Nathalie HEINICH
LA MÉSAVENTURE DE « L’AVENTURE » (Ce qui s’est passé à Malpassé) 1
De la sculpture de Richard Baquié inaugurée en mai 1988 dans une cité de Malpassé, il ne reste guère aujourd’hui qu’un bloc de béton et les lettres - taggées - formant le mot « L’AVENTURE » 2. Que s’est-il donc passé pour qu’en quelques mois l’œuvre se soit dégradée au point qu’une restauration ne soit même plus envisagée ? Vandalisme ? Malfaçons ? Erreurs techniques ? Fautes professionnelles ? Anomalies administratives ? Défauts de conception ?
Y-a-t-il même une réponse à ces questions ? Il y a en tout cas plusieurs interprétations possibles. Laissons aux protagonistes le soin de les formuler.
1 - Ce texte est extrait d’un rapport d’enquête en cours de rédaction sur , réalisé avec l’aide de la Délégation aux Arts Plastiques du Ministère de la Culture. L’auteur tient à remercier toutes les personnes qui ont bien voulu répondre à ses questions ou lui fournir des documents, notamment Florence Mazzella, auteur d’un mémoire de maîtrise en histoire de l’art : (Université de Provence, novembre 1992).
2 - L’ensemble se composait de trois parties : des lettres en acier composant le mot ; une fosse dallée de verre contenant une automobile de marque BMW (les surfaces ayant été découpées pour ne laisser apparaître que les lignes) avec le mot au pochoir sur le pare-brise, auprès d’un bloc fontaine en béton de même dimension sur lequel est collée une photographie du port de Marseille recouverte de verre et sur laquelle ruisselle de l’eau ; des sculptures en métal peint suspendues entre les arbres, portant les mots .
Un premier artiste pressenti en 1985
«Ce n’est pas d’une autre « œuvre d ‘Art » ou d’un objet que les habitants ont besoin : il est tout d’abord nécessaire d’améliorer la qualité de la vie et de permettre aux individus, groupes et différents groupes ethniques de s’identifier à leur environnement. Ce but ne peut être atteint que grâce à une équipe au sein de laquelle un artiste investit son imagination et ses connaissances dans la réalisation d’un projet auquel contribuent toutes les personnes concernées pour qu’ensemble, ils parviennent à une solution. (...) Un tel projet ne peut se développer que dans le cadre d’une collaboration étroite au sein d’une équipe et ne peut évoluer que grâce à la prise en considération des aspirations des habitants concernés.»
(Dani Karavan, initialement choisi sur un projet prévoyant « de transformer l’espace donné en un vaste jardin recouvert de pelouse et comprenant des espaces prévus pour constituer des points de rencontre pour les habitants », et qui un an plus tard, en octobre 1986, prendra acte de l’impossibilité d’obtenir les garanties nécessaires quant à la volonté de la municipalité d’accompagner son projet, et notamment d’entretenir les pelouses - à la suite de quoi la municipalité coupera tout contact avec lui).
L’artiste en 1987
«Il s’agit d’un concept contemporain qui donne la sensation de vivre l’espace par le rapport de sens de chaque élément ; il y a ambiguïté par la linéarité et par le système interrelationnel. La vision globale, l’approche, l’élément et la mémoire, procédés traditionnels de la sculpture permettent de vivre le lieu par la mise en évidence du vide (non pas comme absence), mais comme contenant un certain nombre d’énergies produites. (...) Les signaux : Passez, Attendez, sont de l’ordre de l’interdit et de l’autorisé comme une métaphore des règles.»
(Richard Baquié, projet pour « L’AVENTURE » )
Le chargé de mission en 1987
«L’esquisse me semble très intéressante à la fois parce qu’elle occupe parfaitement bien l’espace en proposant plusieurs réalisations occupant trois emplacements distincts au carrefour des Cèdres et parce qu’elle exprime parfaitement la qualité du travail de Baquié dans un langage très simple, très beau et très facilement lisible par la population.»
(Dominique Wallon, lettre au maire de Marseille, août 1987)
La fleuriste du quartier
«Ça va être joli. On en a bien besoin. Mais c’est cette fontaine qui me donne du souci. Toute la journée, ils vont aller chercher l’eau pour se faire des piqûres. Dans cette cité, il y a trop de drogués. Toute la journée, ils viennent m’en demander à moi... Dites-leur de ne pas mettre la fontaine. Ou alors si ce n’est pas possible de la protéger par un grillage...»
