David GIANCATARINA 

(D)écrire ? : Les paysages urbains de David Giancatarina.

Elle est là, assise, les yeux tournés au dehors, l'expression froide. Son regard rencontre un double cadre, la fenêtre d'abord puis le carreau. Très ou trop souvent dans cette posture, elle regarde passer son pharmacien de mari, bref, une partie du monde. Puis, sans doute, son regard devient introspectif, ses yeux prennent ce voile étrange et à demi conscient de "l'out of focus".

Emma Bovary, c'est elle. Nous l'extirpons de cette torpeur pour une approche littéraire des photographies de David Giancatarina. Elle nous permet de se tenir dans une mise à distance étudiée. Celle-là même nécessaire pour appréhender le paysage dans sa plénitude. Emma nous donne à voir cette mélancolie, non pas celle du sens commun ni cet état d'acedia, pêché particulier dont Erwin Panofsky nous dit qu'il est "paresse et ennui de bien faire". Il s'agit plutôt d'une mélancolie active, un inventaire de l'urbain et donc des hommes qui ne saurait connaître de fin.

Plutôt qu'à de vagues ressemblances formelles avec certains travaux de Bustamante ou de Jeff Wall, nous serions tenté d'aller voir vers le collectif d'architectes, d'urbanistes et de designers "New-york exit New-york" qui a entrepris l'incommensurable tâche, pour un temps encore, de répertorier et de modéliser par l'image et le plan l'ensemble de Manhattan. Entreprise où la raison est à l'œuvre uniquement pour permettre à l'émotion esthétique de sourdre.

De cet inventaire impossible naît la belle course de l'artiste. L'hallucinante netteté de ces photographies ont à voir, ne l'oublions pas, avec la beauté formelle. Dans ce paysage du Caire, ce sont rectangle, carré et triangle plus que parallélépipède et pyramide qui s'inscrivent sous nos yeux. Des lignes pour un plan mystérieux effrontément dressé face au spectateur. Mais pour ces photographies prisent en périphéries des villes, est-ce un plan ou un labyrinthe qu'il confie à nos sens ?

Il y a peut-être un instant décisif et, Giancatarina le guette puis d'une rapide obturation exp(l)ose ce fameux continuum dans l'acmé solaire. Un soleil écrasant.

Silencieuse attente du photographe. "J'ai employé ma journée à voir et à voir encore", c'est Goethe cité par Guibert dans "l'image fantôme". Franchissons donc dans un glissement ectoplasmique la frontière qui conduit du fantôme au spectre. Un détour balzacien ? oui, celui de la théorie des spectres, doucement moquée par Nadar. Car notre regard porté sur cette œuvre s'étonne de la perspective analytique, mais cherche aussi à creuser le tunnel de l'autre, synthétique issue de la Renaissance.

Démarche presque impossible, la photographie reste incorrigiblement plate. Pourtant, notre œil contemporain cherche à soulever les différents calques accolés par les logiciels de traitement de l'image. Prendre garde à cet exercice car "La photo appartient à cette classe d'objet feuilleté dont on ne peut séparer les deux feuillets sans les détruire" (Roland Barthes). Protégeons alors la patience et le travail de Giancatarina et avec des gestes de chirurgien disséquons "l'aplatissement opulent" (Rosalind Krauss) de ces photographies. Voyons de quels spectres il s'est langoureusement emparé. Celui de l'étrangeté comme mycélium du réel, là, juste sous nos yeux.

La statique extra-ordinnaire de la série "un certain temps", ou, à Tokyo, cette sphère rouge, énorme et lisse sur laquelle l'explication rationnelle s'épuise et finit par glisser. Une écologie aussi, après celle de l'image, celle des lieux. Une sédimentation et un dégradé allant du naturel vers l'artificiel. Du brut au construit. La matière de ces briques, de ces parpaings et de ces blocs de grès, des couleurs même, gisent, non loin, à l'état brut attendant l'action de l'homme pour leurs transformations. Cet état de nature enfin, titre d'une série, qui interroge le regard anthropomorphe porté sur notre environnement.

A Barcelone, David Giancatarina nous hisse au niveau de la canopée et les platanes se manifestent. La touffeur chlorophyllienne ne laisse rien transparaître du tronc et des branches. Seulement cette luxuriance inquiétante échappant depuis ces cimes à la taille des hommes. Ces derniers chercheront à se rassurer, à nier la magie. En l'espèce le droit administratif qui considère l'arbre, lorsqu'il est planté comme un bien immeuble. Préférons la poésie rationnelle de la classification binomiale des végétaux par Linné. Elle nous rappelle que Platanus Acerifolia est aussi Orientalis. Il n'a cessé de voyager d'un biome jusqu'au notre. Il n'est point de détour pour un voyageur. Ainsi, plutôt que points de suspension, ce sont des traits d'unions qui s'inscrivent entre les photos de David Giancatarina. Ces traits d'unions que l'on dessine sur les cartes pour marquer le chemin parcouru. Nicolas Bouvier nous donne à lire, comme Giancatarina nous donne à voir, à la fois le sensualisme du monde et l'inhérente impossibilité d'une finitude : « Ce jour là, j'ai bien cru tenir quelque chose et que ma vie s'en trouverait changée. Mais rien de cette nature n'est définitivement acquis. Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire et vous replace devant ce vide que l'on porte en soi, devant cette espèce d'insuffisance centrale de l'âme qu'il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut -être notre moteur le plus sûr. »

Ce vide que l'on porte en soi est réifié, aspirant, dans cette vue de Chiang Mai en Thaïlande. Immobilité lourde mêlée à cette altérité impossible, celle directe et instinctive qui s'installe dès présence de l'humain dans le cadre. Etonnant paradoxe car cette figure absente est là, c'est nous.

Hugues Jacquet, Paris, février 2004

 
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