Camille CHASTANG 

Les grands hommes de science... 2021-2022
Installation (affiches et dessins sur grand format) à partir de dessins à l’encre de Chine sur papier, dimensions variables

 
 
 
Extrait du texte Au fond, la fleur, 2021

Marie est documentaliste à la bibliothèque de la Villa Arson. L’année dernière, elle m’offre la jaquette d’un ouvrage de botanique en se doutant que la très belle aquarelle de roses en couverture me plairait. Par curiosité, je jette un œil au résumé de l’ouvrage au dos de cette jaquette, et il est décrit ainsi « Cet ouvrage merveilleusement illustré vous guidera à la découverte de l’art de la botanique à travers l’œuvre d’hommes de science et d’illustrateurs.(…) » En lisant le terme « homme de science », je me dit que le livre ne recense que des dessins fait par des artistes botanistes masculins. Quelle n’est pas ma surprise donc, quand je découvre que le beau dessin de la couverture est une aquarelle de l’artiste Anna Maria Sibylla Merian (1647-1717), qui est une naturaliste exploratrice hors pair.

Les grands hommes de science... est un projet qui, en mettant en regard des dessins botaniques d’artistes femmes et des extraits de textes, souligne l’importance politique de l’écriture inclusive dans l’écriture de l’histoire, et notamment de l’histoire de l’art. Je commence ce projet en en mars 2021. Au même moment, l’utilisation de l’écriture inclusive est refusée dans les textes administratifs.

