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| Beaucoup plus de moins Entretien sur la soustraction avec Anne-Valérie Gasc Propos recueillis par Jean-Baptiste Farkas – Riot Editions, 2021 http://www.artlibre.org Extrait — (...)
Jean-Baptiste Farkas — En tant qu'artiste, de quelles autres façons as-tu abordé la question de la destruction jusqu'à présent? Si cette approche est toujours d'actualité au sein de ta pratique, comment a-t-elle évolué? Anne-Valérie Gasc — La destruction est la question qui traverse l'ensemble de mon travail depuis ces premières expositions précédemment évoquées jusqu'à aujourd'hui. Cela dit, chaque oeuvre en interroge une dimension différente : elle peut être figurée et littérale (série de dessins Overland) comme réelle et opératoire (installation performative La Fuite). Autrement dit, il y a des oeuvres dont elle est le sujet, vidéos Crash box, d'autres dont elle est l'objet, les objets verriers Les Larmes du Prince, souvent, les deux à la fois, sérigraphie Démocratie. Récemment, l'installation in situ dans la grande halle du centre d'art des Tanneries, Vitrifications , a mis en tension un dispositif numérique robotisé d'édification et son paradoxal résultat : l'entassement informe et l'effondrement d'un paysage de micro-billes de verre. Autrement dit, ce dernier projet tente de confondre simultanément construction et destruction en bâtissant une ruine spontanée.
J-B F — Penses-tu qu'un sujet comme la destruction en art, qui est parfois la destruction de l'objet d'art (Les foudroyages en cas de non-vente), fasse écho avec les efforts que la société produit en vue de sortir de ses propres impasses (écologiques, notamment) ? En forme de plaisanterie, l'artiste qui détruit ses objets d'art est-il éco-responsable ? A-V G — La destruction comme processus de création est à distinguer du souci, plus récent, de l'absence d'oeuvres comme art : depuis la dématérialisation de l'art en tant qu'objet, initiée dès le début du XXe puis marquée par l'art conceptuel dans les années 60, jusqu'à l'art invisuel tel que conceptualisé actuellement par la Biennale de Paris par exemple, la dimension écologique n'a jamais été et n'est pas véritablement, aujourd'hui encore, la problématique de ces oeuvres immatérielles dont l'impact nul sur l'environnement est une simple et positive conséquence. Pareillement, la destruction d'oeuvres par les artistes prend une dimension «éco-responsable» du seul fait, à mon avis, de la lecture contemporaine, contextuelle, que nous en avons. Mais elle n'est jamais la condition d'un engagement artistique écologique qui, je crois, relève davantage de la question de nos interactions avec le vivant ou, par exemple, du traitement des déchets comme ressource créative.
J-B F — L'opération soustractive dans sa relation à l'état actuel du monde t'a-t-elle déjà occupé l'esprit ? A-V G — Cette dimension soustractive est omniprésente dans ma réflexion. Elle m'a d'abord préoccupée comme nécessité à faire oeuvre : en quoi est-il absolument justifié que je produise et expose une production personnelle? Cette pollution additive est à comprendre matériellement mais aussi intellectuellement... Qu'est-ce qui m'autorise à rajouter à la surabondance – d'art y compris (entendu ici injustement comme «offre culturelle») ? Elle me poursuit ensuite comme constat dépressif : que faire des oeuvres stockées qui, au fur et à mesure d'années de travail, immobilisent inutilement espace et argent ? La destruction de son propre travail est un dessaisissement salutaire pour qui, comme beaucoup d'entre nous, ne s'inscrit plus dans un temps patrimonial. Enfin, cette inquiétude s'impose malgré soi dès lors que, la crise de la COVID en est manifeste, c'est dans notre retenue à produire et consommer que se loge la seule amélioration possible de l'effondrement du monde naturel. Comment alors formaliser des oeuvres qui ne soient pas réductibles à des objets limités, achevés et consommables, des solides définis par leur valeur et destinés à un strict «usage artistique» – l'oxymore est péjoratif, je pense au détournement des oeuvres comme objets décoratifs et/ou alibis culturels ? Ma démarche artistique s'inscrit, la plupart du temps, dans un contexte de recherche scientifique dont l'enjeu est de produire du bien commun. Que ce soit Crash Box ou plus récemment Les Larmes du Prince, menés en collaboration avec des entreprises et des laboratoires de recherche, ces projets artistiques fondent dans l'innovation technique (un instrument optique résistant à une explosion, une imprimante robotisée suspendue à câbles), les conditions d'émergence d'une forme plastique signifiante, inédite et relative aux problématiques contemporaines de démolition, disparition ou « soustraction» pour reprendre ton terme. Telles sont donc, autant que possible, les réponses que j'essaie d'apporter aux questions que je viens d'énoncer: fonder ma démarche artistique dans une nécessité collective, donner une durée de vie aux oeuvres et les penser dans un format ouvert de projet plus que d'objet.
