Installation (détails), Le Cyclop, Milly-la-Forêt, 2017
Adrien Vescovi, le temps d'exposition, le temps de l'exposition
Texte de Cédric Aurelle, 2018
« Walden est bleu à certains moments et vert à d'autres, même sans qu'on change de point de vue. Étendu entre la terre et les cieux, il participe de la couleur des deux. Contemplé d'un sommet il reflète la couleur du ciel, mais à portée de la main il est d'une teinte jaunâtre près de la rive où le sable est visible, puis d'un vert clair, qui par degrés se fonce pour devenir un vert sombre uniforme dans le corps de l'étang... »1
En quittant la ville pour s'établir au bord de l'étang de Walden, le philosophe américain Henry David Thoreau pose dès le milieu du 19e siècle à travers les pages de son ouvrage Walden ou la vie dans les bois les fondements d'une pensée écologique telle qu'on peut la voir s'épanouir aujourd'hui dans l'écologie politique ou l'alter-mondialisme contemporains. Dans une perspective à la fois romantique et anticapitaliste, la nature y est alors envisagée comme un commun avec lequel établir un dialogue harmonieux, respectueux et, pour employer un mot du vocabulaire actuel, durable. La nature n'est plus considérée comme dans l'esprit moderne telle une ressource séparée de la vie humaine à asservir et exploiter pour en tirer un bénéfice maximal dans un fantasme de toute puissance, mais dans un rapport symbiotique. Deux visions du monde dont les oppositions se rejouent aujourd'hui entre les tenants d'une politique extractiviste ou d'une productivité intensive et les défenseurs d'une pensée du renouvelable. Envisager le monde aujourd'hui, ou, pour parler de manière métaphorique, aller à l'extérieur et regarder en-dehors de soi, c'est accepter de se confronter à ce dilemme.
En installant son atelier à ciel ouvert au pied du Cyclop, Adrien Vescovi poursuit son travail entre l'intérieur et l'extérieur, une sortie de l'atelier, initiée depuis plusieurs années dans son travail et qui interroge ce rapport à la nature. Vescovi a installé au pied du Cyclop, en pleine Forêt de Fontainebleau, ce qui pourrait être un laboratoire à ciel ouvert, constitué de barres métalliques et de rondins de bois ménageant une structure en grille sur laquelle il vient dérouler, suspendre ou plier des lais de toile de coton vierge qu'il laisse interagir avec leur environnement : un processus qui combine le temps qu'il fait et le temps qui passe, où la pluie, les chutes de feuilles, l'ensoleillement et l'humidité vont de manière combinatoire et aléatoire imprimer leurs stigmates dans la toile.
Vescovi applique sur ses toiles des jus de sa fabrication, en amont ou en aval de leur exposition aux éléments, non pas tant afin d'y produire des motifs que pour mettre en place les conditions d'une transformation analogue aux processus de révélation photographique. Ces toiles moisies, rongées, déchirées, tâchées de camaïeux de marron, beige, vert, jaune... semblent littéralement imprégnées par capillarité de ces couleurs de nature dont les nuances pourraient faire l'objet d'une description proche de celle que Thoreau fait de Walden. Les toiles les ont pour ainsi dire absorbées afin de restituer une interprétation du paysage environnant déployé dans le temps qui passe et en fonction du temps qu'il fait, à laquelle s'ajoutent les traces de rouille des barres métalliques ou de macération des rondins de bois. Vescovi obtient ainsi des dizaines de mètres d'enregistrements colorés dont les abstractions pourraient suggérer que le rapport qui s'établit ici avec la nature s'inscrit dans la perspective romantique d'une expérience de dimension transcendantale, proche de l'esprit de Thoreau. Toutefois, ces abstractions recouvrent plutôt un vocabulaire de formes impures, de tâches et de souillures, peut-être à l'image de cette nature contaminée et dé-sublimée qui constitue nos paysages contemporains et auxquels se confronte l'artiste. Ainsi, de retour dans son atelier marseillais, il fera sécher les lais de coton sur la façade de son immeuble situé sur une des artères les plus polluées de la cité phocéenne dans une deuxième phase d'exposition, cette fois-ci aux éléments acides et à la pollution chimique d'une atmosphère urbaine. Vescovi fait ainsi de ses oeuvres des relevés atmosphériques dont les imprégnations restituent l'image codée d'un drame en train de se jouer et prenant les allures d'un malsain suaire. Pas de prostration pour autant devant ces images, mais plutôt la démarche d'un herboriste : au terme de ce temps d'exposition aux phénomènes au cours duquel la disposition des toiles fait l'objet de recombinaisons, de pliages, de suspensions nouvelles ou de classements, Vescovi accumule un important matériel prélevé dans les paysages. Ces traces d'enregistrements forment une masse documentaire dont l'interprétation subjective peut se faire lors d'un deuxième temps d'exposition, exposition au regard cette fois-ci : toiles accrochées aux cimaises, tendues à des câbles, assemblées en livres à feuilleter ou bien roulées et stockées telles des archives en attente de consultation. Un inventaire de formes et de couleurs dont les déclinaisons forment des séries rattachées à des lieux et des époques, où l'artiste pointe des paysages, mais des paysages qui dans leur ensemble résistent à toute interprétation par le simple regard.
