Les avatars (après A. Odermatt) 2023
Accessoires auto, 33 x 17 cm |
Les avatars (après A. Odermatt) 2023
Accessoires auto, 26 x 18 cm |
Les avatars (après A. Odermatt) 2023
Accessoires auto, 31 x 19 cm |
Les avatars (après A. Odermatt) 2017
Accessoire auto, 36 x 23 cm |
Les avatars (après A. Odermatt) 2017
Accessoire auto, 43 x 23 cm |
Les avatars (après A. Odermatt) 2017
Accessoire auto, 33 x 25 cm |
Les avatars (après A. Odermatt) 2017
Accessoire auto, 21 x 17 cm |
Les avatars (après A. Odermatt) 2017
Accessoire auto, 27 x 20 cm |
Les avatars (après A. Odermatt) 2017
Accessoire auto, 33 x 21 cm |
Les avatars (après A. Odermatt) 2017
Accessoire auto, 23 x 18 cm |
Les avatars (après A. Odermatt) 2015
Accessoire auto, 42 x 15 cm |
Les avatars (après A. Odermatt) 2015
Accessoire auto, 22 x 26 cm |
Les avatars (après A. Odermatt) 2015
Accessoire auto, 39 x 15 cm |
Les avatars (après A. Odermatt) 2014
Accessoire auto, 30 x 40 cm chaque |
Cédric Teisseire - Avatars
Une transfiguration matérielle des images
En 2001 Harald Szeeman montrait, lors de la 49e Biennale de Venise, sous la rubrique "Plateau de l'humanité", l’œuvre d'un personnage qu'il qualifiait lui-même d'"augenmensch": l'homme-oeil, par ailleurs inconnu du milieu artistique. Cet homme était en fait un policier suisse né en 1925, nommé Arnold Odermatt, qui, dans l'exercice de son métier, avait pendant de nombreuses années photographié avec une minutie maniaque, selon un protocole de prise de vue systématique, toutes les formes possibles d'automobiles accidentées sur le lieu même de leur accident.
Cette attention spécifique obsessionnellement documentée sous le format carré du Rolleiflex ne pouvait que séduire le grand curateur allemand, attentif à saisir, dissimulée sous la rigueur d'un projet strictement professionnel, l'acuité et la singularité d'un regard, situé certes en deçà de toute volonté artistique, mais transcendant aussi à l'évidence la seule objectivité documentaire. La vaste suite d'images proposée par l'exposition faisait miroiter aux yeux du public l'étrange beauté répétitive et toujours différente de ces objets détruits, marqueurs déchus de l'exultation consumériste de l'époque.
Il était fatal qu'un jour cette radicalité photographique, à cause même de son développement sériel, de sa sobriété antianecdotique et de son insistance énigmatique à la description objective de la réalité matérielle, pût rencontrer l'intérêt d'un artiste comme Cédric Teisseire, formé dans le creuset historique d'une autre radicalité, celle de la déconstruction du tableau, de la désubjectivisation de la peinture et de ses avatars conceptuels les plus sophistiqués. Cela d'autant plus que l'enquête d'Odermatt est soustendue par une attention aigüe à la question de la déformation violente comme mode aléatoire de la métamorphose des formes, dont le propre travail de Cédric porte, particulièrement dans la série "Points d'impacts" commencée en 2010, des traces éloquentes.
C'est ainsi que le regard averti de l'artiste, observant dans le détail les photographies d'Odermatt, a pu repérer d'étonnantes images de feux arrières d'automobiles partiellement incendiées, à cause des similitudes qu'elles présentaient avec certains aspects d'une peinture abstraite, du côté notamment de l'affaissement sous l'effet de la chaleur de leur structure initiale et des amorces de coulures qui en résultait, conférant à l'image une surprenante tonalité picturale. Immédiatement interpellé par les résonances de ces formes avec ses propres recherches sur la matérialité de la peinture comme substance délivrée des gestes et des instruments appartenant à la tradition du tableau, il a eu l'idée de mettre en oeuvre une transfiguration matérielle de ces images : leur donner un corps en les arrachant à leur statut initial de reflet bidimensionnel dans le miroir de la photographie.
