Le projet d’Ymane Fakhir est une performance qui raconte l’histoire Le gouffre du léopard. Bina habite sur une île. Elle nous raconte le voyage de ses parents, Doress et Ahras, qui ont quitté leur montagne pour un nouveau pays d’accueil : « l’île ». Ce récit croise le chemin de plusieurs personnes qui tentent désespérément de trouver leur voie : Ahras, qui s’affaiblit lentement ; la courageuse Doress qui n’a jamais de regrets ; Ayour, qui disparaît soudainement : d’autres jeunes qui se perdent dans une routine mortelle ; sans oublier les fantômes de la montagne. Bina retrace ces aventures, refusant toute pitié. Elle les brandit comme une victoire sur le silence, le néant et les injustices subies par Doress et sa famille. Le titre de cette performance est inspiré des taches d’argile colorée déposées par l’eau sur les murs, et dont les motifs rappellent la fourrure des léopards et des hyènes du Djurdjura. Un lieu où tout sauvetage est impossible en cas d’incident, compte tenu de l’hostilité de l’environnement. Un gouffre où règne le désespoir.
« Les habitants de l’ile te sourient, tu partages des fous rires avec eux mais ce ne sont que des faux rires. Personne n’ose rien dire et personne ne descend voir ce qu’il se passe. Tout se fait aux vues et aux sus de tout le monde et tout se tait. Je n’ai rien vu, rien senti, rien entendu. Parler est devenu dangereux. Et, mourir ce n’est pas si grave que ça. » Lire la suite…
… « Les habitants de l’ile te sourient, tu partages des fous rires avec eux mais ce ne sont que des faux rires. Personne n’ose rien dire et personne ne descend voir ce qu’il se passe. Tout se fait aux vues et aux sus de tout le monde et tout se tait. Je n’ai rien vu, rien senti, rien entendu. Parler est devenu dangereux. Et, mourir ce n’est pas si grave que ça.
Dès qu’on pose le pied dans le hall de notre immeuble, une odeur de mort se fait sentir.
L’ampoule blanche clignote à longueur de journée, nos boîtes aux lettres sont éventrées. Le carrelage des murs est vert et froid. Dès qu’on ouvre la porte, un courant d’air tourbillonne sans pouvoir s’échapper, piégé à l’intérieur. Notre seule issue de secours n’est pas accessible.
Des petits malins, tels des chiens marquent leurs territoires en pissant. Et quand les ascenseurs marchent c’est un jour de fête arrosée d’odeurs nauséabondes.
Le plafond nous tombe sur la tête tant il est bas. Le couloir est long et très étroit. Les murs sont tellement fins que tu n’as plus aucune intimité et il suffit d’un coup de poing sur la façade de l’immeuble pour que ta main reste coincée dans l’épaisseur du mur.
Nos caves sont emmurées, scellées, je ne me rappelle plus comment elles sont. Seule l’odeur de bois fumé, mélangée à l’odeur d’une chicha à la pomme et du dernier parfum à la mode au musc que se versent les jeunes sur leurs corps et sur leurs vêtements, se fait sentir. Le reste je veux l’oublier, l’effacer de ma mémoire… »
… « Les jeunes mâles de l’iles s’agglutinent au seul café de l’allée des commerces, ou tous les rideaux sont baissés. Un café et un snack, ont été montés par les fils de nos voisins. Le premier, est un café réservé pour les hommes. Un grand écran plasma accroché au mur pour les matchs, un baby foot, une Wii, un flipper, l’écharpe de l’équipe de football est accroché sur le mur, derrière le comptoir, un fauteuil près de la porte et quelques chaises. Ils sont debout, devant l’entrée, immobiles. Ils ne font rien, ne disent rien pendant un bon moment.
Ici, il ne faut surtout pas s’aventurer à boire le café. Il est tellement corsé qu’un torrent brûlant plonge dans ton estomac, te laisse plié en deux tout en sueur.
Des fois ils s’agitent autour d’une moto pour la réparer. Ils taquinent les copains, donnent des coups sur les rideaux fermés, ils parlent tous en même temps et au loin le brouhaha de paroles se mélange au son des voitures de la bretelle d'autoroute. Une enceinte est suspendue à un clou, les jeunes se mettent en cercle et s’avancent dans l’arène. Les corps vibrent au rythme des sons. Des mouvements de pieds et des mouvements acrobatiques s’enchainent rapidement et figent le corps dans l’espace.
