Till ROESKENS 

VIDÉOCARTOGRAPHIES : AIDA, PALESTINE
Journal du FID Marseille, 11 juillet 2009


Pendant combien de temps êtes-vous parti sur le terrain ? Comment avez-vous choisi les personnes racontant leur cartographie ?

J’ai passé deux mois au camp Aïda. L’été 2008. C’était un retour longtemps rêvé, lentement mûri : il y a plus de dix ans, j’ai vécu deux ans en Israël/Palestine. Un retour dans un lieu précis que je ne connaissais pas. Mon hôte, Abdelfattah Abousrour, le directeur du centre socio-culturel Al-Rowwad, je l'ai rencontré en France, où il vient régulièrement faire des tournées avec la troupe de théâtre des enfants du camp. Pendant des années, j’ai vu sur leur site internet les images du mur en train de se construire autour d'eux. C’est donc à partir de ce lieu que les rencontres se sont enchaînées. C’est là aussi qu’a eu lieu, la veille de mon départ, la première projection d’un état provisoire des vidéocartographies. Pour rendre le film à ses co-auteurs.

Le film s'affiche rudimentaire. Avec quels moyens s'est réalisé le projet ?

Les moyens sont ma caméra vidéo, un petit micro, un cadre construit avec du bois trouvé dans une décharge sauvage sur place, tenu ensemble par des clous rouillés achetés au détail chez l’épicier, dont je me suis demandé tout ce qu’ils avaient déjà pu tenir ensemble… et des feuilles de papier collées sur ce cadre qui tenait debout sur une table. Les personnes dessinaient au marqueur, et je filmais le dos de la feuille, où le dessin transparaissais au fur et à mesure. Technique librement inspirée du Mystère Picasso de Clouzot. J’ai eu un soutien de la Fondation Cimetta pour le billet d’avion et d’un mécène privé pour le séjour. Peu d’argent et beaucoup de patience.

On entend les voix, les corps sont invisibles, pouvez-vous commenter ?

Je suis un faiseur d’images qui se méfie souvent des images. De leur force de séduction. D’où une recherche d’images pauvres. Ces cartes mentales, où le territoire nous est seulement révélé par quelques traits furtifs jetés sur une page, me semblent donner au spectateur une liberté importante, pour construire ses propres images, intérieures, mouvantes. Les voix sans visage permettent, je l’espère, de se projeter dans la tête de celui qui parle, de tenter de voir par ses yeux. Puis, dans le contexte présent, il y a aussi l’enjeu de permettre un regard neuf sur ce territoire saturé d’images médiatiques qu’est la Palestine.

Quels liens doivent s'établir entre les différents chapitres ? Y a-t-il une forme de progression ?

Il y a des lieux qui reviennent d’un dessin à l’autre, à chaque fois sous d’autres perspectives, et qui permettent de raccorder la plupart des fragments de cartes les unes aux autres, d’élargir peu à peu notre territoire mental. Donc il y a une progression, non pas linéaire, mais plutôt rhizomatique. D’abord il y a le camp, il y a la descente dans le temps historique jusqu’à la première tente qui y a été plantée, puis il y a les chemins de quelques individus qui partent de là. Il y a les obstacles qui rendent ces chemins hasardeux. Il y a les voies de traverse qui permettent de contourner ou de surmonter. Il y a des ouvertures, des lignes de fuite. Puis il y a malgré tout l’emprisonnement final, avec le mur qui se referme tout autour d’une maison. Tout ça n’était pas écrit d’avance, bien sûr, mais c’est ce qui restait après un tri sévère de tout ce que j’avais enregistré.

Y a-t-il un lien avec le travail de Stanley Brouwn ?

Oui bien sûr, ces petits croquis cartographiques, que Brouwn demandait aux passants pour lui indiquer le chemin à suivre, font partie des illuminations de mes années d’études aux Beaux Arts. Mais alors il faudrait citer aussi les lignes d’erre de Fernand Deligny, l’œuvre immense de Richard Long, d’autres encore, qui sont venus à un moment donné à la rencontre de ma propre passion géographique cultivée depuis l’enfance (une enfance ponctuée de déménagements, où le besoin de s’orienter dans l’espace s’est tôt fait sentir). Le film s’inscrit dans la série des Plans de Situation que j’élabore depuis 2004.

Malgré le caractère presque enfantin des dessins, il ressort du film une violence, ou une colère. Créer cette tension était-il au départ du projet ?

Non, je ne crois pas. Le caractère enfantin vient de ce que certains dessins naviguent entre la vue zénithale propre aux plans et la vue frontale du dessin illustratif. Cela crée des espaces mouvants et contradictoires que je n’avais pas pu prévoir, mais que j’ai accueillis à bras ouverts. S’il y a un paradoxe au départ (et peut-être qu’il y en a un au départ de tout ce qu’on fait de meilleur), je le situerais plutôt entre le bonheur de se projeter dans un espace et le fait d’aller chercher cet espace dans un territoire morcelé par tant de frontières violentes.

Considérez-vous votre film politique ?

Oui. Mais non de politique locale. La liberté fondamentale pour tout humain d’aller et venir me semble aussi urgente à réclamer ici que là-bas. J’ose considérer ces récits comme de petits actes de résistance à l’occupation, de réappropriation symbolique des lieux. L’armée israélienne continue d’imposer sa carte, à chaque nouvelle expropriation les cartes des lieux désormais interdits sont punaisées sur les arbres. Alors, oui, il s’agit de revendiquer le droit de dresser sa propre carte.


Propos recueillis par Gabriel Bortzmeyer

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