Helychrysum 2011
Nature morte-Corps lumineux
Cryptoportiques, Arles
Association Asphodèle, Espace pour l'art
HELICHRYSUM
pour Anne-Marie P.
La première phrase déclare que ce texte est et s’écrit en romain. Qu’il est nécessaire, voire primordial, ici et dans ce lieu, que le corps du texte soit en romain. De la même façon qu’il est nécessaire, voire primordial, que la couleur des fleurs varie du blanc au rouge.
Dans « primordial », j’entends que la fleur prime en diable, revient, comme la saison ou comme reviennent certaines proses : à la charge ! C’est un nocturne dont la galerie souterraine est la toile de fond. Le silence est épais malgré les gouttes qui tombent, les pas qui résonnent et le bruissement des voix. C’est un nocturne et je demande à voir.
La page est noire. Je me relève plusieurs fois, refais le rêve d’un texte qui s’écrit en moi et sans moi. Mais laissons tomber cela ! La voix du texte, la voix du crâne pensant et pesant, ne cesse de répéter : « j’aurais besoin de tes lumières. » Et aussi : « je me souviens des fleurs. »
Les capitules sont entourés de bractées écailleuses. La page est noire. Il neige. On entend distinctement les gouttes, le grésillement, les voix intermittentes. Je traverse la galerie comme un champ de ruines. Le temps ne compte pas. Nous sommes une seconde avant l’extinction des fleurs.
La couleur varie du blanc au rouge. Elle dit « blanc », je dis « jaune ». Je passe en avance rapide. L’eau goutte du plafond. Je lis « helichrysum », soleil d’or en latin. La peinture est silencieuse. Les éléments lapidaires que j’allonge à cet endroit proviennent d’ailleurs. « Les citations sont utiles dans les périodes d’ignorance ou de croyances obscurantistes. » Je répète : « … ».
J’installe du silence. Une fluidité des paroles. Une plasticité du langage. Le romain est partout ! Tiges cotonneuses, feuilles linéaires, fleurs groupées en capitules serrés d’un blanc neige, d’un rouge sang ou d’un beau jaune doré, formant de grosses touffes sur les rochers. D’étranges trames sur les voûtes et les parois cryptées.
« Faire appel : au dictionnaire, à l’encyclopédie, à l’imagination, au rêve, au télescope, au microscope, […], au calembour, à la rime, à la contemplation, à l’oubli, à la volubilité, au silence, au sommeil [etc.]. »
J’avance encore. L’eau s’infiltre entre les lignes, amies ou ennemies. J’hésite, tâtonne, tends les bras. Seule la peinture m’éclaire. Je sais que la fleur naît des ténèbres comme la pensée. Je cherche à épuiser la sensation, traduisez : son souvenir. J’effleure un certain nombre de principes consubstantiels de l’œuvre. La couleur engendre la couleur, la forme engendre d’autres formes. Voici des brassées de fleurs, traduisez de « souvenirs ». Enfants, on cueillait de préférence celles qui.
Toutes celles qui ne se fanent font comme un fanal dans la nuit. La lumière l’a conduite à peindre à nouveau, à peindre d’une autre façon. Le paysage est dessous et il n’y a rien à voir. Le sang y circule mieux que le sens. J’entends que ça goutte et que les pas résonnent. Le film tourne à vide. J’écris en romain. D’elle, on vante « une excellente tenue au séchage ». Le paysage dessous est un champ de ruines. Je parsème ce texte de rébus qu’elle est seule à comprendre.
Je vois bien comment ta peinture découpe la nuit, comment elle tranche, contamine ou instruit les formes et leur mouvement, comment elle détourne les murs, projette le théâtre diffracté et baroque des choses. Je vois bien que la peinture continue par d’autres moyens. La page est noire. Je fais tourner des phrases qui sont comme des foreuses ou des floreuses, de celles qui creusent et éclairent les galeries, aimantent les mots et graissent les livres. Il en restera bien quelque chose, du sens ou du sable !
Le baroque est une conséquence du foisonnement, de la multiplication et de l’hétérogénéité des formes. Je peins l’élan, la poussée. Tous les soupiraux ont été obturés. Je peins au plus sexué. Durant des siècles, les accès ont été oubliés, les galeries, reléguées ou comblées. Immortelles est le nom que se sont choisis les souvenirs. Blanc neige, rouge sang, jaune d’or ou de poussin, au bout du compte, pour les espèces communes.
