en précisant j’ai habité à l’étage numéro huit. À ce moment-là, les portes du travail se fermaient. Ce moment démarre avec un rêve. Le rêve d'une voix, un lundi matin, alors qu'il est encore endormi.



Un jour de dimanche, l’après-midi j’étais assis avec quelques copains du foyer Sonacotra. Et moi je leur ai dit, comme on dit nous, les arabes " Quelqu’un qui fait que le bien et il a rien fait de mal, le bon dieu il a fait quelque chose de bien pour lui ! Moi j’ai rien fait de mal et le bon dieu il m’a fait rien que le mal ! Je sais pas pourquoi ! " Et j’étais énervé. Je leur ai dit " Ma parole, demain si "j’embauche pas", je passerai pas la nuit après-demain ici ! " Et c’était vrai ! Où tu iras ? J’allais aller chez mon frère Saïd à Port-de-Bouc. Et je ne connaissais pas la région, je pensais trouver du travail là-bas, mais il n’y en avait pas ! Heureusement je n’y suis pas allé ! J’avais juré et j’allais y aller. Au niveau des sous, j’étais juste. Je comptais sur la chambre que j’allais rendre et récupérer ma consigne. Le bon dieu avait décidé que mon sort était ici. Nous sommes allés dormir. Très tôt, lundi matin, les autres ne s’étaient pas encore levés pour le travail, et moi quelqu’un est venu me voir, quelqu’un est venu vers moi, je ne le voyais pas, je dormais encore, quelqu’un était avec moi et me parlait « Lève-toi et va-travailler ! » « Lève-toi pour aller travailler ! » Je lui ai dit « Non ! Pour moi il n’y a pas de travail ! » Il m’a dit « Si ! Il y en a le travail chez Leroy ! Y en a pas l’autre place ! » Comme ça ! J’ai dit « Non, Leroy, il m’a fait travailler quatre jours et après il m’a dit y en a pas ! » Il m’a dit « Je t’ai dit chez Leroy ! Y en a pas l’autre place ! » Deux fois ! J’ai sursauté, je me suis réveillé et je me suis rendu compte que j’étais seul ! Personne ! Tout seul !