J-B F— Parallèlement à détruire, quelles autres opérations perpétrées à titre d'oeuvre sollicitent ton attention et pourquoi ? Ce qui m'intéresse c'est la puissance de l'art comme transformateur du regard porté sur le monde et, de fait, du monde lui-même. Je suis sensible à la dimension contradictoire des oeuvres clairement positionnées mais sans univocité, des oeuvres manifestes malgré leur complexité. Je pense au travail de Thomas Hirschhorn, évidemment, mais aussi, d'une toute autre manière, à celui de Pierre Huyghe (pour ne citer que des artistes célèbres ici). J'aime les oeuvres à la fois autonomes, absolument présentes, vivantes, et articulées à l'histoire et l'état du monde. (...) Autrement dit, les modalités opératoires, au titre d'oeuvres, qui m'intéressent sont celles qui produisent des temporalités spécifiques et des spatialités ouvertes.
"Je suis un artificier. Je fabrique quelque chose qui sert finalement à un siège, à une guerre, à une destruction. Je ne suis pas pour la destruction, mais je suis pour qu'on puisse passer, pour qu'on puisse avancer, pour qu'on puisse faire tomber les murs. Un artificier, c'est d'abord un géologue. Il regarde les couches de terrain, les plis, les failles. Qu'est-ce qui est facile à creuser? Qu'est-ce qui va résister? Il observe comment les forteresses sont implantées. Il scrute les reliefs qu'on peut utiliser pour se cacher ou pour lancer un assaut. fois tout cela bien repéré, il reste l'expérimental, le tâtonnement. On envoie des reconnaissances, on poste des guetteurs, on se fait faire des rapports. On définit ensuite la tactique qu'on va employer. Est-ce la sape? Le siège? Est-ce le trou de mine, ou bien l'assaut direct?... La méthode, finalement, n'est rien d'autre que cette stratégie." Michel Foucault, Je suis un artificier (1975), in Roger-Pol Droit, Michel Foucault, entretiens.
English translation : Michel Foucault, «I'm an explosives expert»
Embrasement Généralisé Eclair (Manuel pratique d'évacuation du désert)
« Mes oeuvres sont pathétiques. C'est de l'impuissance en actes. Tous les espaces vacants m'appartiennent. »
Au jour J du déclenchement des hostilités tout le monde s'est rassemblé aux abords du désert pour une opération d'envergure. Observer est là et Attendre est là et Respirer est venu aussi et Comprendre nous rejoindra. Ces derniers jours, Evacuer a parfaitement accompli son travail tandis que Protéger assainissait le terrain par une première salve qu'on appelle préparation d'artillerie. Protéger permet de prendre soin, d'accorder de l'attention, de dissiper les ennuis. Protéger pourtant ne suffit pas. On a bipé Guérir mais Guérir était occupé ailleurs, dans un lieu affecté, hôpital ou cabinet en ville. Alors Prévenir est venu nous apprendre que l'accès au grand vide sera fermé un jour avant l'implosion, néanmoins les habitants pourront quand même rentrer chez eux tranquillement. Détruire est censé venir mais Venir ne vient pas et Y Arriver n'y arrive pas, alors qu'un vent coulis balaye interminablement les dunes.