On est ici frappé ici de constater la similitude qu'il peut y avoir entre ces toiles suspendues sans châssis et qui ne servent pas de support à de la peinture avec les oeuvres d'artistes de la génération Supports/Surfaces. En mettant à nu les toiles et les châssis, ces artistes engagés inscrivaient leur démarche dans un projet politique libérant la peinture de sa fonction de simulacre, là où Vescovi la situe en prise avec les enjeux écologiques contemporains. Sans pour autant envisager sa propre démarche dans une perspective militante, mais plus sur un mode empirique expérimental, l'artiste met en place des processus présentant des analogies avec les gestes reflétant une prise de conscience écologique dans notre rapport au monde : recyclage des matières, recherche d'essences locales, circuits courts, production sur place, mais aussi, à la manière d'un apprenti-alchimiste, fabrication de ses propres jus et décoctions à l'aide de matières premières prélevées dans son environnement et de recettes de grand-mère trouvées sur Internet. A l'automne 2016, l'artiste est invité par la Villa du Parc à Annemasse à participer à une exposition collective intitulée In & Out. Il y recouvre la verrière du centre d'art d'immenses lais de toile ayant préalablement séjourné à « l'air pur » des Gets où se situe son atelier dans les Alpes savoyardes. Les toiles baignées et cuites dans les décoctions de résineux et de roches locales restituent les tonalités de la montagne qui viennent dissimuler une partie du centre d'art avant d'y être pliées et rangées dans un deuxième temps. Œuvres produites par allers-retours entre intérieur et extérieur, elles matérialisent ici même une frontière entre l'univers intérieur du centre d'art et l'extérieur du parc urbain. Le grand voile qui ressemble dès lors à un rideau de scène met en tension ces deux espaces politiques ambigus que sont l'espace du dedans, de l'intime, du repli sur soi et le lieu du dehors, l'espace public, l'agora de la ville. (A moins que l'intérieur qui est le lieu de l'institution ne matérialise le lieu autoritaire et dominant, l'espace du contrôle et le parc urbain un espace de repli dans la ville et de possibilité d'échapper au contrôle ?) Par ailleurs, l'aspect usé des tissus, la dominante chromatique d'ocres et de couleurs de terre inscrit le tout dans ce qui pourrait être une entreprise de camouflage. La peinture du temps qu'il fait et du temps qui passe, générée par les paysages alpins, vient ici dissimuler l'institution ou encore à l'inverse, celle-ci vient se camoufler derrière son voile écologique.
Ainsi, qu'ils soient suspendus à des cordes, accrochés à des cimaises ou bien encore pliés et rangés, les tissus de Vescovi renvoient la peinture au magasin des représentations. Libérée de son assignation historique, la toile à peindre se fait tissu flottant, recouvrant, enveloppant. Tels des voiles de pudeur, ils révèlent aussi peu de choses qu'un linge qui sèche ne donne d'indication sur celui ou celle qui l'a porté mais y laissent autant de place à la suggestion dans la forme négative laissée par leur absence. Ces tissus dissimulent autant qu'ils exposent et nous confrontent à des présences en creux. A moins qu'il ne s'agisse d'apparitions ? Comme son Helena que Vescovi réalise à partir de sa série Hiver 2016-2017 – Les Gets, dont il isole un drap dont les marques de l'exposition aux éléments naturels forment ce qui ressemble à la lettre H. Comme une mémoire retrouvée subitement, le H désignera Helena, prénom de la DJ qu'il est alors en train d'écouter dans son atelier, Helena Hauff. Tombé dans le coma suite à un accident de ski en 2004, Vescovi manifeste là un processus de recouvrement de la mémoire dans lequel des revenants apparaissent telles des possibilités aussi aléatoires que subjectives et dissolvant la référence au paysage dont les fibres sont imprégnées et sur lesquelles elles viennent en surimpression métaphorique apposer une nouvelle histoire. Comme dans la photographie spirite, qui atteste de l'existence des fantômes apparaissant aux images par le principe de référentialité du médium, les impressions de paysages sur tissus de Vescovi créent les conditions d'apparition de récits aussi flous que muets mais que l'arrimage dans une histoire naturelle leste d'un caractère de vraisemblance. En gérant ainsi ses fantômes, l'artiste invente une écologie des images dans laquelle se croisent des processus de fabrication par imprégnation des paysages contemporains, ne répondant à aucun scénario et ne produisant pas de représentations, mais offrant des spectres colorés ouverts aux projections des regardeurs qui pourront y lire comme dans du marc de café.