Le responsable de la régie de quartier
Q. Allez-vous entretenir la sculpture ?
- «Théoriquement oui. (...) Prévoir l’entretien, si j’en crois les bruits qui courent dans les bâtiments, s’avère indispensable. Les associations de locataires, plus précisément certaines personnes leur appartenant, ont affirmé vouloir se charger de la dégradation de l’œuvre. Les mêmes associations veulent des créations d’emplois sur la cité. Nous espérons les neutraliser en salariant un habitant bien vu et respecté de tous. Cette stratégie peut paraître terre-à-terre mais nous essayons d’agir en fonction des réalités...
« L’AVENTURE c’est plus loin… » va être lu de la façon suivante, car les mots sont orientés vers la Méditerranée : « plus loin… l’Afrique », en d’autres termes : “Foutez le camp, votre place n’est pas ici” »
Q. Mais cette sculpture, ils vont bien tourner autour, se l’approprier ?
- « Effectivement, elle risque d’amuser les enfants. Elle peut servir de point d’eau, notamment pour laver les voitures… Il remarqueront immédiatement le point d’eau ouvert. On ne va pas avoir la tâche facile »
Un critique d’art marseillais au lendemain de l’inauguration
« Plus mentale que spatiale, la contiguïté de tous ces éléments déplace les possibilités de sens, laisse libre l’interprétation. »
(Alain Paire, Le Provençal, 17 mai 1988)
Des jeunes du quartier, 1988
Rachid (29 ans) : «L’État va donner je ne sais pas combien, mais des millions pour faire ça ? C’est bien mais il pourrait donner aussi quelque chose pour les jeunes… Et on a l’impression que les gens qui viennent l’installer se foutent des gens du quartier. Ils auraient quand même pu nous demander notre avis... Parce que la statue elle est peut-être belle mais en attendant, dans la cité il y a des jeunes qui se droguent, de la délinquance, de la pauvreté. Depuis que les restaus du cœur ont commencé ici, je crois qu’on a servi plus de 4000 repas.»
Moshen (17 ans) : « La statue elle va rester deux jours, après elle va être tuée. »
Noui (18 ans) : Qui c’est l’artiste ? C’est un fou. il aurait pu mettre une statuette... On en ras-le-bol. On en voit tous les jours passer des voitures et pour voir une statue, il faut aller au bout du monde.»
Hacen (19 ans) : « Une B.M.W. toute cassée… Je ne comprends pas… Une B.M.W. chouravée à la Renaude… »
Q. « Vous allez la casser ? »
Noui : «Non, on n’est pas sadiques. Mais la voiture, elle va être entière ou en morceaux ? Une BM cassée c’est vilain... Une BM, oui c’est beau. Mais il aurait pu mettre une Peugeot. Une marque française... Une marque allemande ça veut rien dire. Et puis en Arabe on dit « Pijot ».
Hacen : « Tu dis ça, mais entre une « Pijot » et une BM, tu prends la BM ! »
Q. « Vous aimez les voitures ? »
Noui : « La voiture c’est très important, ça fait plaisir à la famille, c’est bien pour aller en ballade, sortir du quartier. Une voiture c’est la classe. »
Mochen : « Mon père il a pas de voiture, il va récupérer la BM… ! Non, c’est pas vrai, je rigole… Il en a deux. »
Q. « Vous ne croyez pas que l’artiste veut vous rendre hommage, il sait que vous aimez les voiture ? »
Djamel (19 ans) : «Mettez-nous un petit Pelé, un Maradona si vous voulez nous rendre hommage ! Même un beau ballon en bronze, comme ça quand le soleil tape dessus, il éclaire toutes les fenêtres... Au moins, ils nous prendraient pour des sportifs. C’est quand qu’ils nous construisent un stade ? On est obligé des faire des kilomètres pour jouer au ballon...»