Ma rencontre avec Asli a été formidable. Elle me parle de son nouveau livre Tropical Cargo, d’une de ses tantes botanistes et de « devenir plante ». Elle m’explique que Devenir plante est une expression inventée par Michael Marder pour étayer son idée politique et philosophique : to resist like a plant (Résister comme une plante). « Devenir plante » est un moyen de défier notre perception du végétal : il ne s’agit plus simplement de nous éclairer sur ce que les végétaux nous apportent, mais de dépasser cet anthropocentrisme et d’imaginer comment nous allons être transformés par eux. Bon, je ne l’avais pas du tout compris comme ça en l’entendant la première fois. J’envisage plutôt le devenir plante comme la transformation de notre corps en une entité végétale, souple et gracile. En dessinant ces grandes plantes, j’ai eu le sentiment d’en prendre les formes.
Asli me parle du projet «Anarchie, film et botanique » que développe la cinéaste Stephanie Lagarde avec Constantin Jopeck hyuytà Clermont Ferrand. Ce projet se construit autour de la figure de l’exploratrice Alexandra David Neel (1868-1969). Orientaliste, tibétologue, chanteuse d’opéra et féministe, journaliste, écrivaine et exploratrice, franc-maçonne et bouddhiste française, elle côtoie Élisée Reclus, qui l’amène à s’intéresser aux idées anarchistes. Au même moment nait la socialiste Rosa Luxemburg (1871-1919). Adolescente, elle part étudier la botanique à Zurich parcequ’en tant que femme, elle n’est pas autorisée à étudier chez elle à Varsovie. En mai 1913, elle commence à créer un herbier. Le rôle de l’expérience est fondamental dans la conception politique de Rosa Luxemburg. Elle déclare « Seule une vie bouillonnante et sans entraves se diffracte en mille improvisations, illumine la puissance créatrice (...) », opposant ainsi sa vision organique du monde à celle mécanique du pouvoir dominant. Rosa Luxemburg employait fréquemment des métaphores empruntées à la nature, qu’elle aimait herboriser en écrivant de longues lettres à ses ami.e.s avec des commentaires perspicaces et émouvants sur les plantes, les oiseaux, la forme des nuages. « L’héritage de Rosa Luxemburg, c’est comme la nature sauvage. Il gêne parce qu’il s’oppose vivement à toutes les règles. » (Michael Brie) On retrouve son herbier en 2009, 18 cahiers bleu-gris oubliés dans une boîte.
Asli écrit « Avec Camille, on parle des pratiques de dessin des femmes botanistes des 18ème et 19ème siècle, passées sous silence derrière la signature d’un père ou d’un mari botaniste. Des hiérarchies entre représentations et médiums artistiques, on passe à celles entre genres et espèces : plante, femme, papier peint, peinture murale, tout cet arrière-fond qui se recompose en figure, camouflage qui devient visibilité par un simple mouvement. »
Elle me parle aussi du jardin botanique colonial de Nogent-sur-Marne, sorte de bibliothèque d’espèces végétales et de dessins botaniques, dont une annexe a récemment été créée dans la ville de Marseille pour abriter le pôle dit « technologique ». Il est curieux de constater que non seulement on sépare ainsi le strictement scientifique de l’expérience sensible, mais aussi que la distance géographique rend impossible le lien entre les deux.
Minorer l’importance de la botanique c’est minorer celles et ceux qui la dessinent. Les moyens financiers injectés dans ces deux pôles ne sont pas les mêmes non plus et ainsi se dessine une hiérarchie entre une botanique désuète et farfelue et une technologie d’une rigueur scientifique que personne ne souhaiterait remettre en cause. Coline m’avait déja parlé de la physique quantique. Asli ajoute qu’il existe la biologie quantique, discipline qui questionne la place des plantes dans notre monde carthésien. Ici encore, tout n’est qu’une question de hiérarchie et de l’importance qu’accordent les penseurs dominants au monde qui les entoure. Cette dite neutralité scientifique m’évoque celle du langage, dont parle Alice Coffin dans Le génie lesbien « ‘Dans les textes réglementaires, le masculin est une forme neutre qu’il convient d’utiliser pour les termes susceptibles de s’appliquer aussi bien aux femmes qu’aux hommes.’ Le « neutre », fidèle alibi du règne des hommes. »
Les scientifiques maîtrisent la technique, qui permet de maîtriser la nature. Carla me fait découvrir le Schéma synoptique des oppositions pertinentes de Bourdieu. C’est un schéma qui lui aussi se veut scientifique, mais qui à l’air d’une vaste plaisanterie. En le regardant, on peut découvrir deux oppositions genrées bien distinctes, et différents qualificatifs qui sont soit associés à l’homme, soit à la femme. Ainsi, à l’homme les outils, la maîtrise technique et la forme (faucille, fusil, couteau) et à la femme la matière, la nature et le fond (terre, maison, jardin, fontaine). L’homme est sec, la femme humide. Ce rapport masculin à la technique, à l’exactitude scientifique, à la rationalité, voire à l’ennui donc, me pousse à entretenir et à revendiquer dans mon travail une esthétique du croquis, du geste enlevé. Lorsque je dessine, je ne fais pas dessin dit préparatoire car pour moi ce statut n’existe pas. Je revendique une valeur égale pour toutes les pratiques dessinées, refusant une hiérarchie des styles, qui est en fait souvent établie selon une idée que l’on se fait de la technique. Je laisse une grande place à l’improvisation et à l’imprévu dans mes dessins, rendant l’expérience dessinée beaucoup plus excitante. Les grands dessins botaniques à l’encre sont comme des grands croquis. D’abord j’humidifie le papier avec beaucoup d’eau, puis je dessine à l’encre qui se répand en tâches colorées sur le papier, créant des zones de couleur aléatoires tantôt maîtrisées, tantôt imprévisibles. A la souplesse de mes pinceaux, je trace quelques éléments qui viennent épouser la forme de ces tâches. Enfin, je dessine le cerné, tout en pleins et en déliés, pour révéler la forme des fruits éclatés et des fleurs ouvertes, des feuilles mouillées et des branches ondulées. J’éprouve un plaisir sincère à dessiner, je considère le résultat et le processus comme un tout : le dessin une fois terminé ne peut provoquer du plaisir que si j’en ai ressenti en le faisant.

