DCPM, EN VRAC...(... Suite du n°9)
Par Karel Alafia
La chemise de l’apiculteur pique (Henri Michaux)
“Il n’a pas de figure” se dit en ce moment du maire de Marseille ; pour dire qu’il a perdu la face comme on dit. ou plutôt pour dire que pour l’avoir confondue avec le masque du pouvoir, il a craint de la perdre, sa face ; autrement dit, de la gagner. Ce qui est tout autre chose, même si le résultat est le même. Mais la fin ne justifiant pas les moyens comme on sait, Marivaux a donc raison d’écrire : « De même que nos corps sont habillés, nos âmes à présent le sont aussi à leur manière ; le temps du dépouillement des âmes arrivera comme le temps du dépouillement des corps arrive quand nous mourons ». Si quitter le corps, c’est mourir, que fait-on lorsqu’on dépouille l’âme comme on tombe la veste ?
Or ce que personne n’a vu, et surtout pas la presse -c’est à dire la rumeur officielle, quoique destinataire régulière du présent bulletin, et présente elle aussi au vernissage- , c’est que monsieur le Maire a contribué à sa manière à l’exposition DCPM. Ça, personne ne l’a vu. Personne n’a voulu le voir. Et surtout pas ceux qui sont payés pour ça : voir, voir ça qui est pourtant un costume à l’échelle de la dite deuxième ville de France ; Personne, pas même parmi ses adversaires très probablement, ne se sera aperçu, n’aura seulement entrevu ça : que le maire, en retournant sa veste d’une manière aussi ostentatoire, outrée, inouïe, sans quitter son bureau de l’hôtel de ville -par télépathie en somme-, entendait à sa façon contribuer à la collection DCPM. D’un geste dont l’envergure est au fond à la mesure de l’époque, de son aveuglement. Époque où l’on ne parle jamais des faux amis que pour jeter un voile sur l’existence des faux ennemis. Pour mieux les discréditer. Pourquoi ? Serait-ce qu’un faux ennemi ne suffit pas à en faire un véritable ami ?
Quoiqu’il en soit, la veste retournée de monsieur le Maire est un costume comme un autre : pas un costume juste, certes, mais juste un costume. Anonyme. Ça fait toujours un trophée de plus que l’air du temps aura versé -en temps réel- à la collection DCPM. Voilà qui reste encore à voir, qui serait à l’œuvre dans DCPM, comme une image en gestation.
Serait-ce qu’il entre quelque nécessité dans le projet de DCPM ? Serait-il destiné à faire époque comme on dit, sans trop mesurer ce qu’on dit à ce qui s’y dit ? En effet, une autre pièce à verser au dossier serait le dernier film de Robert Altman : Prêt-à-Porter. Où l’on découvre dans sa mise en œuvre comme dans sa réception, quelque correspondance avec DCPM (toutes proportions gardées s’entend) :
Même impression apparente de saturation, de foisonnement et d’hétérogénéité (narrative, technique, professionnelle, esthétique...), résultant dans les deux cas d’une tentative de mesurer la fiction au réel, et vice versa. Dans le film, l’intrigue à elle seule tiendrait dans un clip si on en retranchait la part documentaire. Dans l’exposition, les contributeurs para-artistiques (Tom, Guillotel, Lulu Trucmuche, Colonna, Blier, Pernod, Grégoire et les T.Birds) sont quasiment deux fois plus nombreux que les artistes proprement dits ; on procède donc dans les deux cas à un reportage ; autrement dit, à une recontextualisation des objets et / ou des êtres ; et là comme ici, le motif fictif de base (mode ou costume) n’est qu’un prétexte au service du documentaire dans lequel les données extrinsèques au propos esthétique sont assumées comme telles. Ceci, non pas en fonction d’une logique exclusive mais bien au nom du fait que cette distinction est une vue de l’esprit : l’art et la vie y sont indiscernables ; c’est pourquoi, la préparation du film ou de l’exposition y sont promus au titre de faits et gestes (rôles) esthétiques à part entière ; les conditions de production (intellectuelles et matérielles) sont intégrées à divers degrés dans le procès même de l’œuvre.
Ainsi donc, par delà l’air de famille que le prêt-à-porter partage avec le costume, et du côté de la mise en œuvre, on observera la même multiplicité des points de vue requis pour l’occasion ; donc, même Pléiade cosmopolite d’intervenants, fussent-ils étrangers au cinéma ou au monde de l’art ; par conséquent, même “échantillonnage” : le nom des acteurs dans le générique par exemple, s’inscrit sur fond d’échantillons de tissus ; on peut comparer ces derniers avec le carton d’invitation de DCPM, portant les étendards ou logotypes des sept institutions ayant concouru à la réalisation de l’exposition (cf. n° 8 du bulletin) ; même “collectivisme” (quoique le cinéma s’y prête davantage par nature) ; dans les deux cas, longue préparation et donc même effet d’annonce antérieure à la sortie du film (TV M6 notamment) comme au vernissage de DCPM (cf. bulletin n°6 et Art Press, n°198, page 82), partant, même suspens chez les divers protagonistes quant au résultat final : du film ou de l’exposition, ils ne savent rien d’avance ; enfin, même défiance chez certains professionnels de la mode à propos du film (K. Lagerfeld, par exemple) comme de la part de certains professionnels (sic) de l’art vis-à-vis du projet de DCPM (cf. interview de É. Mangion dans le bulletin n° 9, et notamment la réponse du 4 novembre 1994). Etc.