Q. « Le mot “AVENTURE” écrit dans la cité, qu’est-ce que ça veut dire ? »
Nasser (18 ans) : « 9a veut dire qu’il s’est passé quelque chose, mais on ne sait pas quoi. »
Hacen : « L’AVENTURE, elle existe pas aux Cèdres »
Noui : « Nous, L’AVENTURE , c’est tous les jours. Le quartier depuis qu’il y a la drogue, c’est pourri… On n’en a pas besoin, nous de la sculpture. On voudrait un stade ! On pleure pour en avoir un… ! »
Des habitants du quartier
« Cest des trucs de débiles ça ! C’est bon à mettre dans un machin bourgeois, là-bas au Prado, pas dans une cité comme ça. C’est de la merde ici ! » ; ou encore, avec une mise en cause directe de l’artiste : « Ça intéressera personne ça ! Ça amène où ? Ça intéresse que soi-même ! (…) On aurait dit qu’il se moque de nous là, sérieux ! »
«On aurait pu consulter les gens du quartier, parce que c’est eux qui auraient aimé juger l’image qu’ils veulent donner, quand même ! Ils auraient préféré autre chose que ça ! Parce que l’art abstrait je suis pour, mais là, il est vraiment abstrait, parce que je vois pas où il est. En plus il faut se baisser pour regarder !»
« Non, là, c’est bien construit, mais seulement c’est construit simple ! Plus simple que ça y’a pas ! C’est une connerie ça ! C’est malheureux de gaspiller de l’argent pour rien ! »
Moi, quand je parle d’Art, je vois quelque chose de beau, que d’entrée on est frappé à l’œil ! »
« C’est magnifique, faut voir combien de temps ça va tenir. C’est trop magnifique ! Seulement, à chaque fois qu’on fait quelque chose de beau, ça dure pas longtemps. »
Un critique d’art parisien peu après l’inauguration
«A la suite d’on ne sait quelle défaillance technique, l’eau ne coule pas. Le papier photographique, qui n’est pas protégé par le ruissellement reçoit, sans autre intermédiaire que la vitre, les rayons du soleil. Ses coins sont déjà cornés et, ça et là, il gondole. On dirait un emplacement pour une publicité touristique, périmée avant l’heure. (...) L’environnement est trop amer pour se faire oublier à la faveur d’un monument, aussi généreuse soit l’intention qui a présidé à son érection.»
(Hervé Gauville, Libération, 7 juin 1988).
L’ingénieur-architecte trois mois après l’inauguration
Les détériorations (notamment des vitres cassées et des problèmes d’écoulement d’eau) seraient dues non pas seulement au public mais « à une mauvaise étude technique pour la partie fontaine et à un mauvais choix de matériaux pour la partie panoramique de Marseille autour du bloc fontaine. » (état des vices de fabrication demandé en septembre 1988 )
Le devis des réparations proposées (traitement de l’étanchéité et de l’humidité de la fosse et de la fontaine, solution au problème de la photo, organisation de chantier) se monte à 551000 F, soit 64,74% du coût de réalisation de l’œuvre, lequel s’élève (sans le catalogue de 252000 F) à 851000 F. Ce projet de restauration est abandonné en raison de son coût, seuls étant maintenus le changement de glace sur la fontaine et le transfert de la photo sur du formica, inaltérable par l’humidité.
Le rapporteur administratif six mois après l’inauguration
«D’une part, l’Office Municipal de la Culture a procédé au versement de la totalité des financements sans attendre la réception définitive des travaux. D’autre part, l’artiste a lui-même procédé de la même façon. L’œuvre a donc été livrée et réceptionnée sans qu’un ultime constat ait été fait quant à la qualité du travail rendu.» Ces anomalies sont d’autant plus problématiques que cette réalisation est à la fois un “pari technologique” (matériaux nouveaux pour l’artiste) et un “pari sociologique”, car on connaît les risques de vandalisme en milieu urbain.»