Je suis rentré en marchant jusqu’à Sochaux… Je suis arrivé au niveau d’un rond-point – il y avait alors là un magasin qui s’appelait « Suma », un grand magasin à la place de « Daguet » – il ne fermait pas à midi. J’y suis entré et j’ai acheté une baguette, un morceau de fromage « Gervais » et une bouteille d’eau… Je me suis dit, je mange et je ressortirai cet après-midi pour refaire un tour dans les bureaux du coin… Si je trouve du travail, c’est bon, si je n’en trouve pas j’irai voir M. Mafa, je lui demanderai ma consigne et j’irai rejoindre mon frère, le jour même ! Je suis rentré, mon cousin m’a demandé si on m’avait embauché… Je lui ai dit " Non, rien du tout ! " Il m’a dit "Alors tu vas partir ce soir ?" Attend, il me reste cet après-midi, je vais refaire un tour et s’il n’y a rien, je jure que je ne passerai pas une nuit de plus ici ! Et c’était vrai ! Et d’abord, laisse-moi tranquille ! J’étais en colère. Quelques résidents étaient installés et mangeaient une "marga" (ragoût) avec de la viande, ils m’ont proposé de venir manger avec eux. Je leur ai dit non ! Je ne mange pas ! Ils m’ont demandé pourquoi… Je leur ai dit que Dieu m’a donné le fromage et le pain, je mangerai le fromage et le pain qui sont à moi ! Vous, il vous a donné du travail ! Moi, malgré mes bras, il n’y a pas de travail ! Eh bien je mange mon pain et mon fromage ! Je mange pas avec vous ! Ils ont insisté, j’ai dis non ! J’ai posé mon fromage et mon pain et j’ai mangé, puis j’ai bu un café. Eux ils sont sortis pour aller au travail et moi je suis allé à Sochaux. Je suis déjà passé par Héricourt, je suis allé dans un bureau… J’étais encore sur le trottoir – ce jour là, je ne cherchais plus juste à me faire embaucher, j’avais l’intention de m’énerver ! J’étais en colère, je ne me rendais même plus compte de ce que je faisais – je suis arrivé devant ce bureau… Il m’a dit « Pars ! », avec un geste du dos de sa main droite balayant l’air. Eh bien non, moi je rentre ! Je rentre et je me mets en colère ! Il m’a dit « Pourquoi tu es rentré, je t’ai dit de partir ! » Je lui ai dit « Pourquoi, c'est interdit de marcher sur le trottoir ? ». Il m’a dit « Les "algériens-comme-toi", ils viennent ici pour demander du travail ! » Eh bien non ! Moi je suis venu pour promener ! Et toi, tu m’dis de partir ! Vous avez pas « la » droit ! Et je suis pas venu pour te demander du travail ! J’ai promené ! Et j’ai le droit de promener sur le trottoir ! C’est pour la commune, pas pour toi ! Je lui ai fais un scandale ! Il me disait « Allez, pars» Je suis sorti de là et j’en ai rajouté en allant dans un bureau suivant, « kif - kif » ! Je ne cherchais pas du travail ! Je cherchais juste à « gueuler » à ce moment là ! De toute façon, ils ne voulaient pas m’embaucher ! Parce que ces derniers jours, j’allais les voir, ils me disaient « Va chez Ben Bella ! ». Et bien aujourd’hui, je n’avais que ma colère à déverser contre eux et je partirais de là ! Je ne travaillerai pas chez-eux ! Je n’avais plus envie ! Ce jour là, la colère devançait mes pas ! Elle me précédait ! La rage me débordait ! Je me suis énervé dans les trois bureaux de là-bas… Je revenais sur Sochaux, je suis arrivé au niveau de la brasserie – la route de Belfort c’était celle qui passait par Vieux-Charmont – J’avais entendu dire qu’il y avait un patron qui s’appelait Sodrac, ceux qui veulent travailler, il les embauchent. Je me suis dit, je vais faire un tour chez-lui pour voir s’il veut m’embaucher … Et s’il ne m’embauche pas, c’est la dernière… Je rentrerai pour ranger mes affaires et je partirai… Mais je n’en avais pas fini ! Je suis arrivé au niveau du rond-point, un policier était debout à côté de moi, il faisait la circulation, il était deux heures moins le quart… La dame qui travaillait comme secrétaire au bureau de la Main d’Œuvre est passée avec sa Quatrelle… Je l’ai vu ! Elle a sorti sa tête par la fenêtre comme ça et elle souriait… Elle m’a dit « Viens ! » Le policier debout à côté de moi m’a trompé, il est allé vers elle ! J’ai alors baissé ma tête et je suis passé sur le passage pour piétons devant elle, je ne l’ai pas du tout regardée. J’ai pris le trottoir en direction de Vieux-Charmont ! J’avais marché quelques deux cents ou trois cents mètres… Il y avait un feu rouge pour elle, le feu est passé au vert, elle est passé devant moi, elle a arrêté sa Quatrelle, elle était sur le trottoir d’en face et elle m’appelait, comme la voix de ce matin ! « Mahdjoub Saïd ! Mahdjoub Saïd ! » Je me suis tourné vers elle, elle m’a fait signe de venir « Viens vite, moi je dois aller au travail. » J’ai traversé la route. Elle m’a dit « J’ai