Quand sa fille a huit ans, la mère d’Ymane Fakhir commence à constituer son trousseau; des bijoux aux torchons, elle rassemble tout ce dont Ymane aura besoin, une fois mariée, lorsqu’elle entrera dans une autre famille, un autre clan. Un à un, les objets s’accumulent, dessinant le portrait de la femme et de l’épouse modèle qu’elle deviendra sans doute…
Quand sa fille a huit ans, la mère d’Ymane Fakhir commence à constituer son trousseau; des bijoux aux torchons, elle rassemble tout ce dont Ymane aura besoin, une fois mariée, lorsqu’elle entrera dans une autre famille, un autre clan. Un à un, les objets s’accumulent, dessinant le portrait de la femme et de l’épouse modèle qu’elle deviendra sans doute. On commande des souliers aux semelles de bois finement sculptées, des tissus à fil d’or, des robes de soie. A chaque fois qu’un oncle ou qu’un cousin part en voyage, on lui demande de ramener quelque chose. La grand-mère rapporte de la Mecque des perles de la mer Rouge, de Paris, de la lingerie fine. Le trousseau grandit en même temps que la petite fille. Les époques passent, les modes changent et chacune laisse une trace dans les effets d’Ymane. Années soixante-dix, quatre-vingts, quatre-vingt-dix… Regarder ce trousseau, c’est faire l’expérience d’une archéologie déroutante, la construction d’un être façonné, année après année, par la communauté plutôt que l’individu. Chaque strate révèle aussi la tendresse constante et l’obstination tenace d’une mère et d’une famille, décidées à ne donner que le meilleur.
Mais l’Ymane du trousseau, la bonne épouse, ménagère et séductrice, celle qui ne quitte son tablier de cuisine que pour passer des dessous affriolants, la parfaite femme au foyer marocaine, cette Ymane là n’existera jamais. L’artiste choisit un autre chemin, un autre parcours, dans un autre pays, et se retrouve des années plus tard face à un trésor amassé en vain. Comment alors faire sens de ce monceau d’objets devenus inutiles, si touchants pourtant, si pleins d’une affection sans limites. A ce débordement d’émotions, Fakhir oppose la méthodologie clinique de l’inventaire. Dans la série Le Trousseau (2005-2008), les objets sont isolés, photographiés sur fond blanc comme des spécimens, hors contexte, libérés du sentimental souvenir. Ils acquièrent ainsi une présence sculpturale. L’objet n’est plus un cadeau, mais une forme qui se découpe dans l’espace. L’étui fermé de Collier en or et en pierres (2005) rappelle presque une boîte de Donald Judd, séduisante d’hermétisme. Non plus accessoire d’une femme mariée en devenir, mais entité nouvelle, imprégnée, comme Les Cygnes du Baptême (2007) d’une délicate poésie de l’absurde.
En général, le trousseau se montre. Il représente des années de travail, la richesse de la famille, l’amour et la générosité des parents envers leur fille. Cela se partage. Un peu après le mariage, la jeune épousée fait venir son entourage proche, les femmes surtout. Chaque pièce est palpée, admirée, commentée. La mère a bien rempli sa mission… ou pas. La vie à venir est dévoilée, l’intime mis sur la sellette. Le Trousseau prend le contre-pied de cette attitude ostentatoire. Les objets sont souvent représentés emballés, tels que l’artiste les a trouvés dans les malles de sa mère à Casablanca. Si Fakhir montre son trousseau, elle en protège le cœur. Se met alors en place un jeu de devinettes ; les objets cachés, souvent méconnaissables, sont fantasmés. Pour le spectateur occidental, l’imaginaire se teinte des clichés orientalistes si fortement inscrits dans l’inconscient collectif. Le bout de tissu terne de Ceinture en or et pierres (2005) renferme à coup sûr une parure de princesse des Mille et une nuits. L’emballage porte aussi la trace de la dévotion de la mère, qui par ses gestes tendres et quotidiens s’assure que le capital de sa fille, son avenir, est bien protégé.
À travers son trousseau, son histoire, Fakhir documente toute une tradition en train de disparaître. Comme dans sa série Un Ange Passe (2003), elle prend note d’un aspect crucial du rite de passage qu’est le mariage dans les sociétés nord-africaines, mais son enregistrement photographique d’un phénomène social passe la subjectivité d’un ‘je’, plein de l’ironie de n’avoir jamais vraiment été. Pour la série Le Bouquet (2006-2008), l’artiste se concentre sur les exubérantes compositions florales qui accompagnent les noces ; ceux que l’on achète dans les boutiques alignées le long de la rue Ibn Rochd. Comme pour le trousseau et les tenues de mariage, la beauté passe par l’excès ; plus la composition est chargée, plus le bouquet est somptueux, désirable. Les feuilles de cactus sont changées en coques d’argent, les fleurs jaillissent en touffes, et le spectateur est convié, grâce à un cadrage précis et resserré, au cœur de cette jungle odorante. Pourtant les bouquets – nommés comme dans une chanson romantique d’après un couple d’amoureux – semblent aussi tristement mélancoliques. Peut-être est-ce parce qu’ils rappellent un peu les gerbes qui ornent en France les cimetières, ou alors à cause du sentiment de claustrophobie de leurs suffocantes enveloppes de cellophane. Ils commémorent une fin tout autant qu’ils célèbrent un début, ils cristallisent une transition.