Côté réception, même intolérance, même crainte et même superstition à l’égard de l’image comme il se doit : l’affiche du film scandalise à Grenoble et à Aix où elle est censurée, tout comme les drapeaux des T. Birds (un groupe de supporters de l’O.M.) effarouchent quelques critiques (sic) d’art lors du vernissage (lesquels se gardent, bien entendu, de laisser des traces de leur aversion : le silence comme censure étant une spécialité française) ; bref, d’une part, la pornographie qui s’étale aux yeux de tous dans les kiosques à journaux est préférée aux corps des mannequins affichés dans le plus simple appareil ; d’autre part, on entend enfermer dans les stades la violence sociale qui trouve un exutoire dans les drapeaux des supporters. Dans les deux cas, le simple déplacement, l’exposition comme simple transposition provoque des réflexes régressifs, de sinistre mémoire. Déterritorialisons un peu, transposons momentanément les choses afin de voir ce que ça donne ; et d’emblée le crétinisme ambiant, excédé sur son propre terrain, sur son propre territoire, décrète le couvre-feu, l’état d’urgence, le coup d’État ; bref, la guerre (des images).
Pourquoi ? Parce que Godard a raison : on a peur des images. Pas de la pornographie ; encore moins de la boucherie télévisuelle ; mais voici que lève une image, rien qu’une image, et c’est intolérable.
Au fond, le travail d’Altman et de Queyrel et Stauth correspond mutatis mutandis à la méthode adoptée par Nathalie Heinich dans l’analyse de Ce qui s’est passé à Malpassé : « Laissons aux protagonistes le soin de (le) formuler », annonce-t-elle en exergue du montage des déclarations qu’elle a recueillies dans le cadre d’un rapport d’enquête sur Les rejets de l’art contemporain (cf. le bulletin DCPM, n° 9). En effet, cette méthode consiste à laisser être les choses pour et par ce qu’elles sont. C’est peut-être l’heure où, plus que jamais, le monde tient d’une seule pièce, la seule chance de tenter de le faire ; afin qu’il en émane une image, plausible. Car, mettre à plat les choses produit inévitablement quelque chose comme une image (raison pour laquelle on traita naguère Manet de portraitiste sans entrailles). Or, tel est l’objet du délit esthétique ou symbolique par excellence, et tel est l’objet du désir systématiquement stigmatiser par les médiateurs de tout poil : l’image. C’est à eux que l’on doit donc à la fin du film, la vitrine derrière laquelle après leur défilé en tenue d’Eve, Les mannequins de Lo posent, à l’image de certains quartiers d’Amsterdam. Cette “vue” est de la même trempe que « cette fameuse “vitre qui résiste à tout (...) vécue comme une incitation à l’agression » évoquée par Robert Verheuge dans le rapport susmentionné. Cette surface de fossilisation est précisément celle que les media s’ingénient à dresser entre le producteur et le consommateur, au sein du seul et même usager. Ou comment greffer, enkyster la censure dans le corps social. Allons nous étonner après cela que les forces d’interposition de l’ONU, sur le théâtre des opérations comme ils disent, ne soit réduite à mettre en scène leur impuissance, à se livrer à une mascarade digne des danses de la mort du Moyen-âge finissant. Cherchez donc le media, et vous trouvez qui, en occupant systématiquement le milieu entre les choses et les individus -la place de l’image-, jette de l’huile sur le feu ; et vous trouvez qui met l’image sous verre, et qui la conditionne, précisément.
La balkanisation de la ville de Marseille dont parle le même Verheuge en particulier, sera donc également celle des arts et de la culture en France notamment, et du monde occidental en général.
Or si rejet de l’art contemporain il y a, ou si rejet de la (pro)création il y a (comme le sous-entend explicitement Altman), celui-ci n’est pas le fait de facteurs extérieurs aux dits milieux (de l’art ou de la mode), mais bien celui des agents eux-mêmes, au sein de leurs clans respectifs. Il n’y a plus Troie avec, en face, le cheval d’ Epéios ; non, la ville et le cheval, c’est un tout, désormais.
C’est pourquoi les tentatives des uns et des autres -et rien que de simples tentatives- pour désenclaver les “milieux” quels qu’ils soient se heurtent nécessairement à l’endogamie fondée sur les relations incestuo-ancillaires jalousement entretenues par les membres de la tribu (et qu’ils affectent naturellement de confondre avec leurs velléités d’autonomie) ; aussi trouvent-ils dans les media les alliés objectifs, ceux-ci étant voués par nature à leur propre reproduction.
