LES RELIEFS DE LA PLAINE
Au commencement était le dessin.
Dans le sol poussiéreux, un bâton tente de creuser un sillon, à peine droit, à peine plus profond que la surface égrenée de cailloux et d’aiguilles de pin. Romulus et Rémus fondent Rome en traçant dans la terre ses contours imaginaires.
Au principe de la construction, le plan, tout autant esquisse, modifiable jusqu’à l’adéquation du trait et de l’idée, que programme et aplatissement. Il figure un espace humain à venir qui, sans en être encore la re-présentation, établit les conditions de circulations, de relations et de structurations sociales en puissance.
Sur l’herbe folle des terrains de jeux improvisés ou sur celle, plus grasse, des stades médiatiques, les bandes de craie n’ont pas d’autre fonction : fixer des règles, anticiper l’action, séparer par une ligne blanche ce qu’il faut de ce qu’il ne faut pas.
Une telle spatialisation est reconduite comme outil privilégié de la distinction entre la société saine et la compagnie des fous ; Foucault en décompose les trois strates comme autant de moments historiques, dont le premier correspond à une pathologie qui déborde le corps du malade (spatialisation primaire), dont le deuxième au contraire conçoit la maladie comme une incarnation singulière (spatialisation secondaire) et dont, enfin, le troisième s’attache à considérer les enjeux collectifs, on dirait même politiques, du repérage de la folie en tant qu’écart à la norme et des individus qui en sont frappés en tant que groupe spécifique (spatialisation tertiaire)1.
Si ce dernier stade historique de la caractérisation et de la prise en charge de la folie a été bien identifié, les termes qu’emploie Foucault pour caractériser la spatialisation secondaire nous renvoient directement à l’entreprise de Gilles Pourtier qui occupe ces pages. La maladie, écrit-il dans Naissance de la clinique, est une « projection sans profondeur », « un plan et un instant », « la surface où le relief à la fois se manifeste et s’abolit », « table et tableau » - « portrait ».
La série de portraits de bâtiments à laquelle se propose de donner place cette Grande surface de réparation constitue un travail photographique entamé par Gilles Pourtier à l’occasion d’une résidence au centre d’art 3bisF, dont l’une des particularités saillantes est d’occuper l’un des pavillons de l’hôpital psychiatrique Montperrin à Aix-en-Provence.
Comment rendre compte de cette situation, à la fois spatiale et symbolique, particulière ? Seule une forme plastique paraît peut-être être susceptible de rendre compte de la traversée de lieux où cohabitent, dans une collaboration constante, des fonctions antagoniques. Le statut d’observateur, excédé par cette continuité des relations, par cette promiscuité des fonctions, ne peut à lui seul référer convenablement à la présence concomitante des corps sur un territoire qui empiète sur les confins de plusieurs états. La fixation des identités ne permet pas de restituer le mouvement, l’intermittence et le caractère évolutif des figures en présence : les contours sont débordés.
En choisissant de se concentrer sur les bâtiments eux-mêmes, et seulement sur eux, par la photographie et par le dessin, Gilles Pourtier n’élude en rien la corporéité des existences qui se croisent dans cette plaine des asphodèles : en révélant les architectures, dans leur diversité et dans leurs points de ressemblance, il rend d’abord visible l’historicité de notre rapport à la pathologie mentale.
L’ordonnancement des pavillons, en premier lieu, témoigne d’une conception sanitaire ancrée dans les rêves romantiques d’une adéquation de l’âme humaine aux grandes structures de la nature et d’une possible correction de l’incartade que représente la folie. L’orientation solaire, le jardin, l’insularité même qui commandent à la construction de ce phalanstère à l’écart de la ville contribuent à le renvoyer à une époque où le grand renfermement touche à sa fin. (Du reste, il convient de noter que les pavillons les plus anciens de l’actuel Montperrin datent du 19e siècle, l’asile qui l’a précédé étant situé au cœur de la ville médiévale, occupant ainsi une place paradoxale au cœur de la cité jusqu’à son transfert, aux alentours de 1850, sur le site que l’on connaît aujourd’hui.)
Leur morphologie, ensuite, scande les étapes les plus récentes d’une double histoire de l’architecture d’habitation, pavillonnaire, et de la psychiatrie au 20e siècle : fonctionnalisme, antipsychiatrie, postmodernisme, désaliénisme, régionalisme, expérimentations locales en thérapie institutionnelle, s’incarnent dans ces corps de bâtiments qui deviennent ici à la fois les prolongements, voire les substituts, de ceux des malades et les allégories des générations de patients de Montperrin.
Les images ne tentent pas tant ici de dresser un portrait en creux, par le moule pourrait-on dire, des vivants qui pour leur temps donné se sont occupés dans ces lieux : elles offrent aux uns comme aux autres d’accéder à une survivance particulière qui est celle, précisément, des images, une Nachleben pour reprendre le mot d’Aby Warburg2.
En recomposant le paysage fragmenté, polymorphe, dans lequel évoluent les patient•e•s, Gilles Pourtier bouscule la chronologie tout en rendant visible les éléments d’une histoire qui n’a eu de cesse de s’affairer au traitement de pathologies. Le principe de cette terminologie étend son ossature par-delà le contenu, évolutif, des concepts qu’elle recoupe, tout comme l’architecture des pavillons enjambe les fonctionnalités attribuées temporairement aux pavillons.
Par l’image, la permanence de bâtiments banals, destinés à prendre en charge les états d’exception que sont les maladies mentales, se recompose comme un puzzle. On ne peut s’empêcher de considérer la dimension archivistique de cet état des lieux (une archive elle-même pathologique, peut-être, en ce qu’elle ne se donne pas pour objet le classement d’états successifs mais, au contraire, déjoue la linéarité pour rendre saillante l’immutabilité tapie derrière le changement). On ne peut s’empêcher de rapprocher ces séries de murs noirs et blancs des photographies des hystériques de Charcot à la Salpétrière. Décomposer le mouvement, certes – jusqu’à ne s’attacher qu’à ce qui reste immobile dans le mouvement même.
Seules apparaissent en couleurs les formes abstraites dessinées par Gilles Pourtier, qui signalent dès lors le propos anhistorique de l’ensemble, et se détachent d’un quelconque rapport aux annales de l’univers clinique.
En lieu et place d’une logique de portrait et d’une chronique des évolutions des traitements, les formes que Gilles Pourtier mobilise dans cette Grande surface de réparation mettent en crise les représentations de la folie, autant que le spectacle rassurant d’un avancement continu des méthodes qui endossent sa circonscription. Les figures qui y évoluent semblent toujours près du but, sans toutefois n’y accéder jamais que sous l’arbitrage des images.
1. « On appellera spatialisation tertiaire l’ensemble des gestes par lesquels la maladie, dans une société, est cernée, médicalement investie, isolée, réparties dans des régions privilégiées et closes, ou distribuées dans des milieux de guérison, aménagés pour être favorables. » Michel Foucault, Naissance de la clinique, Presses Universitaires de France, Paris, 1963, p. 14
2. Aby Warburg fit de 1918 à 1923 des séjours en clinique psychiatrique, à Hambourg puis en Suisse.
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