Je me souviens d’un article sur l’ornementation que j’avais lu pendant l’écriture de mon mémoire. Voici quelques extraits « Dans une architecture ou dans une mise en page, l’ornementation rompt la rigidité des structures orthogonales. Elle ponctue, exprime, adoucit, rythme un ordre régulier, le soustrait à la monotonie. Les formes de la nature y sont surreprésentées. » Moi aussi je refuse les structures orthogonales, rigides et sèches. L’article continue ainsi « Derrière ces formes apparaît la nécessité du Beau. Mais qu’est-ce que l’ornement au juste ? Celui d’un corps, d’un intérieur… Une attention supérieure portée au regard de l’autre ? Une forme d’apprivoisement entre une intériorité et une extériorité ? L’histoire récente l’a souvent relégué à une dimension féminine, comme à la frivolité et au superflu… Politique, l’ornement l’est encore, quand il est banni de la société par les modernes avec une véhémence étourdissante. »
L’ornement, c’est aussi, dans une société capitaliste, une perte de temps et donc une perte d’argent. La spontanéité que je revendique dans mes dessins c’est aussi une stratégie de dépense. De dépense de temps, de dépense de geste. Je refuse de me restreindre dans un style rationnel, où chaque geste serait compté et minuté. Les miens sont efficaces, mais généreux. Je veux dessiner beaucoup et partout, cette notion de générosité est une des plus importantes dans mon travail, car elle me permet de ne rien rationner.

J’aime l’Art Nouveau précisément pour sa générosité et sa sensualité. L’Art Nouveau est né en réaction contre les dérives de l’industrialisation à outrance, et se caractérise par ses rythmes et son ornementation organique, végétale ou biologique, son caractère invasif, son aspiration à un rêve moderne et socialiste dont l’enjeu est de glorifier l’artisanat au détriment de l’industrie, d’amener la beauté dans la vie au quotidien. C’est aussi un art total en ce sens qu’il occupe tout l’espace disponible pour mettre en place un univers personnel. Dans ses recherches, Joan souligne que ce mouvement est rapidement réprimé, condamné, et ringardisé. On parle d’art nouille pour caractériser ce mouvement. Si l’on cherche la définition de nouille dans le dictionnaire, on trouve : personne niaise et peu énergétique, empôté.e, bête, mou/molle. Joan ajoute « En somme, ce que je vois dans les formes qui apparaissent aujourd’hui relève de ce qui pourrait s’appeler un « cycle des inquiétudes » (…): un tremblement, une dérive de quelques courtes années durant lesquelles les formes s’affolent, ondulent, désobéissant – c’est ma propre vision – aux lignes droites de la modernité, à un ordre patriarcal qui reprend ses droits – dans ce qu’on pourrait nommer un sexisme des formes – sitôt ces courants discrédités. » Les formes ondulatoires de l’Art Nouveau ont été critiquées aussi parcequ’elles évoquent des corps souples qui ne se soumettent à aucune rigidité. L’Art Nouveau c’est l’ornement poussé à l’extrême. Le plaisir de l’ornement, et la principal raison pour laquelle il a été combattu, résident dans ce pouvoir qu’il a d’organiser une fusion coupable entre réel et imaginaire, entre utilité et érotisme explicite. J’ai le sentiment que c’est ce sexisme des formes qui nous pousse à considérer le dessin dit technique, propre et hyper-réaliste avec bien plus d’admiration qu’un croquis à l’encre un peu sale et faussement maladroit. Pendant que je dessinais ces grandes planches botaniques, je me suis surprise à quelques fois me retenir et me censurer. J’avais la sensation d’éprouver trop de plaisir en dessinant ces feuilles ondulantes avec mes pinceaux mœlleux, d’avoir un trait trop illustratif et pas suffisamment technique. De me ramollir en somme. Mais les mots de Joan me sont vite revenus, et bien sûr j’ai continué, mesurant l’importance du plaisir dans ma pratique artistique. Et puis rien, ni dans l’Art Nouveau, ni dans l’utilisation de la ligne souple, sensible et sensuelle « n’est apolitique ».

 
 
Les grands hommes de science...
Installation composée d’affiches de 90 × 150 cm à partir de dessins à l’encre de Chine sur papier, 2021 - 2022
Vue d’installation dans l’exposition 100% L’Expo à La Villette, Paris, France, avril 2022
Crédit photo Quentin Chevrier
 
 
 
Les grands hommes de science...
Installation composée d’affiches de 90 × 150 cm à partir de dessins
à l’encre de Chine sur papier, 2021-2022
Vue (et détails) d’installation dans l’exposition Jeune Création
à la Fondation Fiminco
, Romainville, France, 15-30 avril 2022
Crédit photos Abad
 
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