C’est peut-être autour de ce terme de transition que ces deux séries de travaux de Fakhir s’articulent avec le plus d’aisance. La transition de la fille à la femme, celle que l’artiste aurait pu être, et celle qu’elle est devenue, transition d’une génération à l’autre, de l’enfant à la mère, transition enfin du souvenir d’une vie future qui semblait imposée, à un héritage choisi et apprivoisé au fil des images.
When her daughter reached eight, Ymane Fakhir's mother started to put together her trousseau, a dowry of objects. From jewels to tea towels, she gathered everything Ymane might need once married, when she will enter a new family, a new clan…
Ymane Fakhir, Trousseau and Flowers
Coline Milliard
When her daughter reached eight, Ymane Fakhir's mother started to put together her trousseau, a dowry of objects. From jewels to tea towels, she gathered everything Ymane might need once married, when she will enter a new family, a new clan. Little by little, the objects accumulated, sketching the portrait of the perfect housewife Ymane would no doubt become. The family ordered precious shoes with intricately sculpted wooden insoles; they bought fabrics weaved with gold threads and silk dresses. Whenever an uncle or a cousin was going abroad, he was asked to bring something back for Ymane. The grandmother came back from Mecca with Red Sea pearls, and from Paris she brought back delicate lingerie. The trousseau followed the little girl’s growth. Time passed, fashions changed, and each epoch left its trace on Ymane's belongings. The '70s, the '80s, the '90s ... To look at this trousseau is to be confronted by a disconcerting archaeology: the making of a human being, from year to year, by a community. Each stratum also demonstrates the unrelenting kindness of a mother and a family, dedicated to providing their daughter with the best things available.
But the Ymane of the trousseau, the domestic goddess who only puts aside her apron to put on sexy underwear, the perfect Moroccan spouse, this Ymane never really came to life. The artist took a different route, choosing another journey in another country, and years later had to deal with this treasure gathered in vain. How to make sense of this absurd heap of objects, at once useless and full to the brim with affection? To counteract this emotional overflow, Fakhir adopted the clinical methodology of the inventory. In her photographic series Le Trousseau (2005-2008), the objects are singled out. Shot on a white background like specimens, they are freed from context and sentimental memories. This in turn allows them to gain a real sculptural presence; the objects aren’t gifts anymore, they’re only shapes, sharply defined by the neutral surrounding space. The appealingly hermetic Collier en or et en pierres (2005) could almost be a box by Donald Judd. Once the bride’s prized accessory, it becomes in Fakhir’s photograph a new entity, infused, like Les Cygnes du baptême (2007) with a delicate sense of poetry.
The trousseau is usually put on display. It represents years of work, the family’s wealth, the parents’ love and generosity for their daughter. This has to be shown. Soon after the wedding, the newlywed traditionally invites her female relatives and friends. Each item of her trousseau is handled, admired, commented on. The mother did a good job … or not. The life about to start is revealed, its intimacy exhibited. Fakhir’s series Le Trousseau negates this ostentatious attitude. The objects are usually photographed wrapped up, just as the artist found them in her mother’s trunks in Casablanca. Fakhir may be showing her trousseau, but she chose to protect its heart. A guessing game begins: the concealed objects are dreamt up, reinvented. For the Western viewer, these fantasies are often tinted with the Orientalist clichés still very much part of the collective unconscious; the dull piece of cloth in Ceinture en or et pierres (2005) must contain the finery of a Thousand and One Nights princess. This covering also bears the mark of the devotion of the artist’s mother. With simple gestures, she made sure that her daughter’s capital, her future, was well protected.
Through her trousseau and its history, Fakhir documents a whole tradition about to fall into oblivion. As in her series Un Ange passe (2003), she takes stock of a crucial aspect of the rite of passage the wedding still is in North African societies, but her photographic record is tinted with the subjectivity of an ‘I’, who ironically, never really existed. In her Le Bouquet (2005-2008) series, the artist focuses on the exuberant flower compositions indispensable to any wedding, those one buys on the neatly aligned stalls in Ibn Rochd street. As for the trousseau and the ceremonial dresses, the bouquets work with an aesthetic of excess; the more flowers there are, the more the composition is worked on, the more the bunch is seen as sumptuous and desirable. The plants burst out, cacti leaves are turned into silver shells. Thanks to Fakhir’s tight framing, the viewer is plunged into a fragrant jungle. Yet perhaps because they bring to mind the wreaths in French cemeteries, or perhaps because of the claustrophobia induced by their suffocating cellophane wrappings, the flower bunches also so feel sadly melancholic. They commemorate an end as much as they celebrate a beginning, crystallizing a transition.
It’s probably this term, ‘transition’, that encapsulates best these two series of photographs. Transition from the girl to the woman – the one the artist could have been, and the one she became – transition from one generation to the next, from the child to the mother; transition, lastly, from the memories of a future life that seemed to be imposed, to the progressive embracing of a heritage tamed through photography.