Pendant des jours entiers guerre fraîche, guerre retranchée le désert de sables s'étend, infiniment désoeuvré, tassé sous l'air immense du ciel limpide, compact, béant et disponible. Observer s'ennuie derrière ses lignes et attend de voir tandis que Regarder à la jumelle, posté au loin dans l'ombre d'une meurtrière, met en évidence qu'il n'y a rien, que rien ne bouge ni ne se passe, qu'il n'y a rien à faire ; du moins, on n'aura pas à se plaindre, on aura été prévenu de l'imminence du drame qu'on attend toujours.
A l'heure H Respirer est en poste, constitué à 90% d'air en deux mouvements principaux qui sont 1/ cracher le feu, 2/ expirer de l'eau et 3/ souffler. Ainsi Respirer panique et flanqué d'Inspirer et d'Expirer, forme l'unité de Haleter qui quinze fois par minute en moyenne exploite efficacement le vide ambiant afin d'alimenter son effort prochainement décisif. C'est pourquoi Respirer=Etouffer puisqu'il consume de l'oxygène qui s'allie deux fois à un hydrogène qui est un métal alcalin pour former l'eau qui manque. Dans ces conditions la température ambiante s'élève à 55° et Etouffer est constitué à 80% d'anxyogène pur et 20% de rien. La flamme qui en résultera forcément viendra d'une réaction chimique entre l'oxygène de l'air et la perspective de crever la gueule ouverte avant d'avoir rien fait, - c'est du moins ce que se dit le généralissime Attaquer qui, ses pieds d'air frais nonchalemment posés sur le rebord d'un bureau d'arrière-garde, déclenche, enclenche, stoppe les opérations avant de les commencer et conçoit soudainement la nécessité de tout reprendre à quatre, trois, deux, un, zéro. Ignition.
Au temps T de l'offensive l'absence de troupes prend position au moyen d'un déploiement de puissance parfaitement coordonné, ce pourquoi des fonctionnaires spécialement attitrés, rémunérés et consacrés sont envoyés pour définir les termes, exécuter les tâches, mettre en oeuvre chaque segment du plan d'ensemble défini par l'état-major d'Attaquer. Vite opérationnelle, l'armée fantôme infiltre facilement le centre de gravité du désert avec ses techniciens & géomètres de la brigade spécialisée N.A.N. (nihiliste-anti-nihiliste) et l'occupe présentement en vue de le faire sauter comme une mère au foyer un enfant sur ses genoux. Vous ne rêvez pas : l'événement n'a pas encore eu lieu qu'en voici déjà les conséquences : le désert se présente maintenant sous la forme d'une pièce cubique ouverte sur quatre murs qui en bouchant l'horizon permettent à un oeil absolument panoptique de commettre un relevé topographique méticuleux des destructions à venir : un volume d'air enclos, formant un réservoir d'énergie exploitable, doté d'un potentiel calorifique et explosif important, moyennant la favorabilité des conditions d'ensemble. Affirmatif, mon général : en cet instant, tout nous assure que le théâtre des opérations devrait être très rapidement réduit à néant, de manière à rétablir un calme parfait dans tout le secteur.
