D’un seuil à l’autre [Perspective sur une chambre avec ses habitants]
Dalila Mahdjoub/Martine Derain | 2004-2007
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C’est un projet initié en 2003, alors que nous travaillions à la Compagnie, atelier d’artistes installé à Belsunce. Notre attention s’est portée sur la construction à quelques mètres de là d’une résidence sociale Sonacotra, qui semblait contredire la politique municipale menée dans le quartier. En effet, Belsunce, lieu de passage et de séjour des travailleurs venus du Maghreb, fait l’objet depuis plus de dix ans d’une réhabilitation visant à « diversifier la population » et à « faire revenir des « gens qui paient des impôts » [1]. La Sonacotra, elle, héberge les travailleurs aujourd’hui retraités et ceux qu’on appelle les « plus démunis », sans distinction d’origine. Nous avons cherché pendant plus d’une année [2], puis présenté notre projet à la Sonacotra, qui l’a accepté [3]. La construction initialement prévue courant 2004 a démarré en février 2006, la résidence a ouvert ses portes en février 2007.
L’histoire des travailleurs immigrés est une histoire immense, bien trop grande pour nous qui ne sommes pas historiennes, et nous l’avons simplement regardée au travers de l’habitat qui leur a été destiné, le foyer, pensé comme « un logement temporaire pour travailleurs temporaires » [4].
Travailler
« La seule porte, c’était la France », dit un résident de foyer : à Marseille, la question de la place de l’ouvrier dans la ville et dans la nation est traversée par l’histoire coloniale. Il y avait au sortir de la guerre, près du port, le baraquement du Ministère du Travail et de la Sécurité sociale [5] où les travailleurs devaient se faire enregistrer : « Le baraquement du Ministère représentait tour à tour la porte d’entrée et la porte de sortie pour tous les Nord-Africains venus chercher en France un emploi que ne peuvent plus leur assurer les employeurs de nos trois départements d’Outre-mer » lit-on en légende de cette image parue au début des années 50 dans la revue Détective.
Habiter
La Sonacotra, à l’origine Sonacotral (Société nationale de construction pour les travailleurs algériens) fut créée sous l’égide du Ministère de l’Intérieur en 1956. Son action relevait d’une triple logique : gestion de la force de travail, contrôle social, mais aussi solidarité nationale [6]. Elle déclarait vouloir procurer aux travailleurs originaires d’Algérie des conditions d’habitation analogues à celles des travailleurs métropolitains. Les normes de logement furent pourtant abaissées, il y a encore aujourd’hui environ 8 000 chambres de 4,5m2. Les foyers-dortoirs construits près des usines étaient des espaces de relégation spatiale, sociale et politique : « …construits à l’écart des centres-villes et des voies de passage des citadins. Les travailleurs immigrés et leurs lieux de résidence étaient placés hors du champ de visibilité et donc de préoccupation des administrations » [7]. Depuis 1994, les foyers-hôtels sont devenus des « résidences sociales » et sont parfois installées en centre-ville. Le directeur de la Commission Interministérielle pour le Logement des Immigrés évoquait les difficultés rencontrées lors de la création de ces résidences : « Quant aux difficultés, j’en vois essentiellement une : l’éventuelle réticence des élus, qui ne sont pas toujours enclins à accorder des permis de construire pour le logement des travailleurs immigrés, ni même parfois pour une résidence sociale… » [8]. Malgré ces difficultés, la Sonacotra possède 25 foyers à Marseille dont 11 à Belsunce. La construction d’une résidence en plein centre-ville « est un programme exceptionnel, la vitrine de l’entreprise aujourd’hui. » [9] |
Brève description
D’un seuil à l’autre : une installation pérenne, comme une balise temporelle
« Je suis chez moi dans la chambre, d’accord, mais pas dans la France, sinon je ne suis pas chez moi » dit un autre résident. Nous avons enfoui dans le sas d’entrée, sur le seuil de la résidence – là où les hôtes souhaitent la bienvenue, où les choses se renversent dit un proverbe kabyle – en les laissant affleurer près de la surface, deux portes de chambre du premier foyer construit en France, « Le Parc », à Argenteuil [10].
Elles sont placées dans un coffrage en béton, protégées par un plancher-verre. Articulées sur l’axe de la porte de la nouvelle résidence, elles forment des angles : la première, un angle grand ouvert – nous l’appelons « porte de 1956 », grande ouverte pour un travail non qualifié. La seconde forme un angle aigu, comme entr’ouverte : nous l’appelons « porte de 1974 », date de l’arrêt de l’immigration.
Le secrétaire d’Etat aux travailleurs manuels, Lionel Stoleru, affirmait plus tard à propos de ses mesures « d’aide au retour » des travailleurs : « On ne met personne à la porte, mais on ne laisse plus la porte grande ouverte comme auparavant » [11].