Le bouquet, 2005-2009
Tirage lambda sous diasec, 100 x 100 cm
Vue d'exposition à la galerieofmarseille, Marseille, 2009
Socle
Socle 6, 2011
Tirage sur papier Premium. Contrecollage sur Dibond
100x100 cm
Socle 8, 2011
Tirage sur papier Premium. Contrecollage sur Dibond
100x100 cm
Socle 9, 2011
Tirage sur papier Premium. Contrecollage sur Dibond
100x100 cm
Socle 10, 2012
Tirage sur papier Premium. Contrecollage sur Dibond
100x100 cm
Socle America, 2012
Tirage sur papier Premium. Contrecollage sur Dibond
100x100 cm
Vue d'exposition à la galerieofmarseille, Marseille, 2012
Dans cette continuité, les photographies exposées aujourd'hui - les Socles (supports de pièces montées) et les Chaises - sont des éléments de décor mis à nus, ramenés à une forme initiale habituellement cachée sous une accumulation de fioritures qui leur donnera une valeur d'usage.
Ymane Fakhir utilise la photographie pour mener un travail d'analyse et de réflexion autour des rituels sociaux. Dans un premier temps, elle repère ces rituels, puis elle conçoit et planifie les prises de vues photographiques. Enfin, elle se rend sur les lieux pour les mettre en œuvre, et probablement à l'épreuve de ce qu'elle avait imaginé. Dans les faits, c'est ainsi qu'elle avance depuis plusieurs années. C'est ainsi que naissent des séries d'images fixes, et à présent des œuvres vidéos.
Deux ensembles d'images en couleur - Le Trousseau et Le Bouquet, montrées par la galerieofmarseille en 2009 – sont centrées sur le thème du mariage. Elles sont un bon exemple de cette capacité à passer systématiquement en revue les éléments constitutifs d'une cérémonie.
Dans cette continuité, les photographies exposées aujourd'hui - les Socles (supports de pièces montées) et les Chaises - sont des éléments de décor mis à nus, ramenés à une forme initiale habituellement cachée sous une accumulation de fioritures qui leur donnera une valeur d'usage. Jamais montrés directement, les corps sont éminemment présents dans ces images, par les vides qu'ils dessinent, qu'ils ont ou qu'ils vont bientôt occuper. Le vocabulaire de cet événement que peut représenter le mariage – est montré avec une grâce et une finesse qui n'enlèvent rien au regard nécessairement distancié et analytique voulu par l'artiste. Comme dans un atlas, les images s'accumulent et, sans didactisme, un ordre intérieur poursuit sa propre logique.
Mais au-delà d'un récit neutralisant en apparence – les fonds blancs et les cadrages resserrés isolant les sujets de leur contexte –, les images poursuivent leur chemin en nous, n'hésitant pas à emprunter une voie plus subjective.
Ce deuxième souffle contenu dans les œuvres d'Ymane Fakhir tient à la construction d'une temporalité suspendue, d'un moment répétitif et unique à la fois, dont on ne sait s'il est en train de se dérouler sous nos yeux, s'il s'agit d'une étape passée ou future.
Cette sensation est de plus en plus présente dans l'évolution de ses photographies, mais c'est dans les vidéos, dont elle dit qu'il s'agit "d'une photo qui dure", qu'elle s'accentue.
Ces vidéos - dont trois sont présentées sur une série de cinq encore en cours d'élaboration - ont été réalisées ces deux derniers mois. Il s'agit d'un travail très récent et ancien à la fois. Avant même la série du Trousseau 2005-2009, l'artiste avait eu l'intuition qu'elle devait explorer un certain nombre de moments forts de son enfance. Ces tentatives non finalisées à l'époque ont fini par trouver leur aboutissement en se dépouillant de toute parole, pour s'en tenir à des gestes simples, gorgés de sens. Pain de sucre, Cheveux d'ange et Graine s'appuient sur cette même intuition. Un récit épuré est rendu nécessaire quand il s'agit de maintenir éveillées des images fondatrices d'un espace méditerranéen où les pratiques ancestrales cohabitent naturellement avec les technologies les plus contemporaines.
Ymane Fakhir décide alors de filmer en plan séquence, comme elle les aurait photographiées, les mains d'une femme dans ses activités de base. Elle passe en revue ces gestes répétitifs qui consistent à transformer une matière première en nourriture. Plusieurs écritures s'y croisent – chorégraphique, culturelle et symbolique -, telles trois dimensions incontournables pour saisir la densité de l'espace dans lequel se déroule l'action.
De ces mains de femme émergent des formes et des sons constitutifs de répertoires familiers, et il y a une sorte de magie à les voir se réaliser. L'agilité des mains, leur rapidité, leur exigence et leur détermination dans l'exécution, nous font assister en temps réel à un acte de création ancré dans le quotidien le plus trivial et pourtant emprunt de magie : quand la farine devient pâte, quand le roc blanc devient sucre en poudre, quand la rencontre de deux mains fait naître de minuscules cheveux d'ange.