Alors Attaquer envoie Décider forcer Etouffer à réceptionner le signal, et tout indique maintenant qu'il ne reste plus que quelques instants d'ici la mise à feu. Ni vu ni connu, le soldat Etouffer se glisse à l'épicentre de la cible, et au moyen d'une étincelle, y provoque une réaction exothermique d'oxydation appelée combustion et qui n'est autre que la rupture des liaisons entre les molécules de deux corps. Le principe est celui du triangle du feu, forme parfaite qui réunit à ce qui incendiera ce qui sera incendié, en rassemblant au moyen d'une énergie d'activation un combustible à un comburant. Aussitôt la flamme commence à danser et onduler au rythme des échanges chimiques et des mouvements d'air ; elle prend de l'ampleur en augmentant la surface de combustion, ce qui intensifie la réaction et provoque l'alimentation du foyer par un phénomène d'aspiration. La température dans l'espace enclos s'élève et provoque la pyrolyse de tout ce qu'il contient, - on assiste alors, impuissants, à une sorte de lente évaporation des lieux. Qui s'emplissent de vide, qui fondent, se désagrègent, et leurs vapeurs se retrouvent en une couche de fumées qui s'accumule au plafond. La couche de fumées s'épaissit et le plan neutre s'abaisse assez brutalement, envahissant de combustibles gazeux hautement inflammables la presque totalité de l'espace sinistré. Il faut évidemment s'attendre à ce que la présence de rouleaux de feu soit le signe précurseur de l'Embrasement Généralisé Eclair : voilà qui est fait. Au contact entre les fumées surchauffées et l'oxygène de l'air aspiré en renfort, apparaissent spontanément des combustions de surface : ce sont les rouleaux de feu. Comme la température des fumées continue de s'élever, tout, - les combustibles présents dans le local chauffés jusqu'à leur point d'autodestruction, - tout, - l'ensemble de l'air contenu et des sables gazéifiés -, s'enflamme. C'est l'Embrasement Généralisé Eclair. La combustion est brève, la débâcle complète. D'un signe, le spectre de l'officier de liaison nous assure que tout s'est bien passé ; nous respirons à nouveau une atmosphère toxique pure. A la place du désert, s'étendent ses nouvelles ruines. C'est notre prochaine cible. Courage, recommençons. Ludovic Bablon in Anne Valerie Gasc Bomb Bunker Buster, Images En Manoeuvres éditions, Eop édition, Marseille, 2007
English translation / Generalized flash of Blazes
Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu.(1)
« Apocalypse. Cette exposition annuelle à laquelle les patients eux-mêmes n'étaient pas conviés offrait une caractéristique assez inquiétante : l'omniprésence, dans les toiles accrochées, des thèmes du cataclysme mondial. » Première phrase de La foire aux atrocités (2), J.G. Ballard
Tout cela pourrait être bien compliqué. Une jeune femme, griffée Prada, qui décortique les manuels de tactiques militaires. « Une artiste de la fonction publique » qui s'exerce à monter pièce par pièce un missile autoguidé type « SS-27 Topol M ». Comme une enfant prodigue et déviante des romans de Bret Easton Ellis, Anne-Valérie Gasc semble prendre un malin plaisir à franchir les lignes, et à multiplier les contradictions. Cela pourrait être bien compliqué... si ce n'était... Stratégie de vente, stratégie de communication, stratégie d'entreprise... respiration... Méthode de bien être, méthode de management, méthode de créativité... respiration... Gestion des flux, gestion des ressources humaines, gestion de projets... Coincée, emmurée. L'offensive générale est lancée, elle est sur orbite, cela semble avoir toujours duré. La toile nous supporte en même temps qu'elle nous retient. Nous sommes dans un théâtre, ou plutôt sur un théâtre, celui des opérations. Aussi l'artiste tente de passer entre les mailles tout en gardant l'équilibre. Et les ongles manucurés noircis par l'assemblage de son générateur à compression de flux MK1, elle fait oeuvre.
