STAUTH & QUEYREL 

LES BANDES ET LES CONTRE-BANDES DU BLASON DE FRAIS VALLON
 
Affiche Exposition à Frais Vallon 1994
55 x 37 cm
 
Certains lieux d’habitation manquent de charme, de douceur, autant pour ceux qui y habitent que pour ceux qui y passeraient. D’ailleurs personne n’y passe. Comme ces lieux se ressemblent tous, ils manquent aussi d’un caractère qui les distinguerait, c’est à dire qu’ils manquent d’identité. Avec ça, la presse leur a depuis longtemps taillé un costume qui en a fait, définitivement et globalement, les lieux de la crainte et du désaveu pour l’ensemble des téléspectateurs et des lecteurs de journaux qui n’y habitent pas. On les appelle les cités d’HLM ou la banlieue.

La banlieue, c’est le ban, – c’est à dire une proclamation qui a force de loi – qui s’applique une lieue autour. C’est une couronne autour de la ville intra-muros dans laquelle la loi, celle qui vaut dans la ville, est encore en vigueur. Après, cela peut être la forêt ou la barbarie, mais tant qu’on est dans la banlieue, on est encore sous l’aile de la ville, dans sa contrainte et dans sa protection. La banlieue, c’est une prolongation de l’espace public de la ville au-delà de sa limite stricte.
L’allégeance à la loi, la fidélité à son représentant placent une collectivité sous leur bannière. Et lorsque cette collectivité, y compris avec la loi qui la lie et la caractérise, est donnée par son représentant qui cède à plus fort que lui, c’est l’abandon.

S’il nous faut respecter les mots comme les parents directs de notre pensée, sans doute faut-il convenir que le mot banlieue pour désigner les cités d’HLM est un euphémisme. Car, qu’est ce qui leur fait plus gravement défaut, justement, que l’espace public, ce lieu du ban ?

L’espace public, qu’il soit rural ou urbain, joue un rôle massif dans l’édification sociale. Totalement symbolique, totalement matériel, il est à la fois la manifestation et le mode d’emploi du fonctionnement social à l’échelle 1. Sa lecture aurait pu inspirer les géographes de Borgès levant leur Carte Démesurée de l’Empire. L’espace public classe et range, distingue (le propre du sale, l’avant de l’arrière, le permis de l’interdit, etc.), il accueille, informe, contraint, assigne à chacun sa place, et se déforme des réponses et contestations qu’il reçoit en retour. Il est, par nature, un tenant du maintien de l’ordre social dans ses dimensions tant collectives qu’individuelles. Ses décalages et ses cassures nous font toucher les évolutions et les séismes de notre histoire.

Les formes des villes, substrat de l’espace public, sont douées d’une remarquable permanence, elles absorbent leurs propres métamorphoses, perdurent : comparées aux formes sociales, elles font figure de géantes.
Elles forment ce lent fossile dont la moindre empreinte, la moindre strie livrent à la lecture une somme d’enseignements sur l’histoire et l’actualité de la vie sociale, et dont les bords, les jointures et les pointes vivantes continuent à se former sous nos yeux. Si l’espace public nous livre l’ensemble des repères qui nous sont nécessaires une fois franchie la porte de notre espace privé, ce n’est pas pour autant qu’il se laisse décrypter d’emblée : son contenu implicite met parfois quelques siècles à devenir explicite à nos yeux. C’est le plus souvent à notre insu que nous l’intégrons : par les limites ou les ouvertures que nous y rencontrons, par la mesure, le son et le cours de nos pas, par les séquences imposées à notre regard, à notre ouïe, à notre odorat, par tous les gestes qui font que nous l’habitons et que, par là-même, il nous façonne.

La culture de l’espace public n’est ni une culture écrite, ni une culture orale, c’est une culture de l’habitude, de l’habitus.

