STAUTH & QUEYREL 

LE TAROT : UN COSTUME POUR MARSEILLE

Le Tarot est un outil divinatoire constituant un ensemble de 78 cartes, dont 22 sont dénommées les « arcanes majeures » 1 (le Pendu, la Justice, l’Amoureux, la Maison Dieu, la Roue de Fortune, etc.) et 56, dites « arcanes mineurs » qui comprennent 4 séries ( Bâtons, Coupes, Epées, Deniers) ; celles-ci comportent 14 cartes chacune : Roi, Dame, Cavalier, Valet et 10 cartes numérotées de l’as au dix.
Les origines du Tarot sont obscures. Néanmoins, d’après son graphisme, on pense qu’il provient d’Allemagne et qu’il remonte au milieu du XVe siècle. Il serait la reproduction, adaptée au costume de l’époque, d’un Tarot plus ancien, apporté par les Grecs à Phocée, qui le détenaient eux-mêmes des Egyptiens. Le Tarot de Marseille est considéré comme le plus conforme à la tradition, le plus chargé d’expérience, et donc, le plus authentique qui ait été réalisé 2. Paul Marteau, maître-cartier de France, l’un des directeurs de la maison Grimaud, fabricant de jeux de cartes, fera rééditer en 1930 l’un des plus anciens Tarots (1761) : celui d’un maître-cartier de Marseille, Nicolas Convert, qui avait conservé les bois et les coloris traditionnels utilisés par les anciens graveurs.
Au XVIIe siècle, à l’époque où le terme fut emprunté à l’Italien, puis au XVIIIe siècle encore, le costume signifiait non seulement le vêtement, mais tout le décor de la vie, les objets usuels, les usages et les mœurs, en tant qu’il est caractéristique d’un milieu historique, géographique et social ; si bien que le sens du mot était à peu près celui qu’a pris plus tard l’expression de « couleur locale » 3.
Par le sens plus large que ne revêt le mot costume aujourd’hui, on perçoit ici son évidente parenté avec la coutume. En effet, le costume supposait l’usage qu’on en faisait, c’est-à-dire sa mise en jeu ou en œuvre par son usager. C’est ainsi que le contexte, le décor de la vie, les us et coutumes étaient indissociables du vêtement. Dès lors, le costume embrassait à la fois le contenu (ou « la contenance ») et le cadre (de vie), ou encore, l’habit (forme) et les habitudes (fond). Et vice versa. Aujourd’hui, le sens du « costume » s’est restreint : il est réductible aux apparences purement et simplement extérieures. En effet, amenuisé, celui-ci n’implique plus la dimension « locale » ou « géographique » ; il n’est guère plus que l’attribut d’une fonction sociale (costard-cravate des patrons, cols-blancs des cadres, bleus de travail des ouvriers, etc.). Bref, il est le résultat d’une uniformisation des « habitudes » ou des « mœurs », comme l’atteste par exemple le jean unisexe, sans distinction d’âge, de culture ou de classe sociale.
C’est précisément en résistant à un certain type d’uniformisation que le Tarot (de Marseille) doit sa singularité. Comme nous venons de le voir, le costume au sens « classique » du terme suppose toujours que les apparences extérieures soient mises en œuvre ou « pratiquées » par le sujet. En cela, il y a interaction entre, d’une part les apparences (modes vestimentaires, sociales) et d’autre part l’usager (l’agent ou le joueur). En effet, ce dernier ne fait pas un usage à sens unique du costume comme c’est le cas dans le prêt-à-porter (anonyme), l’uniforme ou le costume (de cérémonie) moderne. De même, dans le Tarot, le joueur doit tenir compte des moindres détail de la représentation. Pour nous limiter ici aux arcanes majeurs, chaque carte comporte quatre types d’expression : formes et couleurs, chiffre, nom et la relation de chacune avec l’ensemble de la structure codée 4. Aucune carte n’étant moins importante qu’une autre, chacune a sa place dans le système global ou le contexte des combinaisons et des permutations qu’elles articulent.