Dès le début, Anne-Valérie Gasc a choisi sa stratégie, elle sera militaire. Assaut direct, blocus, état de siège... elle déploie l'éventail des possibles du parfait soldat. Puisque la stratégie est un art, celui « de faire évoluer une armée sur un théâtre des opérations jusqu'au moment où elle entre en contact avec l'ennemi (3)», alors l'artiste en fait son médium. Elle s'organise. La première étape pourrait être celle de l'enrôlement. Son armée, Anne-Valérie Gasc la recrute dans les marges de la société de production. Ses soldats sont des transfuges, des femmes qui ont oeuvré leur vie durant à nourrir une machine qui a fini par les exclure tant la jeunesse est la valeur ajoutée nécessaire au travail. Màrva Kàrpàti, Erzsébet Pogonatosz ou Eva Deàk... sont encore infiltrées, elles exercent à la Budapest Galéria. Marcelle Rougier, Aimée Durand ou Marie-Ange Brochier... sont quant à elles définitivement libres. Toutes forment une armée de l'ombre. Et en attendant un possible signal, dans la confidentialité de leur intérieur, rideaux tirés, elles passent leur uniforme, étendard vaginal. Elles le déploient, l'ouvrent, avec un sentiment mêlé de fierté et de défi. Màrva, Erzébet et Eva revêtent leur tenue de combat sur leur lieu de travail, dans la grande salle de conférence, cet espace dans lequel seules la désuétude et la vacuité parviennent encore à se réunir. Les dilettantes sont devenues militantes. Elles ont abandonné leur partie de cartes, leur petit bureau, et elles ont occupé le terrain, l'espace d'un instant, elles en ont fait une zone d'autonomie. « L'Histoire dit que la Révolution atteint la « permanence », ou tout au moins une durée, alors que le soulèvement est « temporaire », écrit Hakim Bey. Dans ce sens, le soulèvement est comme une « expérience maximale », en opposition avec le standard de la conscience ou de l'expérience « ordinaire ». (...) La vision naît au moment du soulèvement mais dès que la « Révolution » triomphe et que l'État revient, le rêve et l'idéal sont déjà trahis (4). » C'est donc dans l'instant que se jouent les révoltes de l'artiste, dans l'instant dérobé paradoxalement seul garant d'une utopie achevée. Le territoire à prendre n'existe que comme passage, un espace ouvert et détaché de la carte, sans géographie déterminée.
Dans son sac à main, à côté de ses manuels guerriers, Anne-Valérie Gasc a mis les livres de Michel Foucault. Elle en use les pages. Surtout celles dans lesquelles il est question des hétérotopies. La retranscription de l'intervention de Foucault en 1966 sur France Culture : « Il y a les régions de passage les rues, les trains, les métros ; il y a les régions ouvertes de la halte transitoire les cafés, les cinémas, les plages, les hôtels ; et puis il y a les régions fermées du repos et du chez soi. Or, parmi tous ces lieux qui se distinguent les uns des autres, il y en a qui sont en quelque sorte absolument différents, des lieux qui s'opposent à tous les autres, qui sont destinés en quelque sorte à les effacer, à les compenser, à les neutraliser ou à les purifier (5). Ce sont en quelque sorte des « contre-espaces », des utopies localisées . » C'est évidemment pour ces hétérotopies que se livrent les batailles. Les lieux entrent en collision, se déploient ou se détournent. Il s'agit d'offrir un territoire à l'utopie, serait-il transitoire. « Les hétérotopies sont la contestation de tous les autres espaces et cette contestation, elles peuvent l'exercer (...) en créant une illusion qui dénonce tout le reste de la réalité comme illusion (6). » Nous y sommes. La destruction pour indexer le monde et le donner à voir pour ce qu'il est : un simulacre. Produire de l'artifice pour pointer un décorum. Et les espaces d'expositions deviennent les lieux d'une révolte consciencieuse et ouverte. Ils sont les intervalles que l'artiste choisit pour sortir franchement du droit chemin. Puisqu'ils lui permettent d'être à couvert, alors elle ne fait pas dans la demi-mesure, interrogeant par la même le rôle de chacun dans cette opération d'anéantissement global. Anne-Valérie Gasc a retenu les leçons de Clausewitz (7)« La guerre n'éclate jamais de façon tout à fait soudaine, sa propagation n'est pas l'oeuvre d'un instant », et elle poursuit patiemment son travail de sape. Un moment donné, elle aurait voulu faire broder cette phrase au revers de sa veste cintrée, celle-ci ou une autre plus célèbre « La guerre est simplement la poursuite de la politique par d'autres moyens », mais elle ne l'a pas fait car sa guerre lui semble parfois trop ambitieuse ou ridicule pour être politique.