Il y a la pause cigarette, celle qui détend les nerfs, qui donne le sentiment d’ivresse, de bien-être et même d’euphorie. Avec les nuages de vapeur léger et furtif et quelques gestes de la main ils s’amusent à dessiner des formes. Ces mêmes nuages sont ceux qui restent à l’intérieur du corps, l’emprisonne jusqu’à l’asphyxie.
La cigarette coincée entre le pouce et l’index, la casquette sur la tête et par dessus la capuche de son sweet, les écouteurs bien placés au niveau de l’oreille, tu entends le jeune dire « Tous les jours je viens mon frère, je fais mon travail 7 jours sur 7, tu le sais. Tous les jours je trace, je pointe tu le sais mon frère. »
Un temps mort, avant de reprendre leurs postes qui les rendra riche avant 20 ans. Un vieux canapé ou une vieille chaise rafistolée avec du carton et du fil en métal trouve place dans une allée ou à chaque entrée d’un ilôt. C’est leur bureau, c’est leur point de vue…
Des corps tout noir ou on ne voit ni la couleur des cheveux, ni la couleur de la peau, ni les yeux. Ils portent un masque journalier et ils se fondent dans la foule, afin de devenir anonyme. À force, ils prennent le risque de devenir quelqu’un d’autre. Des masques, ils en portent plusieurs, pour le travail, la famille, les amis. Le masque de la violence, de l’injustice, de la révolte et de la survie.
Des talents il y en a, ils ne le savent même pas… »
Extrait du texte Le gouffre du léopard, 2020
As we go a Long, 2020
Vue d'exposition, Le 33, 33 rue Saint-Jacques, Marseille, 2020 (lieu prêté par Isabelle et Roland Carta)
Réalisée dans le cadre de Manifesta 13 - Les Parallèles du Sud et du Printemps de l'Art Contemporain, organisée par Mécènes du Sud
Photographies Jean-christophe Lett
Sans profession, 2018
Exposition Arrival Cities, Espace Friche belle de Mai, Goethe-institut Marseille
« In our collective psyche, Penelope’s obsessive gesture – who undid by night the fabric she worked on during the day – is synonymous with alienating work. Although it may seem absurd and pointless, her activity exemplifies in fact a clever strategy : By weaving relentlessly, she takes control over her destiny in a subtle act of resistance. » Read the text of Sonia Recasens…
… « In our collective psyche, Penelope’s obsessive gesture – who undid by night the fabric she worked on during the day – is synonymous with alienating work. Although it may seem absurd and pointless, her activity exemplifies in fact a clever strategy : By weaving relentlessly, she takes control over her destiny in a subtle act of resistance. Employment, the performance devised by Ymane Fakhir, fully derives from this heritage. Using bobins of white thread, a young woman is seen embroidering over an equally white fabric the map of the La Castellane housing project in the northern suburbs of Marseille. The words “employment” and “non” are heard, repeated in several languages, like an endless litany. Invi- sible embroidery to show the invisibility of a suburb and its inhabitants, pushed back to the periphery of Marseille, kept in the margins of society. Employment also sheds light on the invisibility of women’s work, of the their know-how and skills which continue to be denigrated and devalued in a capitalistic patriarchal society for the simple reason that their activity belongs to the domestic realm and is not a salaried activity. Labour value, which is ll the rage at the moment, raises the question of the difference between work and employment. Labour value as promoted and defended by some politicians, is that of a job at all costs, and above all at any costs. But this ideology no longer holds.There is a long list of people who are actually working without being employed : the unemployed are augmented in their ranks by the students, the housewives, the volunteers and the artists...However, their work is not taken into account.
The unemployed are treated as culprits, students are patronised, artists are forced to live in precarious conditions, housewives are reduced to silence.We are thus reminded of the question raised by Gayatri Spivak in her essay Can the subaltern speak ?1».The pioneering post-colonial essayist sheds light on the fact that subservient women are kept voiceless and excluded from the sphere of discourse and representation. It is the reason why Penelope keeps weaving : Being excluded from the realm of discourse, the shroud she is weaving becomes a silent speech.There is an obvious etymologic link between the words text, textile and the activity of weaving, which ever since Classical Antiquity has always been a metaphor for poetic creation. Even in Arabic the word hak means « to weave » as well as « to tell a story » just like the double meaning of the word « yarn » in English.
Ymane Fakhir’s Employment is an invitation sent to the inhabitants of the Castellane suburb to find a voice again, to tell their old stories and to create a new one – about a society where every man’s and woman’s know-how could find a value as an agent of development or of stature in the business profile ofacity. Her performance asserts its elfasa poetical actof resistance and survival soas to weave the white threads of the grid for a utopian city.
Sonia Recasens, Art critic and curator