La porte de 74 se refermant pose alors radicalement la question du « chez-soi », les travailleurs doivent « choisir » : rester ou partir. « Ni il s’en est allé ni il est resté, ni il est resté, ni il s’en est allé », chante Sliman Azzem… Deux plaques informatives (dates symboliques, origine…) sont placées sur les tranches des portes. La porte d’entrée est en verre, l’installation est perceptible depuis la rue. |
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Les deux portes de chambre du premier foyer construit en France en 1959, Le Parc, à Argenteuil |
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La "porte de 1956", grande ouverte pour le travail |
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La "porte de 1974", presque fermée |
[Perspective sur une chambre avec ses habitants], une publication en regard de l’enfouissement des portes ou comment sortir du sas
Elle reprend les informations consignées par les gérants dans l’unique registre papier de Parc : longues listes des numéros de chambres et des métiers de ceux qui, venus à 20 ans de M’Sila et de Sétif, de Ghardaïa ou d’Oujda, ont vécu entre ces portes quelques jours ou parfois toute une vie.
« Le Parc 2 » – c’est le nom que nous avons proposé pour le nouveau bâtiment de Belsunce – contient l’histoire de « Parc », le premier foyer nous mène à la dernière résidence : une porte s’ouvre et c’est un logement provisoire encore, cette fois pour ceux « qui ne peuvent accéder à un logement social ou traditionnel » ou sont « confrontés au chômage et à la précarité ». Les premiers foyers ont été comme une « assignation à résidence » [12], où les travailleurs étaient hébergés dans l’attente de leur retour, ils sont devenus un piège par manque d’une offre alternative de logement. Qu’en sera-t-il pour les résidents actuels ? Un logement temporaire peut-il être encore aujourd’hui la seule solution, quand le nombre des « bénéficiaires » du RMI ne cesse d’augmenter ? Combien de temps les résidents actuels devront-ils attendre une maison comme les autres ? Pas de chez-soi pour les chômeurs et les manœuvres et les ouvriers ?
Quelques exemplaires de la publication, ouverts, sont accrochés à l’intérieur du sas d’entrée – le sas, cet espace entre deux, ni dedans ni dehors – et proposent les listes et quelques clés de lecture de l’installation. Hors du sas enfin, dans la ville, accessible à tous, la publication vendue à prix coûtant est diffusée en librairie et auprès des Editions La courte échelle/transit. Chaque lecteur activera ainsi par sa lecture les vies individuelles et une histoire collective : interroger le passé pour animer les passions du présent, la passion de l’égalité ? |
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D'un seuil à l'autre 2007
La courte échelle/éditions transit
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La publication dans le hall d'entrée du foyer
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1- Citation de Jean-Claude Gaudin, La Tribune, 5-12-2001.
2- D’un seuil à l’autre a donc été un temps de rencontres. Pendant la recherche : avec Gilles Ascaride, sociologue et écrivain (Gilles Ascaride et Salvator Condro, Précarité à tous les étages, essai d’analyse du traitement public d’une population particularisée: les « isolés » du centre-ville de Marseille, Université Aix-Marseille I, 1999). Avec les membres du Comité pour l’avenir des foyers ensuite, installé à Paris. Pendant la construction de la résidence, avec les ouvriers qui la construisaient. Enfin, très récemment, rencontre avec Grégoire Keussayan et « découverte » d’un fonds photographique extraordinaire. Depuis les années 50, il a photographié les travailleurs de Belsunce. Ils se faisaient « représenter » en costume ou avec des objets, signes de leur réussite – réglant eux-mêmes la mise en scène, le photographe n’intervenant que pour la partie technique. Ces images servaient à donner des nouvelles à la famille restée au pays. Nous avons alerté les Archives Municipales qui ont acquis 1500 plans-films désormais conservés et consultables.
3- La recherche a été financée dans le cadre d’une bourse de recherche de la Direction de l’Architecture et du Patrimoine, le projet a été réalisé avec le soutien de la Drac-Paca, de l’Acsé et de la Ville de Marseille. Après un accord de principe, une convention d’entretien de l’œuvre a été établie en février 2005 avec la Direction nationale de la Sonacotra.
4- Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité (1991) 1. L’illusion du provisoire, Raisons d’agir, 2006
5- Il n’en reste aujourd’hui aucune trace.
6- Marc Bernardot, Une politique de logement : la Sonacotra (1956-1992). Thèse pour le doctorat en sciences sociales, Université de Paris-Panthéon-Sorbonne, 1997
7- Les foyers dans la ville, Foyers de travailleurs migrants et politique de la ville, DIV, FAS, CDC 1999
8- Revue Horizon, Sonacotra. Faut-il rappeler que certains riverains, loin de contester leurs élus, s’y opposent également ?
9- M. Bourdelon, Sonacotra Marseille, août 2003
10- Le foyer du Parc, construit en 1959, a été réhabilité en 2006. Les portes enfouies sont d’origine et proviennent des chambres d’un appartement du rez-de-chaussée.
11- Journal des débats de l’Assemblée Nationale, 5 octobre 1977.
12- Michel Fiévet, Le livre blanc des travailleurs immigrés des foyers. Du non-droit au droit. Ciemi, L’Harmattan, 1999 |
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