Puis les choses ont évolué, durant ce mois d'octobre 2004, Anne-Valérie Gasc est devenue incendiaire. Elle met feu à la ville comme on envoie une carte postale, pour faire un signe, dire que tout va mal. La robe ajustée et le sac en bandoulière, elle a rasé des quartiers entiers, toujours avec une certaine élégance, et une vraie préférence pour le rouge vermillon (à la bombe évidemment). Elle s'est attaquée aux représentations des monuments de Budapest. Octobre, 31 jours, 31 bâtiments, 31 envois de cartes postales défigurées par les flammes. Au mois de novembre, les pochoirs dont elle s'est servie pour brûler les architectures hongroises sont devenus des vestiges qui stigmatisent la violence de l'embrasement. Étrangement, ils se donnent à voir comme de fragiles dentelles aux motifs tant dangereux qu'esthétiques. Ils appellent une certaine forme de fascination pour cet acte dévastateur. Mais ici, il y a aussi une mise en question des propres moyens de l'artiste. Les flammes en creux sur le papier découpé s'offrent à nous comme le paradigme de l'acte créateur lui-même. Le geste artistique s'écrit par son revers, comme une empreinte, en négatif. Destruction et construction se lient en un même moment, dans un même espace. Sur le dos des cartes postales, le message est déterminé et sans équivoque : « En guise de stratégie n°1, j'ai essayé l'assaut direct. Mais ce n'était qu'un artifice. Depuis, c'est l'état de siège ».
Ensuite Anne-Valérie Gasc a opté pour l'explosif, comme une évidence. La plasticienne qui l'incarne ne lui laisse pas le choix, elle refuse toute forme de concession. Faire éclater, bousiller, arracher les murs. Il y a ce besoin viscéral de faire tomber les façades. Les murs sont les signes du pouvoir (les régimes totalitaires ont clamé leur puissance par l'architecture), ils sont la limite qui empêche et appelle donc la transgression. Camouflée sous son Rimmel, elle a alors installé son dispositif de destruction. Le bâtiment tourne lentement, suspendue dans l'espace, il flotte rappelant les danses du vaisseau de 2001 L'odyssée de l'espace (le film qui raconte la fin de la civilisation humaine). Mais en guise du Ainsi parlait Zarathoustra de Johann Strauss, c'est le « bip bip » de Spoutnik 1 qui résonne comme un compte à rebours. Et il y a ce bouton, une seule pression suffit à engendrer la catastrophe. Et sans autre forme de procès, l'architecture tombe. Il faut être péremptoire pour se faire entendre alors Anne-Valérie Gasc chuchote les mots de l'Organe conscient du Parti Imaginaire, Tiqqun : « Il faut en tout commencer par les principes. L'action juste en découle. Quand une civilisation est ruinée, il faut lui faire faillite. On ne fait pas le ménage dans une maison qui s'écroule. Les buts ne font pas défauts, le nihilisme n'est rien. Les moyens sont hors de cause, l'impuissance n'a pas d'excuse. Les valeurs des moyens se rapportent à leur fin (8). » C'est une comptine qui trotte, un refrain qui l'entête. Cet art n'a pas la rage du désespoir, seulement la hargne de l'exaltation, il se donne à voir comme on résiste : seul contre tous avec pugnacité.