(Hervé Mariotti, rapport à Dominique Wallon, décembre 1988)
Le dossier d’assurances dix mois après l’inauguration
La sculpture « a subi des dommages courant décembre 88 et janvier 89 », par « bris de vitre triptex par jets de pierres, dépose panneaux photographiques cibachrome, bris de néon, impacts de balles. »
(dossier d’assurances, mars 1989)
L’agent de l’artiste un an après l’inauguration
« Un trou béant de 2,20 mètres est plus ou moins laissé à l’abandon, la population manifeste son mécontentement en détruisant tout ce qu’apporte la municipalité, Par exemple des barrières de protection pour la fosse, qui sont jetées dans l’orifice. »
(Sophie Tourneur pour L’Agence, mai 1989)
Un critique d’art marseillais deux ans après l’inauguration
« BAQUIÉ – MALPASSÉ : L’AVENTURE EST FINIE » - « De l’ œuvre inaugurée en grande pompe il y a deux ans, ne reste qu’un cube de béton »-«Pour tenter d’expliquer ce scénario désastreux, on pourrait épiloguer longtemps. Parce que le verre est un matériau fragile et vulnérable. Parce que les gens du quartier auraient sans doute préféré qu’on installe un terrain de jeux, une piscine ou bien des salles de réunion. Parce qu’il y a, enfin, mille raisons qui font que l’on ne peut pas sous-estimer les capacités de rejet d’une population pour laquelle l’art ne peut pas être une préoccupation centrale, une œuvre de première force est privée d’existence. (...) fragile par essence, l’œuvre de Baquié n’avait pas une immense capacité d’autodéfense. On ne sait trop comment -le gardiennage fut limité aux passages et entretiens d’une régie de quartier- sans doute en passant par le petit escalier qui conduit jusqu’à la fosse, quelqu’un d’un peu trop narquois avait déposé un caddie et bien d’autres choses mal nommables. (...) Bref, tout empirait : voici quelques semaines, sans mot dire, les services de la Ville ont préféré arrêter les dégâts, le béton masque la fosse. Du travail de Baquié, seuls subsistent les deux éléments de l’aval et de l’amont : à la place de la fontaine, on aperçoit un cube tout à fait disgracieux.»
(Alain Paire, Le Provençal, 8 juin 1990)
Le responsable du projet à la Délégation aux Arts Plastiques, quatre ans après
«La concertation s’établit avec de nombreux partenaires (...) Tous s’accordent sur la certitude qu’une œuvre d’art forte peut exister ici, qui intégrerait une ambition de requalification de l’espace public et respecterait le besoin d’identité des habitants. Évitant le cliché facile de la décoration rurale et l’alibi de la créativité locale, on invite alors quelques artistes de renom. Plusieurs d’entre eux renonceront face à la lourdeur des décisions, l’incertitude des budgets ou la dilution des responsabilités entre de trop nombreux intervenants, certains remettront un avant-projet qu’ils abandonneront dans la crainte que la lenteur des opérations d’aménagement paysager et de restructuration urbaine n’invalide une réalisation isolée qui resterait alors incongrue (Klaus Rinke, Dani Karavan, Anne et Patrick Poirier). (...)
Ne reste plus visible dans son intégrité que son élément générique : le mot en grandes lettres d’acier dirigées vers une fontainerie désormais hors d’état et les dispositifs de la sculpture que la ville dut se résigner à démonter. (...) cette apparente faillite de l’histoire mérite d’être analysée pour tout ce qu’elle révèle. (...)
Il est bien hasardeux de dire si les moyens violents qu’il a fallu employer pour briser les dalles et combler la fosse de rebuts divers, et pour empêcher le fonctionnement de la fontainerie et mutiler radicalement l’image, si cela indique un refus collectif de cette œuvre-là pour ses significations propres, ou s’il y faut y comprendre une incompatibilité essentielle d’une œuvre échappant à tout critère de reconnaissance d’une statutaire traditionnelle, dans un espace public dont les difficultés exigeraient un traitement social global. L’État ou la Ville ne peuvent se renvoyer mutuellement la responsabilité : c’est solidairement que la collectivité publique se trouve confrontée à l’environnement de mesures sociales, culturelles et urbanistiques en amont desquelles s’avère impossible un dialogue durable avec l’œuvre. (...)
Prise de vitesse par des réactions d’agressivité, l’instabilité du regard que suscite le propos de l’artiste renvoie à la fragilité du consensus existant entre la décision publique et (institutionnelle) et l’espace public. Il se peut que l’œuvre ait atteint sur ce plan, davantage que l’artiste ne pouvait intentionnellement le supposer, son véritable sens. La mémoire qu’il en reste aujourd’hui, les lettres alignées au pied des HLM et les blocs de béton devenu support d’affichage et de graffitis spontanés, n’est-elle pas, aussi bien, celle des fractures et des différentes de groupes sociaux, de pratiques culturelles qui n’attendent que d’elles-mêmes l’invention de leurs systèmes de convivialité.