eu de la peine pour toi.» Je lui ai dit " Comment ça ? " Elle m’a dit « Monsieur Fester, il y a plein de monde qui vient le voir, il leur donne les papiers, ils choisissent une place et toi il ne t’a jamais donné un papier ! Eh bien je t’ai trouvé une embauche ! Ma foi, j’ai cherché partout, il n’y a que chez Leroy ! Il n’y a pas d’autre place ! » On aurait dit que c’était elle qui m’avait parlé le matin même ! On dirait que c’était elle ! Comment cela était possible, la même parole ? Elle m’a dit « C’est pour quatre jours seulement, mais si tu suis mon conseil, va travailler ! » Je lui ai dit, pour un seul jour, je travaillerai ! Parce que j’ai juré ! Alors pour quatre jours… À ce moment, elle était seule dans sa Quatrelle. J'ai hésité à lui demander, je monte avec toi… Non ! Non, c’était trop de demander pour moi ! Je peux pas ! Je l’ai laissé partir avec sa Quatrelle. Ni elle ne m’a proposé de monter avec elle, ni je lui ai demandé de me faire monter ! Pour moi le principal, c’est qu’elle m’ait trouvé une place ! Le jour même ! Elle est partie avec sa Quatrelle. Et il y avait des cars, ils venaient de Belfort en passant par Vieux-Charmont, ils s’arrêtaient devant la gare de Montbéliard. Il y avait leur dépôt là-bas. Toutes les demi-heures il y en avait deux qui partaient, deux qui arrivaient. Elle a démarré pour arriver à l’heure à son travail et moi j’ai marché le long du cinéma « Prado » à Sochaux, il y avait l’arrêt de bus là-bas. Je suis arrivé au niveau de la station, je te jure que je n’ai pas attendu une seconde ! Il y avait du monde qui attendait, je me suis arrêté et le car s’est glissé en me frôlant légèrement, je n’ai pas du tout eu à l’attendre ! Il est arrivé en même temps ! Il s’est arrêté, je suis monté le premier. À ce moment, on payait cinquante centimes, j’ai payé et je suis monté. Il s’est arrêté devant la gare. Je suis descendu, j’ai pris la route de Montbéliard et je suis allé en direction de Sainte-Suzanne au bureau de la Main d’Œuvre. Quand je suis arrivé, j’ai trouvé la salle pleine à craquer ! Je n’avais pas d’accès pour aller vers la porte. J’ai dis « Laissez-moi, je veux passer à la porte. » Tu connais les arabes ! Et les gens étaient nerveux ! Ils étaient sans activité, il n’y avait pas de travail ! Il y en a un qui m’a dit « Comment ça ! Toi, tu arrives après les autres et tu veux passer à la porte ? » Je lui ai dit "J’ai un rendez-vous avec « l’Modeva » (le recruteur de main d'œuvre) !" « Non, non, non, « l’Modeva », il donne pas le rendez-vous ! » Je lui ai dit « À moi, si ! » Il m’a dit « Non ! » Ils lui ont dit pourtant les gens, ils lui ont dit « Laisse le, il passe à la porte. » Il m’a dit « Si tu vas frapper à la porte, il va nous insulter ! » Je lui ai dit « De toutes les manières, nos visages sont ceux de l’insulte ! Depuis toujours, ils nous insultent ! Si on avait de la valeur ! Ni on n’aurait à venir ici ! Ni ils nous insulteraient ! Laisse-moi passer à la porte ! » Il s’est mis sur mon chemin, je l’ai attrapé, je l’ai ôté de mon chemin, je l’ai jeté, il est tombé sur les autres ! Ils m’ont dit « Tu veux t’embrouiller avec nous tous ou quoi ! » Il y en a un qui s’est approché et qui leur a dit « Laisser-le passer à la porte ! » Je lui ai dit, moi je passe jusqu’à la porte, que l’on doive se battre ou pas ! La porte, je vais y aller ! C’est pas votre histoire ! Il m’a dit « Maintenant, il va nous insulter ! » J’lui ai dis « C’est pas ton problème ! » Je suis passé à la porte, j’ai commencé à toquer doucement. Et ce « Fester » était quelqu’un de mauvais ! Il a répondu de l’intérieur « Il y a déjà quelqu’un en face de moi ! Qui c’est qui tape sur cette porte ! Laisse cette porte tranquille ! » Et alors, je m’énerve ! Et je lance un grand coup de pied sur cette porte ! Comme un fou, ce jour là ! Je lui ai dis « Eh bien moi j’le casse cette porte là ! Comme tu n’es pas content ! Comme vous êtes pas content ! Eh bien j’le casse cette porte ! » Je me suis pris à décider, comme lui ! J’ai frappé la porte avec mon pied ! Y en a un qui m’a dit « Tu l’as pas entendu ? » J’lui ai dis « Toi, tu fermes ta gueule, l’arabe ! » J’lui ai dit « Moi, j’le casse cette porte ! » Rien ne m’aurait arrêté ce jour là ! Et ça a marché ! Ça a marché ! Est venue alors cette dame, elle a ouvert la porte, elle m’a dit « Ah ! Monsieur Mahdjoub, rentre ! » Il lui a dit « Y en a déjà un devant moi ! » Elle lui a dit « Non, non, non, c’est moi qui ai dit à monsieur Mahdjoub de venir ! Tout ce que j’avais fait, c’était pas grave ! Ça faisait rien ! Quand ça doit arriver, ça arrive ! Je suis rentré. Elle a refermé la porte derrière moi.


