Les titres des paysages urbains de David Giancatarina nous parlent de villes réelles, de villes de rêve : Alexandrie, Tokyo, Le Caire ou Calcutta. Les photographies isolent des fragments, des bâtis, des façades aveugles. Métamorphoses arrêtées de l’urbain. Où est la forme d’une ville ? D’où la voir puisque mon point de vue lui appartient encore ? La rêve-t-on ou n’est-elle que le dessin d’un rêve ancien ?
Julien Gracq parle de ces villes « d’entre deux trains », de ces villes de passage que nous n’habiterons jamais même si nous nous y arrêtons souvent. Villes qui, sans doute parce qu’elles ne nous retiennent pas, donnent à l’expansion du moi grâce à laquelle le tissu urbain – pour employer une expression convenue – se rêve et se trame avec nos propres souvenirs, une puissance accrue. Angers est de ces villes, pour Gracq : une cité familière mais qu’il n’habite jamais réellement. C’est une ville qu’il associe pourtant à un souvenir de lecture encore engourdi dans son corps : celle des Falaises de marbre dont il se souvient avoir « coupé les pages sur un banc d’hiver ».
Ville et livre se regardent en miroir.
On imagine que la lecture, freinée par le découpage obligé des feuillets se superpose aux visions fugaces mais précises des lisières de la ville, de ces lointains pourtant proches et familiers, de ces apparitions de façades définies et anonymes. Instantanés, images fixes, souvenirs minéralisés par la lecture, images sauvées du flux urbain par la respiration d’un regard se détachant du magnétisme des mots imprimés. Il y a une photogénie propre des lieux où l’on se projette en sachant qu’on n’y vivra probablement jamais. Photogénie captée par ces paysages urbains, tendue sous nos yeux.
La ville et le livre s’identifient mutuellement sur le mode de la fausse reconnaissance. Le déjà vu et le déjà lu se défient, se provoquent et s’entretiennent. « Souvenir du présent », l’instantané d’une architecture d’Égypte, d’Inde ou du Japon, isolée entre ciel et terre a toute l’étrangeté d’un mot arraché au mouvement de la lecture et coincé dans la bouche qui le répète indéfiniment, ou d’une observation trop appuyée du reflet spéculaire dont l’œil ne sait plus comment sortir.
Le livre et la lecture ne font pas écran à la ville, ils rendent au contraire possible sa vision iconique. La lecture fige les images de la ville, elle l’atomise en l’isolant de son clinamen quotidien. On avance dans la ville comme dans un livre, on y marche comme dans une lecture : « cette possibilité quasi infinie de bifurcation, de détour et de fourvoiement, à laquelle bien peu d’auteurs, grâce à Dieu, résistent, ces passages secrets, souterrains, ces mélanges de style, dénivellations, colimaçons, funiculaires textuels et incongruités diverses, font des livres […] la reproduction des labyrinthes urbains. » Si l’auteur insiste avec raison sur la construction, à la fois anarchique et finalement stylée, de la ville-roman, je vois par contre dans les paysages urbains de D. Giancatarina, le construit. Il a un œil de maçon. Ce sont les blocs mêmes de cette prolifération labyrinthique de la ville qu’il nous livre dans ses photographies.
La photographie de David Giancatarina « littéralise » la ville parce qu’elle isole le bâti de l’habitation quotidienne du citadin. Mais l’immobilité, voire la « surimmobilité » de la photographie, évoque aussi irrésistiblement cette fusion de la littérature et de l’image. Elle en est le foyer où se fondent ces lieux de mémoire qui, de la poésie antique à l’art de la Renaissance, ne cessent de hanter nos textes et nos images. Photographier l’architecture des villes c’est nécessairement renvoyer à cette archaïque topologie de l’ars memoria. Comprenons que c’est rigoureusement le contraire d’une commémoration puisque le « monument » photographique est troué par le labyrinthe de la mémoire. Ce relevé des lieux atteste – ou célèbre – la trouée, l’échappée ou le dédale de la mémoire. La réminiscence a besoin de l’architecture, elle a besoin de plans, de ses points géodésiques parce que la mémoire couve l’infini, elle est le « dedans du dehors », ce thesaurus où saint Augustin voyait la preuve vertigineuse que l’âme ne peut se contenir elle-même.