Dans aucun des trois cas cités, l’œuvre n’est constituée des seules intentions de l’artiste. Elle n’existe - y compris au stade du projet - qu’affectée de toutes les significations que, de l’extérieur d’elle-même, lui conférera l’inconscient collectif, fût-il à contresens des aspirations que l’acte de commande politique croit traduire.»
(Jean-Michel Phéline, inspecteur de la création artistique et chargé de la commande publique à la DAP, intervention au colloque de Givors sur « Art et espace public », 1992)
La responsable du projet de la Direction Générale des Affaires Culturelles, aujourd’hui
«Au début, tout allait bien, on avait même le sentiment que les habitants protégeaient la sculpture. mais dès lors que l’œuvre a commencé à être dégradée, son aura a été attaquée, la sculpture est devenue un simple objet, et n’est pas parvenue à redevenir œuvre après les restaurations. On n’a pas pu restaurer la symbolique et l’inconscient : on a restauré l’objet mais pas son aura. L’objet n’a pas repris son statut d’œuvre.
Les artistes font œuvre de l’histoire de leurs œuvres. J’espère que Baquié vous en parlera comme ça. Il se projette dans l’avenir. C’est pour ça qu’il a fait un bloc de béton - c’est d’ailleurs la seule chose qui en reste aujourd’hui. Et ça a râlé au moment de couler le bloc de béton plein ! Il avait déjà intégré dans son projet la ruine de son œuvre. Simplement c’est venu plus tôt que prévu : pas en cinquante ans mais en moins de deux... Cela dit, c’est la partie la plus fragile, éphémère, et aussi la plus faible technologiquement, qui a été attaquée en premier.
Par ailleurs, les services de la Ville ont omis de prolonger la vacation de l’agent de service payé par la régie de quartier pour entretenir la sculpture. Ce qui a entraîné des dégradations matérielles, qui elles-mêmes ont ouvert la portes aux agressions contre l’œuvre.
Et puis, la vraie raison des dégradations, c’est l’état des cités dégradées, devenues elles-mêmes des ruines...»
(Christine Breton, chargée de mission pour l’art contemporain à la Direction générales des Affaires Culturelles de la Ville de Marseille, octobre 1994)
Le Directeur de l’Office Municipal de la Culture, aujourd’hui
«Étant moi-même un ancien « loubard », puis un animateur culturel dans ce quartier, j’avais prévu un certain nombre de problèmes. Par exemple, j’avais demandé que les lettres ne soient pas coupantes, pour éviter les accidents et les chantages à l’assurance ; ou encore, cette fameuse , spécialement étudiée pour protégée la photo de toute attaque, je suis sûr qu’elle a dû être vécue comme une incitation à l’agression par les jeunes du quartier - d’autant plus qu’on n’a prévu ni gardiennage ni enclos culturel.
De façon générale, le problème vient essentiellement de ce qu’il ne peut y avoir de lien culturel sans travail préalable. Certes, il y a bien eu quelques animations autour de l’œuvre, mais il aurait fallu plus de temps et d’argent pour ce qui a précédé l’œuvre. Et surtout, il est à peu près impossible de faire travailler ensemble des gens à préoccupations artistiques et des gens à préoccupations politico-sociales.
A cela s’ajoute le problème typiquement marseillais de la « balkanisation » de la ville, son découpage en services qui se mettent en situation de rivalité et non pas de coopération et de complémentarité : ce qui aboutit à des actions qui sont parfois menées de façon presque concurrente d’un service à l’autre. En l’occurrence, les actions respectives de la Direction Générale des Affaires Culturelles et des Services Financiers n’ont sans doute pas été menées dans cette affaire avec toute la synergie nécessaire.
Je me souviens de cette belle utopie qu’étaient dans les années soixante-dix les « terrains d’aventure », qui ne fonctionnaient d’ailleurs jamais parce que les bandes de quartier se les appropriaient immédiatement. Et là, c’est comme s’il n’en était resté que le mot...»