Et dire que dans un tel contexte,on s’évertue à nous faire admettre qu’il n’y a plus d’avant-garde possible. Que les limites se sont évanouies : entre les générations, les classes, les cultures, et les pratiques qu’elles induisent ! Bref, nous serions à ce point désorientés que nous ne saurions plus distinguer ni l’est de l’ouest, ni le nord du sud ; bref, entre l’abjection des uns et l’objection des autres, il n’y aurait pas d’alternative ; il n’y aurait qu’un écran de verre réfléchissant...
« L’histoire du miroir, elle, constitue un des principaux chapitre de l’histoire du vêtement, des mœurs et -du sentiment du moi », Mc Luhan dixit.
Mauvais œil.
L’exposition DCPM qui pourtant « ne détonne plastiquement pas avec ce que l’on peut voir habituellement dans un espace d’art » comme s’en fait l’écho La Marseillaise (du 26 III 95), est parvenue à exposer ceci de bien connu -mais qui à cause de cela, à cause de son évidence même, persiste dans l’invisible : qu’il ne se soit trouvé que ceux qui sont payés pour voir précisément, pour être les seuls à n’avoir pas laissé au vestiaire l’atmosphère délétère dont ils s’environnent d’ordinaire- pour avoir, ce faisant, assumé sans sourciller, le rôle du mauvais œil dans l’exposition DCPM.
Cette aura dans la composition de laquelle la pose ne le cède qu’à l’imposture, a tout de même fini par transpirer, par filtrer à travers les murs de l’institution. L’atteste notamment la crise des “centres d’art” et autres camps retranchés de l’art contemporain, c’est-à-dire des lieux de médiation dont les responsables (sic) -les médiateurs- font des repères de prostitution (du latin prostituere : “exposer en public” ; de pro- “en avant”, et de statuere, “placer”) ; des no man’s land à l’usage de leur statut médiatique, de leur propre imago. Crise qui n’est du reste qu’une reproduction à moindre échelle de la crise tout court, celle qu’on affecte envers et contre tout, et tous -dans les medias notamment- de croire momentanée, au moment même où il s’agit de lui mesurer la préhistoire de son avenir.
« D’une façon élémentaire, on pourrait dire que notre temps de mass-media mue la société en un “public” (un mot clé qui remplace celui de “peuple”), qu’il case le bonheur dans les icônes d’objets offerts à la consommation, et qu’il mobilise le verbe du côté de la dénégation (“cache-toi, objet”) » (Michel de Certeau, en 1974). Ce qui nous donne l’équation suivante, et du même coup la clé d’une certaine pratique de la diffusion de l’art contemporain en France, tout particulièrement :
Savoir, si et seulement si information (presse) = dénégation, alors institution = prostitution.
Tel est l’autre effet du costume que DCPM révèle, là encore, comme dans un bain photographique. L’image y vire à l’icône, à l’instar de la veste retournée du maire.
En cela, pour et par l’institution elle-même, DCPM tente également d’exposer le monde qui l’environne à l’échelle 1. En quoi c’est un projet dont on éprouve quelques difficultés à se faire les contemporains. Et pour cause, l’avenir d’une image est son enjeu.
C’est Malraux qui prétendait qu’« un seul homme ne peut hausser que deux épaules ». Or, que dit d’autre Godard, en deux phrases ? Que si par exemple « à Marseille les images s’envolent (et) les cris restent », alors il faut bien voir que le drapeau suisse est aussi « une croix faite sur le sang des autres ». C’est qu’entre Marseille et la Suisse, ou entre deux épaules, il y a quelque chose comme un hiatus... ou une tonsure ; un espace à entreprendre (cinématographiquement ou plastiquement) par approximations mutuelles. C’est pourquoi, « la propriété est d’abord artistique, parce que l’art est d’abord, affiche, pancarte (...). L’expressif est premier par rapport au possessif, les qualités expressives, ou matières d’expressions sont forcément appropriatives, et constituent un avoir plus profond que l’être. (...) C’est en même temps que j’aime une couleur, et que j’en fais mon étendard ou ma pancarte », ajoute Deleuze.
C’est donc en même temps que nous aimons Marseille que nous en faisons une image (ou un costume).
En d’autres termes, en guise de ritournelle :
Ce qui sépare le moine de son habit
Et ce qui répare l’habit dans le moine,
C’est la peau, comme on peut très bien le voir
à son nimbe à quat’ sous : à sa tonsure.
De l’image à l’amour -et retour, circule l’air du temps ou la Rumeur, à l’écoute de laquelle DCPM a tenté de se mettre. C’est à elle que l’on doit la chance de pouvoir exposer les choses, les gens et les évènements entre eux. D’un maire aux velléités artistiques attestées (on dit en effet qu’il peint) en passant par la mode, le cinéma ou l’ONU, et jusqu’à Amsterdam, la Rumeur peut marivauder à cheval sur Troie pour ainsi dire, pourvu qu’entre-temps, on ait vu que dépouiller l’âme ne revient pas à la vendre, et qu’on ait veillé à lui accorder toute la distance critique dont s’est souvenu Bergson en écrivant : « nous montons jusqu’aux étoiles ».
En attendant, silence, on tourne. |