L'artiste est sur le fil, elle joue du privilège de son statut pour questionner le champ (miné) de liberté qui lui est offert. Son oeuvre fait d'incessants allers-retours entre la fascination et la révulsion, pour ce monde, pour sa destruction. Il y a forcément du privé dans cette affaire, comme il y a de l'universel. La radicalité de ces actes répond aux risques de la création. Parce qu'il faut être offensif, penser contre soi, Gasc contre Gasc, pour prétendre avancer. Il faut risquer quelque chose, brûler des cathédrales et espérer que tout recommencera. Et si rien ne reprend, si tout cela n'est qu'un coup pour rien, au moins ce soulèvement aura existé. C'est une guérilla vaine et fugace, sans mort ni commentaire. Une bataille ok, pour reprendre le jargon des militaires américains qui de retour de mission s'interrogent : « It's OK ? » traduire « Zero » « Kill ». It's ok, tout va bien. Anne-Valérie Gasc est une artiste qui se joue des genres, à l'harmonie du stéréotype elle préfère le grincement de l'hétérotype. Cette manière d'être qui conteste toutes les manières d'être. Pressurisée, elle embrasse le monde jusqu'à l'étouffement. Et les talons dans les cendres elle se frotte les yeux et se répète les mots qui forgent sa détermination : « On dit qu'il n'y a point de péril, parce qu'il n'y a pas d'émeute ; on dit, comme il n'y a pas de désordre matériel à la surface de la société, que la révolution est loin de nous. C'est que les forces d'anéantissement sont engagées dans une voie toute autre que celle où l'on s'attendait d'abord à les trouver. (...) Cette société fonctionne comme un appel incessant à la restriction mentale. Ses meilleurs éléments lui sont étrangers. Ils se rebellent contre elle. Ce monde tourne autour de ces marges. Sa décomposition l'excède. Tout ce qui vit encore vit contre cette société . (9) » Puis elle se sent vivante, consciente de ce monde qui autour d'elle s'écroule en restant debout. Alors elle s'assied, calmée pour une seconde, et reprend ses notes. 1. Titre d'un film de Guy Debord datant de 1978, traduction d'un palindrome latin « In girum imus nocte et consumimur igni ». 2. J.G. Ballard, La foire aux atrocités, Tristram, 2006, Paris 3. Dictionnaire Petit Robert 4. Hakim Bey, T.A.Z., Zone Autonome Temporaire, édition de l'Eclat, 1997, Paris. Edtion originale, Automedia, 1991 New York. 5. Michel Foucault, Les Hétérotopies, conférence radiophonique diffusée sur France Culture, le 7 décembre 1966 dans l'émission « Culture française ». 6. Michel Foucault, Ibid. 7. Karl Von Clausewitz (1780-1831), Général et théoricien militaire prussien, devenu célèbre grâce à ses ouvrages sur la stratégie militaire, dont le plus connu De la guerre. 8.Tiqqun, « Exercice de Métaphysique Critique », in revue Tiqqun, n°1, Paris, janvier 1999 9. Tiqqun, Ibid.
Guillaume Mansart, in Anne Valerie Gasc Bomb Bunker Buster, Images En Manoeuvres éditions, Eop édition, Marseille, 2007
English translation / We go round in circles in the night and are devoured by the fire
Chère Anne-Valérie
Le médecin de la mère d'Hitler s'appelait Kafka, lointain cousin de Franz; l'absurde, le désespoir, les rapports singuliers et toutes les questions irrésolues se cachent dans l'intime. Pardonne-moi de commencer la préface de ton catalogue par cette note de tragédie, mais depuis le premier jour où j'ai rencontré ton travail, je l'ai éprouvé avec ses gravités et ses nécessaires hésitations : il décline des échappées dans l'inaperçu du monde. Ton oeuvre, avec ses diversités de propositions et de moyens utilisés, travaille ce qui se dérobe à toute saisie : ce qui apparaît et disparaît; ce qui se dit et échappe au langage. «Se distancer des choses au point d'en estomper maints détails, d'y ajouter beaucoup de regard, afin de les voir encore — ou bien regarder les choses par le biais d'un certain angle — ou bien les placer de telle sorte qu'elles ne s'offrent que dans une échappée — ou encore les considérer par un verre colorié ou à la lueur du couchant — ou enfin leur donner une surface, un épiderme qui ne soient tout à fait transparents.» (Le Gai Savoir, Nietzsche)
Écrire sur ton travail ne peut être linéaire, tu recueilles des indices éparpillés dans les voyages, les actions, les installations que tu agences ensuite. Le Danube avec son cours en perpétuels méandres et divagations, me vient à l'esprit; irriguant d'immenses territoires, il est le contraire des fleuves au cours rectiligne pressés de se jeter dans la mer. Image d'une pensée ou d'une oeuvre qui doit nous entourer, nous perdre et nous découvrir dans un même mouvement face à l'étendue du paysage de notre existence, avec ses silences et ses aspérités.