(Robert Verheuge, responsable de l’Office Municipal de la Culture, octobre 1994)
La coordinatrice du projet, aujourd’hui
«Je n’ai jamais rencontré de rejets directs. Le problème n’était pas la forme de l’œuvre mais le « combien ça coûte ? », et la comparaison avec les équipements qui auraient pu être installés avec cet argent. L’échec vient de ce que l’installation n’a pas été accompagnée d’un appareil pédagogique sous la responsabilité du commanditaire, en amont de la commande. On ne peut pas l’imputer à des rejets directs de la population à l’égard de l’œuvre.
Le problème est venu de la fragilité, de la précarité de l’œuvre de Richard Baquié, qu’on a laissé aller jusqu’au bout de son idée, et notamment de la difficulté à faire fonctionner la fontaine. Si nous ne l’entretenons pas, pourquoi eux en prendraient-ils soin ? Ils ont donc continué...
C’est aussi la faute de la ville qui au lieu de restaurer a préféré casser. S’il y a eu rejet, c’est seulement d’une initiative venue d’ailleurs, d’une chose qui a été mal comprise.»
(Sophie Phéline-Tourneur, chargée de projet, novembre 1994)
L’artiste, aujourd’hui
«L’art contemporain, dans la logique de son histoire, est à prendre comme un lieu expérimental. L’artiste évolue dans son époque et par rapport à son époque. Cette sensibilité comparable à une lucidité liée à son engagement politique lui permet d’appréhender chaque événement comme le signe d’une germination. (...)
Rendre l’art accessible sans études est une idée totalement démagogique. En revanche, on ne demande pas à un mathématicien ou un physicien d’être compris. (...)
Pour en revenir au sujet de la commande publique les moyens financiers et le lieu étaient imposé - il me restait la création. Celle-ci a découlé de ma recherche, une mise en pratique à échelle urbaine. J’ai évité les pièges du décoratif et de l’aménagement d’espace (hors genre). L’esprit se fixe sur un projet parmi plusieurs milliers de possibilités. C’est une décision étrange qui ne provient pas du hasard mais de la chance (pour le projet). A partir de là reste le plus laborieux et le plus passionnant, relations politiques relations d’entreprises, contraintes de voiries. un capital énergie étonnant propre à toute entreprise de travaux publics.
J’accepte sa destruction, mieux sa destruction m’intéresse, mieux elle est une conséquence naturelle, une démonstration de l’illusion de pérennité. Tout peut disparaître et la durée sans être programmée reste une constante de tout élément constitutif. Il y avait une sculpture agissante, faite d’éléments (parfois trop beaux pour être mérités - à vous de déterminer la part de culpabilité d’une population) où les sens invoqués renvoyaient à l’utilisation et à sa condition. Si cette sculpture a pu être déterminante pour une personne sur mille ne nous étonnons pas que les quelques autres brisent l’objet compromettant par impossibilité d’autre chose. Aucune sculpture ne résiste au temps et à l’histoire. Elles représentent un pouvoir et leur destruction est rassurante. (...)»
La rumeur publique...
On raconterait dans le quartier que le premier impact de balle sur les verres protecteurs de la fontaine serait provenu d’un coup de feu tiré par un mari jaloux qui poursuivait sa femme...
... et le sociologue
«Le manque de pain, auquel on a plus ou moins remédié, a laissé place au vide de l’existence. De la grisaille des zones marginales qui se sont formées autour de la plupart des grandes villes des sociétés développées, les gens, et en particulier les jeunes, regardent à travers les fenêtres du monde établi. Et ils voient qu’une vie plus riche, mieux remplie que la leur est possible. Quel que soit son sens intrinsèque, elle a un sens pour eux et ils savent, ou peut-être sentent-ils seulement, qu’ils en seront à jamais privés. Or, bien qu’ils en déduisent souvent qu’ils sont victimes d’une grande injustice, ils ne connaissent pas le responsable. Autrement dit, la vengeance est leur cri de guerre. Un beau jour, une goutte d’eau fait déborder le vase et ils cherchent à se venger sur quelqu’un.»
(Norbert Elias, introduction à Sport et civilisation. La Violence maîtrisée, 1986, Paris, Fayard, 1994, p. 76-77).
Nathalie Heinich est sociologue, chargée de recherche au CNRS, spécialisée dans l’histoire de la notion d’artiste et la perception esthétique.Elle a notamment publié, aux Éditions de Minuit, La Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration (1991) et
Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge classique (1993).
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