UNE « CONNAISSANCE » CRYPTÉE ET UN JEU CENSURÉ

Le Tarot est considéré comme un savoir ésotérique, c’est-à-dire comme le support d’une information qui demande à être décryptée. Mais, paradoxalement, c’est une connaissance dont le message est dissimulé ou codé, non pour le soustraire à la diffusion mais pour, au contraire, l’assurer : il se travestit sans altérer son contenu. Il y a donc une certaine adéquation entre la forme et le contenu. Mais cette adéquation n’est pas univoque et fixée une fois pour toute ; elle nécessite d’être mise en œuvre ou différée : il faut en effet jouer, manipuler le jeu de cartes - qui sont autant de costumes - pour en dégager la « coutume ». Une carte ne valant que par rapport à d’autres cartes, le message ne se dégage qu’en faisant jouer, c’est-à-dire en articulant les apparences entre elles ; de même faut-il faire jouer entre eux les attributs des figures chiffres, titres, sexes, couleurs, vêtements, objets, postures, etc. Bien entendu, ces éléments rapportés animent le costume. C’est en cela que le Tarot résiste à toute tentative de systématisation, étant en outre issu de plusieurs « traditions »: Alchimie, Astrologie, Héraldique et Numérologie. Joignons-y le Christianisme auquel il emprunte maints éléments : le Pape et le Diable par exemple l’attestent. Mais, Ô scandale, on y trouve aussi une Papesse… Le Tarot est donc un melting-pot qui récupère ces diverses « connaissances » en les dépassant. Aussi se gardera-t-on de confondre ces figures munies de leurs attributs avec de pures et simples allégories. A la différence des allégories, chaque carte peut se charger d’une valeur positive ou négative, en fonction de la position qu’elle occupe dans une distribution donnée. Il n’y a donc pas de lecture univoque : le sens de chaque carte peut s’inverser, pourvu qu’il soit joué. Cette réversibilité (ou équivocité) ne procède pas, pourtant, d’une volonté de brouiller les cartes (ou le sens) mais, au contraire, de la volonté de répandre le message. Dans ces conditions, pourquoi coder la « connaissance » si elle doit être communiquée ? Pourquoi dissimuler son sens alors même qu’il doit être déchiffré ? Parce que le joueur occupe une place cruciale : en effet, celui-ci doit abattre ses cartes afin de formuler un sens. Il n’y a donc pas de message sans jeu, c’est-à-dire sans répartition des valeurs - positives ou négatives - dans une certaine configuration.
Si chaque carte est réversible, toutes les apparences, pourvu qu’on les fasse jouer entre elles, sont donc également réversibles. L’enjeu de cette réversibilité est que le jeu des apparences implique l’exercice d’un droit de regard sur leur revers et donc sur ce qu’elles pourraient éventuellement cacher. Voilà sans doute pourquoi le Tarot a été censuré à une époque où le Christianisme devait s’imposer en supprimant toutes les formes de « connaissances » marginales (Albigeois, Cathares, Alchimistes, certains aspects de la gnose, etc.). Cette persécution visait sans doute un effet du Tarot : ne prédispose-t-il pas au décodage des apparences ? S’initier, ce serait donc savoir également interdire à quiconque le pouvoir d’escamoter l’envers des apparences. En effet, tout pouvoir - spirituel ou temporel - sous peine de se découvrir abusif, ne peut que les manipuler à ses propres fins, pour mieux cacher son jeu : sa violence. Par conséquent, entretenir la réversibilité des choses et, partant, maintenir la remise en question de toute chose, tel serait l’un des enjeux indirects du Tarot. En réalité, ce qui fut censuré n’est pas tant le contenu « occulte » de son message que sa réversibilité comme telle.
Il n’y a donc pas de message sans l’usage qui l’actualise. Dans le cas du pouvoir, s’approprier les choses et les êtres entraîne fatalement leur identification ou leur uniformisation : séparer ainsi le sens des apparences, c’est vouloir faire croire que l’habit fait le moine. L’uniforme, bien entendu, incarne le refus de la singularité. A l’inverse, le Tarot, par son syncrétisme, par sa perméabilité constitutive, face à la censure, a su revêtir le masque de ses détracteurs en le retournant et en l’ajoutant aux multiples panoplies qui lui ont permis de s’insinuer jusqu’à nos jours 5.
Tout comme le Tarot se joue entre l’ésotérisme de son message et l’exotérisme des apparences (cartes), le costume se situe entre « l’Être » (l’identité) et « Par-être » (l’identification). Reste donc à savoir à quelle personnalité attribuer tel costume, ou à quel costume correspond telle personnalité : Dr Jeckyl ou Mr Hyde ?