Depuis que les hommes s’observent eux-mêmes, ils se sont intéressés à mesurer les dégâts produits chez l’être humain par la privation sensorielle ou par la privation de la société de ses semblables – par exemple à travers le thème récurrent des enfants sauvages de Romulus à Kaspar Hauser. Être privé d’espace public participe de ces sortes de privations et compose une part de l’une avec une part de l’autre.
Priver des humains d’espace public, c’est leur ôter les moyens d’exercer leur sens fondamental de l’orientation, ce sens qui est aux humains ce que leurs moustaches seraient, à ce qu’on dit, aux chats. (Et que des enfants cruels...).

À Frais Vallon comme dans les autres cités, les immeubles sont posés – ou plutôt flottent – dans un espace isomorphe, l’espace public y est remplacé par l’espace privé du voisinage, de la famille (et le cas échéant des clans). Cet espace résiduel entre les immeubles d’habitation, qui aurait dû constituer l’espace public, est entièrement investi par la raison technique distribuant la circulation des voitures, leur parking, gérant le stockage et la circulation des poubelles, la verdure ou les jeux d’enfants ; entre ces espace techniques, leurs délaissés.
Rien d’un espace symbolique doué de sens commun : il arrive qu’un vide-ordure y présente davantage de solennité qu’une entrée, que le devant des immeubles ne se distingue pas de l’arrière, que des lieux d’accueil social soient barreaudés à la manière des cages pour grands fauves et ainsi de suite.
Un telle proposition en lieu et place de l’espace public est la proposition d’un espace de confusion, un espace anti-pédagogique, de pure désorientation.

À Frais Vallon comme dans les autres cités les habitants réclament de la signalisation : en fait, ce n’est pas le signe qui manque à leur espace, c’est le sens.
Que, de surcroît manquent les panneaux indicateurs des immeubles et des rues, qui de toutes façons n’ont pas de nom, n’est que le symptôme d’une privation bien plus profonde.
Que les avenues, les rues ni les places n’aient de nom, que les adresses n’existent pas – les lieux ne sont pas nommés mais numérotés – est un des signes qui dénotent cette absence de tout espace public, l’abandon des lieux à leur statut privé : chez soi, on n’écrit pas « salon », « chambre » ou « cuisine » au dessus des portes.

Néanmoins, comme les êtres humains engendrent de l’espace symbolique, social autour d’eux, les habitants de Frais Vallon ont recréé ici des places publiques, ici des lieux d’échange économique, là des passages un peu secrets, là encore des espaces honorés, bénis, et ailleurs, sans doute, quelques lieux maudits. Dans les délaissés ou les transparences des espaces techniques, dans la mince épaisseur de leur récente histoire, ils ont reconstitué ce qu’ils ont pu d’un espace public pour leur propre usage. C’est leur contribution à l’espace public de Marseille dans ce triangle du 13ème arrondissement compris entre deux voies rapides et une colline escarpée. C’est un trésor, impalpable, qu’ils offrent. Mais dans quel dénuement et dans quel abandon à proprement parler de la part de leur ville et de la société dont ils font partie. Car la ville ici n’indique plus rien, n’accueille plus personne, n’offre plus cet espace public qui devrait être la chose du monde la plus largement partagée, elle ne contraint même plus ses citoyens : elle les abandonne à eux-mêmes.

Il m’est arrivé récemment dans un métro de remarquer, en dessous de la poignée du signal d’alarme, une plaque émaillée aux lettres soigneusement tracées, noir sur fond blanc, et qui indiquaient que « tout abus serait sévèrement puni ». Moi qui n’apprécie pas bien les menaces ni les punitions, je me suis surprise à penser qu’il y avait là une véritable considération, une certaine douceur de la part de la force publique à l’égard d’un ou plusieurs individus, et qu’il était bien heureux de voir cela si précisément proposé et respectueusement formalisé. Il y avait dans cette attention quelque chose d’aimable, ne fut-ce qu’au travers de cette adresse d’une parole. J’ai eu le sentiment qu’il s’agissait là du contraire de l’abandon d’individus par leur société.