Cette reprise en forme de réincarnation s'est opérée littéralement à partir de blocs de feux arrières récupérés dans les stocks de pièces détachées vendues par les casses automobiles que l'artiste a soumis, dans un four, à l'action de la chaleur. Les pièces qu'il a ainsi obtenues gardent chacune une partie de l' identité coloristique et formelle attachée aux différences provenant de leur état primaire, quand elles étaient encore des éléments fonctionnels du système automobile. En donnant ainsi une "chair" au souvenir d' une image il a en même temps accepté les accidents métamorphiques produits par la chaleur : déformation des structures, craquelures et grêlages des épidermes, aboutissant à des objets hybrides dont la nature sculpturo-picturale évoque parfois un monde organique dont les formes et les couleurs étranges sollicitent la réception de manière paradoxale.
À la fois séduisants et aussi vaguement repoussants quand le seuil d'évocation confine de trop près à l'image d'organes mal identifiables, ces reliefs réalisent pleinement le programme que s'est fixé l'artiste : partant de l'esthétique distanciée et froide de leur état photographique originel, ils ont acquis la présence physique et un peu perturbante de corps autonomes que l'on peut toucher. Cette impression persiste jusque dans leur nouveau statut de pseudo tableaux dont la situation murale n'abolit pas le rayonnement quasi charnel. Alignés sur la blancheur du mur qui leur sert de support ces "Avatars" figurent un état du processus métamorphique qui les a fait passer d'objets techniques "ready-made" à celui d'oeuvres inscrites dans la collection de gestes appartenant à l'idée particulière que Cédric Teisseire se fait de la peinture aujourd'hui. Comme tels, ils ont aussi acquis une autonomie totale par rapport aux images dont ils sont originellement issus et qui ont été les "embrayeurs" mentaux de leur élaboration initiale.
A ce niveau de l'exposé, il peut être intéressant, pour mieux apprécier l'inscription de cette série dans la cohérence globale du travail, de pointer son appartenance au processus commun à toutes les autres productions de l'artiste. Il s'agit en effet pour lui de construire le cadre programmatique d'une action picturale, quelquefois proche de la performance, mettant en jeu par le moyen d'un dispositif précis et généralement simple la pure matérialité de la peinture elle-même ou, comme pour la série des "Avatars", des substances qui lui sont visuellement associées. Nous percevons dans cette attention rigoureuse à la limitation de toute représentation des affects comme à celle des virtuosités d'une signature stylistique personnelle, l'écho d'une filiation enracinée dans l'histoire de la modernité du côté le plus abrupt d'une abstraction, qui, de Rodtchenko à Stella, a déployé au sein des avant-gardes l'austérité d'un matérialisme pictural extrême. En plaçant ses machines mentales à produire de la peinture sous le signe de cette filiation iconoclaste radicale, Cédric Teisseire prend position contre une certaine compulsion iconophile actuelle qui livre la peinture au flux indifférencié de l'inflation des images du monde.
En même temps il propose, sous l'apparente rigueur des systèmes de production présidant aux séries qu'il livre à notre regard, un régime de l'invention artistique paradoxalement ouvert, caractérisé par une variété des modes opératoires et des matériaux utilisés mais surtout par une forme de lâcher-prise de l'intention permise par la précision même des protocoles à l’œuvre, laissant la puissance du hasard et les forces naturelles convoquées par le dispositif contribuer directement à la forme finale de la pièce. Il rejoint ainsi, par la pratique délibérée de cette sérendipité, une autre figure historique, tutélaire d'une modernité conceptuelle expérimentale, celle du Marcel Duchamp des "Stoppages-étalons" de 1913 qui prétendait, lors de la réalisation de ces pièces, fondées sur l'utilisation aléatoire de la seule gravité terrestre "mettre du hasard en conserve".
Pour revenir aux "Avatars", nés d'une image, passés par l'état intermédiaire de "ready-made", le choc thermique auquel ils ont été soumis dans le four a été l'agent de leur cousinage formel avec les roches magmatiques : un solide évoluant vers un flux fixé par le refroidissement dans son état définitif. Organes, laves, tableaux, la richesse des connotations dont ces "Avatars" sont porteurs est aussi le produit heureux du hasard jamais aboli par le dispositif en forme de coup de dé qui leur a donné forme. L'inflexion mallarméenne de cette évocation reste en phase avec l'origine duchampienne de cette tradition moderne de la poésie du hasard dont Cédric Teisseire est un héritier et dont il acceptera sans doute volontiers d'importer les bénéfices secondaires au coeur du laboratoire expérimental qu'il construit à partir du paradigme matériel de la peinture.
Jean-Marc Réol - Février 2016. |