1977, Lionel Stoleru, alors Secrétaire d’État au Travail, dira : On ne met personne à la porte, mais on ne laisse plus la porte grande ouverte comme auparavant. Il défendait alors sa mesure d’aide au retour dite « le million Stoleru » 1

1981, je me souviens, j'avais 12 ans, le bus des travailleurs Peugeot vient de s’arrêter en bas de notre tour, je suis en train de faire mes devoirs dans la petite pièce qui jouxte notre chambre à mes sœurs et moi. Mon père rentre et demande à ma mère de venir dans la cuisine. Son ton – habituellement autoritaire – me semble soudainement plus grave : « Habou y taichouna ! » (Ils veulent nous jeter !) « Là-bas on a rien, on a pas de maison ! » Plus tard, mon père me dira : « Les chefs de Peugeot ont convoqué les immigrés, surtout les algériens pour les obliger à rentrer chez-eux ».

Pourtant, « Ni il s’en est allé, Ni il est resté, Ni il est resté, Ni il s’en est allé », chantera Slimane Azem.

La double injonction, récurrente et humiliante, à rentrer chez-soi et celle de devoir justifier de notre présence, fragilise notre légitimité à être-ici en tant que descendants de l'aventure coloniale de la France. "tu viens d'où ? oui mais avant, tu es né où ? ah ! mais avant ça, toi, ta famille, ça vient d'où ?" Christiane Taubira rappelle ces questions apparemment anodines et dénuées de malveillance, mais dont la répétition tout au long d'une vie, nous fige dans un statut d'éternel "alien ou immigré d'une énième génération" 2. L'injonction à devoir justifier de notre présence est stérile. Elle ne fait qu'ajouter au déficit de considération, projetant sur les personnes ciblées une image dévalorisante de soi. "S'il est une démarche stérile, c'est bien celle qui consiste, pour un opprimé, à s'adresser au "cœur" de ses oppresseurs", nous rappelle pertinemment Frantz Fanon. 3

Par ailleurs, cette injonction en appelle à un travail réparateur sur nous-même. "Pour sortir de la honte, pour inverser le stigmate, pour inverser cette honte qui pèse sur nos origines. Nous sommes obligés de faire un travail difficile !" dit Serge Romana 4. Dans le témoignage de mon père, la violence devient un moyen de se "réhabiliter à ses propres yeux" 5. Lorsqu'il me précise - avec aplomb : "Je me suis pris à décider, comme lui !", il ne fait ni plus, ni moins que ce que Frantz Fanon a décrit : "Au niveau des individus, la violence désintoxique. Elle débarrasse le colonisé de son complexe d'infériorité, de ses attitudes contemplatives ou désespérées… La violence hisse le peuple à la hauteur du leader." 6

Ce qui relie un maître à son esclave (n') est (-il pas) plus tragique encore que ce qui les sépare ? 7


1- Journal Officiel de la République Française – Débats parlementaires - Assemblée Nationale – 1ère séance du 5 Octobre 1977, p. 5844. Voir le document
2- Christiane Taubira. Préface à James Baldwin, La prochaine fois le feu, p. 13. Paris : Éditions Gallimard, 2018.
3- Frantz Fanon. Écoute homme blanc ! De Richard Wright. Frantz Fanon – Œuvres II, p. 524. Alger : Éditions Hibr, 2014.
4- Serge Romana – Président-fondateur de la Fondation esclavage et réconciliation. On n'est pas couché (54’). 8 juin 2019.
https://www.youtube.com/watch?v=lqBRn7EPP1g
5 et 6- Frantz Fanon. Les damnés de la terre. Frantz Fanon – Œuvres, p. 496. Alger : Éditions Hibr, 2014.
7- James Baldwin, Entretien avec Éric Laurent, 1975.
https://www.youtube.com/watch?v=sY2vkgSmnv8

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