METTRE A NU ET FAIRE PEAU NEUVE

Soit, par exemple, loin du Christianisme ou de l’Egypte, ou encore, aux antipodes de Marseille d’où proviendrait le Tarot : F. F. Wittenoom, pionnier d’Australie au XIVe siècle, rapporte une anecdote relative à son tout premier contact avec un groupe d’Aborigènes de la région de Champion Bay District, dans l’Ouest australien : il fut le tout premier homme blanc à être aperçu de ces derniers 6. Cette rencontre donna lieu à une expérience révélatrice. Wittenoom, en retirant sa chemise, provoqua l’effroi d’un Aborigène : ses cris ameutèrent un groupe de congénères. Après que le pionnier se soit déshabillé, les Aborigènes inspectèrent, effarés, les vêtements qui jonchaient le sol… Vaincus par la curiosité, à l’aide d’un long bâton, ils ramassèrent enfin un à un, pantalon, chemises, bottes et chaussettes : médusés, il croyaient avoir assisté à une mue de l’homme blanc. En outre, ils interprétèrent la couleur de sa peau comme étant la conséquence d’une décoloration de l’épiderme : effectivement, sa « dépouille » - ses vêtements - était colorée.
Cette anecdote éclaire de façon exemplaire et à double titre, les rapports qu’entretiennent costumes et coutumes. D’une part, pour les Aborigènes, l’habit n’est pas un attribut mais une mue, par conséquent, à leurs yeux, la nudité de Wittenoom est un « costume ». D’autre part, ce regard neuf inverse notre point de vue habituel, remet en question - en jeu - nos us et coutumes et vérifie la réversibilité des apparences. Ainsi, à l’issue de la rencontre d’une autre coutume nous sommes à notre tour affublés d’un autre costume : mis à nu.
Mais nous découvrons également un rapport de pouvoir à l’occasion de cet échange de regards. Car en écho à la perception « poétique » ou « mythique » de l’homme-serpent, l’homme blanc se forgera une image quasiment irréversible de l’Aborigène. A la suite de quoi ce dernier va être doublement dépouillé : physiquement, en étant privé de sa nudité (ou de son costume) et psychologiquement, en étant dénigré pour ses moeurs (coutumes). Par conséquent l’homme blanc, en concevant sa nudité comme un attribut d’infériorité, procède à « l’assimilation » ou à « l’intégration » culturelle de l’Aborigène.
Enfin, ironie du sort, l’homme-serpent ne dissimulait-il pas le serpent (tentateur) de la Genèse ? Et la « faute » des Aborigènes n’est-elle pas d’avoir été revêtus de la tenue d’Eve et du costume d’Adam ? Désormais, leur altérité devait leur coller à la peau...Une fois de plus, le pouvoir dominant, tout en s’évertuant à sauver les apparences, se révèle incapable de considérer pour elle-même la singularité des perceptions du monde qui ont cours dans d’autres « cultures » ; car ces dernières relient indéfectiblement les costumes aux coutumes, et vice versa.

SE LAISSER PRENDRE AU JEU

Dans le renvoi entre l’homme-serpent et le serpent, il y a un effet boomerang qui « renverse » notre propos. Ce dernier met en jeu différents lieux et diverses époques 7, des mots et des expressions toutes faites, des clichés et des formes (costumes/coutumes) puis des couleurs (celles du Tarot et la « décoloration » de Wittenoom), comme autant de cartes à jouer 8. Au fil de ce texte, en invoquant la magie des cartes, le Dreamtime (temps mythique des Aborigènes) et leurs miroitements réciproques, j’ai tenté de me laisser prendre au jeu divinatoire d’un bal costumé. Les divers acteurs des Costumes pour Marseille sont invités à se glisser dans la peau d’Alice, quel qu’ils soient : associations, anonymes, artistes, stylistes ou simples lecteurs... Mais, ce faisant, c’est du même coup se souvenir qu’au pays des merveilles, le cauchemar ne se dissipe que dès l’instant où, se refusant enfin à prendre au sérieux ses juges, Alice s’écrie : « you’re nothing but a pack of cards ! » - vous n’êtes rien qu’un jeu de cartes !

Isabelle Ortiz

1 - les (secret en termes d’alchimie), paraissent former un ensemble, car elles sont toutes composées de trois éléments inégaux par l’espace qu’ils occupent, isolés par un trait noir : en haut ,un nombre en chiffres romains, au milieu une image et en bas le nom en capitales.
2 - Il est conforme à la tradition dans ses plus petits détails, y compris par le dos des cartes qui est en bleu : dessin et couleur sont ainsi optiquement neutres.
3 - Cf Vocabulaire d’Esthétique (sous la direction d’Etienne Souriau, Paris, 1990), p. 504.
4 - L’absence de chiffre (le mat) ou de nom (l’arcane XIII) a un sens. En effet, tout est significatif ; par exemple, les trois couleurs primaires, bleu, jaune et rouge, symbolisent respectivement le psychisme, le spirituel et les passions. Le rapport inversé des pieds au sol dans le Pendu, la Papesse (l’arcane II) qui outrepasse les limites du cadre, la coiffe en huit couché de la Force (l’arcane XI), symbole de l’infini, ou enfin le buste féminin du Diable et les éléments du décor (végétation, meubles, attributs) sont tous chargés d’un sens et se combinent à l’infini.
5 - . Ainsi voit-on Isis dans l’arcane II, Saturne dans la VI ou Thémis dans la VIII, etc. Cf. Tchalaï, le Tarot, éd. Grimaud, 1981, p.34.
6- Cf. Henry Reynolds, The other side of the frontier, Ringwood, Australia, 1982, pp. 28-29.
7- Géographiquement : l’Egypte, Phocée, l’Allemagne et l’Australie...; historiquement : Antiquité, XVe siècle, époque classique et temps modernes...
8- En effet le terme de Tarot a lui-même donné lieu à un jeu de mot qui ferait allusion à la Rota (roue, en latin)et à la Thora (la bible juive) ; la roue est non seulement celle de la Fortune, mais encore celle du Zodiaque et aux yeux des kabbalistes, il y aurait autant d’arcanes majeurs que de lettres de l’alphabet hébreu : 22.

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