On sait que beaucoup d’efforts sont mobilisés depuis plusieurs années, quelquefois moins de dix ans après leur création, pour tenter de rendre aux cités des conditions de vie et des conditions de ville plus correctes. Dans cet effort se sont succédées des politiques se traduisant par différents dispositifs. La politique de la table rase, le traitement social et la recherche du consensus font majoritairement partie des caractéristiques communes à ces efforts successifs.

Dans ces circonstances, arrivés au point où l’on est rendu, intervenir dans les cités demande un très bon naturel ou une extrême délicatesse de pensée. Ayant affaire aux cités, il est extrêmement difficile de comprendre à quoi on a affaire : la seule valeur sûre que l’on rencontre ici ce sont les gens et les seuls qui fassent la différence dans cet univers uniforme et orthonormé ce sont bien entendu encore eux.
Mais comment éviter que ces mêmes gens soient une fois de plus saisis dans leur dimension d’objets et non de sujets : objets de l’administration ou de la gestion qui les compte mais ne peut les entendre dans ce qu’ils ont à dire, nommément, un à un ou à plusieurs.

L’intérêt de ce qui s’est passé avec S&Q (Pascale Stauth et Claude Queyrel) à Frais Vallon réside en ce que les gens qui se trouvent habiter Frais Vallon ne s’y sont pas trouvés réduits à l’état d’habitants, de locataires, de chômeurs, d’électeurs ou d’allocataires, objets de toutes les études et de toutes les politiques, mais plutôt à leur place, qui devrait être ordinaire, de sujets, de personnes ayant leurs choses à dire en dehors de tout cadre, étiquette ou dispositif. Un échange s’est instauré à partir d’une idée, d’une initiative librement venue de certains d’entre eux : faire une exposition de ce qu’ils savent faire, et s’adjoindre, pour la réaliser, les compétences d’artistes. Cet échange s’est instauré parce qu’ils avaient en face d’eux d’autres gens, S&Q, ne cherchant nullement à s’identifier à eux, à se confondre avec eux ou à se mettre à leur place, qui étaient bien là en tant que personnes, on dirait presque de personnes ou de sujets par excellence : d’auteurs.

C’est à dire qu’ils ne cherchaient pas à faire quelque chose pour les Frais Vallonais ni même avec d’ailleurs, mais plutôt en réponse...
Depuis leur point de vue nécessairement particulier, ils ont proposé un travail qui prenait en compte ce qu’ils avaient perçu de Frais Vallon : leur réponse à un lieu et aux gens qu’ils y avaient rencontrés. Ils se sont autorisés à livrer leur point de vue et leur sentiment. A partir de ce qu’ils ont compris de Frais Vallon, mais aussi à partir des réflexions qui sont les leurs, dans leur propre ligne ces dernières années, ils ont conçu une affiche.

D’ordinaire dans les banlieues, ça ne se passe pas comme ça. Soit l’artiste travaille selon une ligne purement personnelle : l’œuvre qu’il apporte, autonome vis-à-vis du contexte auquel elle est destinée, provoque le plus souvent des effets Larsen dans sa rencontre avec un génie du lieu déjà emberlificoté dans des effets de sens à tendance ubuesque. Soit on travaille dans le consensus : tout le monde s’y met, l’artiste fait l’animateur social (encore s’il y a un artiste derrière l’animateur social!) et on fait une œuvre tous ensemble. Et ce sera encore mieux si ce sont les enfants des écoles qui planchent. ça donne des murs peints, des palissades décorées, des tags organisés de façon catholique, des affiches produites par 15 intervenants (...) et quelques 1% qui viennent s’ajouter aux preuves déjà nombreuses que le ridicule ne tue personne.