Tu reviens de Budapest et bientôt tu participeras à la biennale de Varsovie. L'évocation du Danube traduit notre inclination commune vers ces territoires de l'Europe de l'Est, la Mitteleuropa, où affleurent les indices éparpillés des débordements et des cris de l'histoire, mais aussi des contradictions et contractions contemporaines. L'Est (ou l'Orient) européen avec ses pays en constantes négociations de frontières, d'origines et d'interprétations de l'histoire et où le présent s'improvise, me déporte vers la phrase d'Heidegger: «Être vraiment dans le présent c'est être dans un souvenir futur», mais aussi vers l'écriture de Robert Antelme: «silence des cendres épandues sur une plaine [...où] la pression de ce qui n'apparaît plus [...] fait surgir, ces quelques morceaux de jour et de noir.» La Sape, une de tes stratégies (terme éclairant que tu as choisi pour nommer des pans de ton travail), avec les repérages photographiques et topographiques que tu as menés sur l'emplacement du ghetto de Budapest, en est la juste expression.
Dans une autre stratégie, l'Enrôlement, par la démesure et la fragilité des plis du tissu qui figurent le sexe féminin (cet éternel dérobé), tes robes, revêtues avec plaisir par les femmes d'une maison de retraite en France et les hiératiques gardiennes de la Budapest Galéria, laissent l'inconscient s'exprimer et s'émanciper de toute nécessité. Les micro-événements (ou mieux, les épiphanies) que tu saisis ou que tu crées, signalent avec justesse des signes dispersés, di-ssimulés parfois dans l'inquiétante banalité du quotidien et la non adhérence du monde et de ses images. Les Pater Noster, surnom grave et ironique (absurde?) des dangereux ascenseurs des bâtiments publics de Budapest que tu as repéré lors d'une de tes investigations, décrivent l'interminable litanie des employés qui montent et descendent. Sans effet, avec la radicalité de l'étonnement, tu as filmé le va-et-vient des êtres surpris et livrés dans l'itinérance d'une activité incompréhensible, entre enfer et paradis, sous-sol et étage, travail et repos.
Un vocabulaire guerrier décline tes perceptions du monde. L'apparente ironie des titres de tes oeuvres évoque aussi la lutte âpre que tu mènes afin de traduire l'émancipation d'un constat du réel. En fait, tu t'immisces dans les plis du monde et tu te livres aux risques de l'errance et de l'erreur. L'artiste en permanent état de siège, cerné par la nature des choses et celle des images, continue depuis le premier jour, avec son obstinée rigueur, à transformer les blocs de consistance de ce qui nous entoure et délimite notre espace en infinis blocs de sensations. «Le penseur est en cage et se meut indéfiniment entre quatre mots.» (Valéry)
Reçois, chère Anne-Valérie, ces lignes discontinues, j'ai tenté de fixer mes déplacements et mes repérages à travers tes pré-occupations d'espaces ouverts.
«Étant donné que nous construisons nos mondes en associant des phénomènes, je ne serais pas surpris qu'au tout début des temps il y ait eu une association gratuite et répétée fixant une direction dans le chaos et instaurant un ordre.» (Cosmos, Witold Gombrowicz) Éric Corne, in catalogue Drill, Filigranes éditions, Paris, 2005
English translation / Dear Anne Valerie
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