Le poète et le rhapsode sont d’abord ces architectes des topoï, de ces lieux de mémoire où le chant trouvera son ancrage. Il leur faut des édifices vides attendant d’être remplis de mots. Mais leur échappe la construction de ces lieux : « Par sa maîtrise d’architecte des lieux mémoratifs, par cette capacité d’invention des images, le poète-sophiste pense opérer l’oubli d’une autre architecture vertigineuse comme une prison de Piranèse, celle-là même de la mémoire qui, au lieu de totaliser le savoir et l’histoire, comme l’art de mémoire en a la prétention, répète à l’infini ses espacements et ses télescopages, ses ouvertures, ses portiques, ses seuils et ses murs, ses cloisons aveugles et ses puits. »
Le poète-sophiste voyage mentalement pour ordonner son chant, les yeux clos sur ses architectures intérieures. Le photo-graphos flâne physiquement pour disperser sa vision, faisant sien ce mot d’un aliéné rapporté par P. Kaufmann : « je voyage pour réviser ma géographie… ». D. Giancatarina ne sait d’ailleurs souvent plus très bien à quelle ville appartient cette façade, ce mur ou ce sable…
Ses paysages urbains ont quelque chose à voir avec ces villes « d’entre deux trains ». On y voit ni centre, ni grouillement urbain des métropoles suractives. Pas de foule ou d’événements. À peu près rien d’humain n’y paraît sinon des vestiges. Entendez des traces, des empreintes d’architecture soignée ou délabrée, des grands carrés de façades détaillées et anonymes. Images qui sont les témoins d’une urbanité décentrée, excentrée – pas excentrique pour autant – à la lisière de la ville – sinon à ses confins – ; la ville pèse derrière elles, elle est comme un spectre hantant ces lambeaux d’habitation. On perçoit la présence de Tokyo dans ces cinglantes apparitions découpées par le lacis des câbles électriques qui traversent l’image de part en part.
Le plus souvent, nous sommes spectateurs de la périphérie : là où le sable semble recracher quelques pièces du labyrinthe cairote, où les pavés délavés soulignent, en cariatides fatiguées, les parpaings d’une façade avignonnaise, là où la végétation débordante paraît noyer les confins de Calcutta. Là où la ville, par un indécidable mouvement semble aussi bien s’involuer vers ses touffues origines que sortir d’elle-même comme si elle voulait expulser un corps étranger.
Nous sommes en bas des pentes de la ville, dans ses miettes périphériques, loin du nervosisme esthète de son centre, mais témoins de son indirecte puissance, encore rattachés à son système nerveux central : « Ce qui fait de la ville un milieu sous tension, dit J. Gracq, ce n’est pas tellement la concentration de l’habitat, l’état de fiction latente et continuelle qui électrise les rapports, la multiplicité des possibles ouverts à l’existence individuelle, c’est pour moi bien davantage l’antagonisme qui y règne entre un système de pentes naturellement centrifuges, qui toutes mènent le noyau urbain vers son émiettement périphérique, et, en regard, la puissance astreinte centrale qui les contrebalance, et qui maintient la cohésion de la cité ».
La grande ville est moins cet accélérateur des passions, ce générateur de frictions que déjà Rousseau redoutait en elle, qu’un singulier moteur autonome. Une bruissante machine, une puissante matrice expulsant et aspirant ses rouages humains. Un moteur pulsionnel si l’on songe à la métaphore tentaculaire de Freud pour désigner l’inconscient. Comme si les confins de la ville se rétractaient vers le centre après avoir « goûté les stimulations de l’extérieur ».
Une ville-moi, une ville-monde, coincée entre ses désirs d’annexions, ses rêves d’expansion et ses retraites narcissiques, ses violentes rétractions. La plus extraordinaire incarnation de ce mouvement étant peut-être le voyage à la campagne du Des Esseintes de À rebours. L’intérieur de l’esthète n’est-il pas, par définition, le cœur de cet idios cosmos, le terme de cette invagination de la ville dans ses monades aux portes et fenêtres closes de l’intérieur bourgeois ?
Mouvement à rebours, vers le centre rêvé, vers le centre du rêve. Tensions, frictions, nervosité sont moins le fait des individus pressés les uns sur les autres que le produit de ce mouvement souterrain de la ville. Ne sommes-nous pas le résultat des mythes endopschychiques de la ville elle-même ? Les rejetons de ses expansions ou de ses régressions narcissiques, de ces réveils et de ces sombres endormissements ? À quoi ressembleraient les topiques freudiennes sans les promenades viennoises ?