Rare que des artistes offrent l’appui de leur position symbolique d’artistes pour qu’un échange s’établisse. Installer les objets (leur donner un contexte et une mise en scène), concevoir et réaliser l’affiche pour les exposants de Frais Vallon, c’était leur privilège d’auteurs et, loin de s’avancer masqués derrière l’habituel consensus par défaut, ils en ont pleinement assumé la responsabilité.
Une fois posé, là au milieu, ce privilège d’auteurs, il a bien semblé que celui-ci pouvait être saisi au rebond par leurs interlocuteurs de Frais Vallon. Rachida Habita-Messad s’est autorisée pour la première fois à faire un défilé – magnifiquement beau et professionnel – de ses créations. Madame Goutal aussi avec ses robes de princesse. Les mannequins aussi, ces mannequins rayonnants, au port royal et au pas dansant, parfois élastique, que nous avons pu revoir en vidéo. L’amateurisme était exclu. Et chacun de ceux qui exposait là, qui des automates, qui des coiffures, des maquettes, des dessins ou des poèmes s’est parfaitement senti et reconnu – et a été reconnu – comme un auteur. Tout le monde a su que ceux qui étaient là étaient d’authentiques créateurs. Les individus étaient bien distincts, visibles, leur mystère et leur beauté éclatants.

L’affiche de S&Q avait fait la Une dans le métro durant quinze jours. Marseille, Frais Vallon compris, savait que Frais Vallon avait quelque chose à montrer, au même titre, à la même place, dans cet espace public itinérant et underground du métro, que les autres manifestations, expositions ou musées de Marseille. De façon aussi indéchiffrable. Pour une fois, puisque médiatiquement Frais Vallon-City et les Frais Vallonais sont systématiquement confondus – pour le pire plutôt que le meilleur – pour une fois c’est la valeur, l’éclat, la distinction des seconds qui déteignaient sur la réputation de la première.

Loin de là, J. Forest qui n’a vu les défilés qu’en vidéo a saisi dans les images la royauté débonnaire des Frais Vallonais. Nous qui assistions à l’ouverture et à la clôture de l’exposition, pensions, en voyant les jeunes-filles et les jeunes-gens frayer leur défilé dans la foule des connaisseurs enthousiastes, au mot distinction : ils étaient si distingués dans leur allure et si distincts les uns des autres, si parfaitement distincts d’aucune masse dans laquelle on voudrait les noyer et avec eux les cités des quartiers nord de Marseille.
Masse quantitative d’objets numérotés, masse imaginaire, fruit du plus sinistre « imaginaire » collectif, quantité indistincte, hors champ pour le regard, en vue (ô combien !), visée même, mais non regardée.

Ici, sans doute par ce répondant que leur offrait S&Q, ils étaient distinctement eux-mêmes, et non pas comme à l’habitude abandonnés à eux-mêmes sans miroir ni référence extérieure. C’est ce répondant, cette proposition d’un dialogue référencé, authentifié qui, pour un temps, a offert la composition, certes instable, d’un espace public avec tous ses ingrédients. Pour un peu on aurait enfin pu discuter des goûts et des couleurs.
Ici, pour un temps, s’est créé de façon perceptible la tension d’un espace symbolique, d’un espace public avec ses véritables enjeux de représentation, d’échanges – voire de lutte – entre le particulier et le collectif. Joie, rivalité, admiration, souffle coupé, audace, étonnement, énigme, intensité, haute tension.

L’affiche de S&Q « Exposition à Frais Vallon » représente un blason imaginaire de Frais Vallon. C’est bien quelque chose comme ça qui flottait jadis sur les bannières sous lesquelles se rangeaient même les banlieues. Ce choix a aussitôt suscité une levée de boucliers comme « contraire à la recherche de banalisation de Frais Vallon » récemment décrétée. Tiens, encore une histoire de ban : vous avez dit banalisation ou banalité ? Décidément les artistes touchent juste ; l’espace public et ses symboles parlent clair et fort. Ils claironnent, et sinon aux oreilles de notre intelligence, directement à nos sens.

Notes pour DES COSTUMES POUR MARSEILLE - Chantal Deckmyn - 20.12.94

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