Mouvement centrifuge par où la cité semble se déliter continuellement tout en se ramassant sur elle-même. Michel de Certeau parle du mouvement opaque de la ville. Le mouvement, le mouvant de la ville, n’est pas visible ; il est ce qui résiste à la visibilité. Il est hors champ. La ville se construit et se défait. Il est d’usage de dire qu’elle vit. En tout cas, elle croît et elle meurt puisqu’elle est à la fois structurée et entropique. Si son espace s’homogénéise ou se banalise dans ses entours, il se fragmente aussi. La photographie tend naturellement à la micrologie.
Les photographies de David Giancatarina sertissent comme autant de temps figés en éclats, ces fragments déliquescents. On songe parfois au travail de Lewis Baltz, particulièrement attentif, dans ses photographies, à l’archéologie des lieux délaissés, des zones à l’abandon. Mais ici, dans ces paysages urbains, paraît l’humus sur lequel s’édifie la ville en même temps qu’elle le recrache. Humilité de ces sols, de ces friches boueuses de la ville. Humidité aussi et labilité de ces villes se remodelant sans cesse. Je pense à cette scène d’un film de Wenders qui concentre cette rêverie liquide de l’origine de Berlin dans un plan fixe des berges désertes du Rhin. L’eau est la métaphore vive des villes, qui dit leur origine et leur fin diluvienne.
Mais, chez D. Giancatarina, le déchet, le rebut, la friche, ne sont jamais poétisés en tant que tels. Ils constituent une strate de l’image, un étage de la vision.
Tout à la précision et à la rigueur suprématistes de ses cadrages, attentif aux détails des matériaux, il développe et renforce le sentiment de l’immobilité. Le flux de la ville, liquéfié, est rendu invisible, il est effacé. Aucun effet de mouvement dans ces photographies. L’image est construite, édifiée, assise par les bandes horizontales de l’asphalte, des réseaux électriques. L’image est fondée sur le sable, sur la terre. L’ocre se dresse, s’érige en murs qui interdisent au regard toute échappée, toute fuite.
Le ciel, la plupart du temps, détoure sans ambiguïté les façades où il resurgit parfois à la faveur du cadre d’une fenêtre ne donnant sur rien et qui se met à englober l’englobant lui-même. Le vide du sanctuaire déserté devient palpable. Comme cette photographie du Caire où la façade de briques rouges, orpheline de son bâti, est amputée de sa profondeur et n’ouvre que sur l’extérieur rugueux de la roche.
De ces photographies remonte toute l’étrangeté de la photographie elle-même, à l’instar d’une des premières réalisations de Daguerre, une vue du « Boulevard du Temple » (1839), dont le temps de pose aura effacé tous les passants à l’exception des jambes d’un piéton faisant cirer ses bottes. L’homme disparaît sous l’effet de la durée. Surnuméraire de l’image, l’humain prend congé. La photographie accomplit cette métamorphose du réel en surface ; poste avancé sur les bords du visible, le photographe est le véritable apologue des surfaces.
Du réel, la photographie nous donne tout, mais un tout sur le point de disparaître, comme l’image que J.-F. Lyotard compare à l’étreinte passionnée, crispée sur le vertige de la séparation. Le monde est là mais le regard-Méduse du spectateur l’efface déjà : la descente, chez Fellini, dans l’inconscient suburbain de Rome ne se dévoile qu’à un regard orphique qui perd ce qu’il voit, qui efface catastrophiquement les merveilles qui lui apparaissent en perçant de toutes parts sa mémoire. La sortie de l’ombre se solde par la perte définitive dans l’obscurité et l’oubli. Paradoxe de l’obombration : seule l’ombre protège ce qu’il faut apprendre à voir.
« Profondeur de champ » : jamais expression ne fut plus ambiguë, aucune facilité accordée au réflexe perspectif. Tout est en surface, en plan, à plat. Géographie de géomètre. « Géophilie » pure de toute géographie humaine. La profondeur de champ ne restitue pas de profondeur mais un champ où apparaît ce que l’œil ne peut pas voir quand il habite la ville que lui montre la photographie. La dimension achiropoïète de la photographie n’a rien de mystique, elle tient à la restitution infinie des détails qui nous captent. « La photographie rend compte, dit Baudrillard, de l’état du monde en notre absence. L’objectif explore cette absence ».
La ville est la réalisation du rêve ancien de l’humanité, le labyrinthe.
Le flâneur se consacre sans le savoir à cette réalité.
C’est dans son sens littéral qu’il faut comprendre la remarque de W. Benjamin : la ville réalise le rêve ancien du labyrinthe parce qu’elle en est – horizontalement et verticalement – l’édification, la construction tout à la fois aléatoire et ordonnée, chaotique et programmée. Elle a ses avenues manifestes et ses parcours latents. Si ces pièces du labyrinthe urbain n’ont rien d’onirique, elles prolongent par contre un regard rêveur. Le rêve est d’ailleurs, le premier labyrinthe : le rêveur s’y enroule, prisonnier à l’intérieur de son propre dehors, expulsé dans ses propres limbes. Entrer dans le rêve a quelque chose à voir avec l’entrée dans la ville : elle se referme sur nous avant qu’on ait pu s’en rendre compte.
La ville commence quand on ne la voit plus, donc quand elle nous entoure. C’est pourquoi la ville fournira à la pensée classique l’emblème rêvé des apories de l’identité : trop loin elle reste invisible, trop près elle se parcourt mais ne peut plus se totaliser, elle n’apparaîtra, fugacement, qu’à la bonne distance. Le dualisme cartésien, s’appropriant la métaphore reine de l’architecture, retrouvera dans cette ville, ses propres apories. Cogito précaire et tremblé du voyageur, la ville se rêve dans une forme qui ne doit rien aux cartes et aux plans mais aux images pétrifiées qui jalonnent sa déambulation. Étendue rêveuse, sa spatialité diffusée dans l’intimité de ces infinies manières de l’habiter, ne se laisse jamais saisir. Elle se délite dans les souvenirs qui poissent ses artères, dans les désirs qui se détachent en surimpression sur les façades.
Qu’y a-t-il de plus proche et de plus lointain que les souvenirs d’une ville natale ? De quoi se souvient-on ? De la légèreté de l’air coincée dans un printemps toujours recommencé ? De l’image explosante-fixe des décors de nos métamorphoses. Des itinéraires de nos désirs, des lacis embrouillés de nos affects.
La photographie de David Giancatarina, opère de manière métonymique : le fragment renvoie à une ville qui est absente mais supposée. Le labyrinthe que dessine la vie quotidienne de la ville n’est jamais directement vu : ses photographies donnent à voir des labyrinthes en coupe. Un peu comme une ligne droite vue de face. Le plan ou le point ne laissent jamais soupçonner la profondeur ou la ligne qui les poussent.
C’est techniquement que ces photographies renforcent l’analogie du rêve et du labyrinthe : comme dans l’image du rêve, tous les détails ont une égale importance, ce qui, subrepticement, ajoute à l’étrangeté de l’image photographique.
Le rêveur qui s’éveille s’étonne du lest qu’il donnait aux détails de ses rêves : « Photographie pensive alors, car à travers elle, comme à travers un rêve, j’entre dans la source de toute pensée, avant le temps des pensées conscientes, en marche. »
Avant le temps, c’est-à-dire dans le présent sans cesse recommencé du regard photographique.
On songe ici aux textes de Baudelaire sur C. Guys, peintre de la vie moderne. Celui qui sait développer à la fois un regard attentif à la modernité et une vision distraite et flottante, capable de saisir l’insolite du rythme ordinaire de la ville. L’homme des foules cultive l’arythmie solitaire.
Ce qu’il voit dans les aquarelles de Guys, c’est le génie de l’instantané, ce que la photographie nous donne plus généreusement encore : un temps écrasé. Les paysages urbains de D. Giancatarina ne nous montrent pas la vie moderne mais l’écrin dérisoire ou ambitieux, riche ou bricolé, neuf ou déliquescent de nos vies. Il nous en montre les lisières, les franges, les bords. L’humus bordé d’un ciel toujours limpide.
Personne ne voit le labyrinthe. Personne ne voit son labyrinthe. La flânerie photographique de D. Giancatarina réalise sans le savoir ce rêve ancien.
Charles Floren
Texte extrait du livre Paysages Urbains, Les Éditions du Sacripant |