« Voici ce que nous aimons surtout dans les fleurs : paradoxalement, leur durée. » Après quatre-vingt dix mètres, ça tourne, à angle droit. On est dessous. Au centre de l’ancien lieu, de l’ancien temps. Écrivant déjà en romain, on n’aura aucun mal à recomposer l’ensemble des bâtiments à partir de ce point. Page noire, neige franche, fleurs découpées. La poésie n’est pas un temple. Toutes ces notes sont les substructions d’un texte à venir.
Murs et voûtes suintent. Je cueille des souvenirs à même les flaques ou les racle sur les parois humides. « Ce ne sont pas les fleurs qui passent, mais nous […]. » Je cherche à fatiguer le poème. La page est de plus en plus noire. Les fleurs grandissent comme les phrases, par auto génération ou auto engendrement. Seule la peinture m’éclaire.
Les formes intriguent et se liguent. Radis et navets, pétales et pistils, ou encore, racines et branches, piliers et portiques. Cavités et corps caverneux entrent en relation. Les formes s’imbriquent et s’intriquent. Il va de soi qu’une tension se crée entre l’extérieur et l’intérieur, le végétal et l’animal, le végétal et le monumental. Organique vaut pour les hommes et les plantes. Organique est l’instance de la peinture.
En coulisse, il y a tout un champ pictural et lexical que le vent agite. J’avance encore. Les spectres sont là, familiers ou pas. Leur voix chuchotées sont comme la lumière, spectrale. Le mouvement s’intensifie. Aucune métaphore ne tient au regard de ces vestiges. Les fantômes sont des pierres. On dirait des fragments de colonne ou de corniche. J’avance toujours. La page est noire malgré la neige. Le texte s’écrit en romain. Seule la peinture l’éclaire.
Ça floconne drue, cristaux de peu, mais présent intense, luminosité maximum. Noyer le poison des jours dans des carnets préparatoires. Rire le plus souvent possible. À la fin, couleurs et mots s’équilibrent. Minuscules concrétions calcaires, le temps sue. Le temps pue. Je fatigue le poème. Sème çà et là quelques pensées trouble-fête. Dans toute composition, introduire une certaine idée du couac (maîtrisé) ou de la fausse-note (rigolarde).
« Peut-être la lumière n’est-elle, qualité seconde, que la joie, les yeux brillants, la lueur (phosphorescente), du pouvoir de re-semer la vie […]. » Elle « éclaire ce qui actuellement vit, c’est-à-dire ce qui est en train de mourir : le monde de l’étendue, les objets dans l’espace. »
J’entends les gouttes et les bruit de pas. « Tu parles d’un poème, toi ? » Le printemps est une euphorie. Je vois l’atelier qui s’ouvre et tout ce que vous ne voyez pas, tout ce qui se trame en amont, les tables et les tubes. Carnets, listes de titres, esquisses. Les grandes toiles au mur. L’attente des formes, l’enchantement nourrissant de tout chantier.
Je me concentre. Il neige. Les couleurs sont plus vives. La peinture troue l’espace devant nous. Grésillement des projecteurs, une mise sous tension s’opère. Le corps est romain. Je vais jusqu’au fond, touche, m’appuie. Les voix m’accompagnent. Je n’ai pas cessé de. « L’art doit céder à la nature. » « C’est moins l’objet qu’il faut peindre qu’une idée de l’objet. » Les pas résonnent. Le monde est peuplé de fantômes, c’est-à-dire de souvenirs. Résiduels ou rétiniens, intemporels ou souterrains. Au bout d’un moment, on ne voit que des fleurs. Tu me dis : « ce sont des immortelles. »
« Nom vulgaire donné aux plantes composées dont l’involucre ne changent pas quand la fleur se dessèche. Immortelle blanche. Immortelle des neiges. La jaune est souvent employée à la confection des couronnes. » J’ai bien envie de piquer un cent mètres, là, tout de suite, le long des piliers de la galerie nord. Quelqu’un a tout éteint. Exposition temporaire : Circulez, il n’y a rien à voir ! Enfant, on faisait des bouquets d’immortelles. J’ai dû faire le chemin de retour dans le noir. Sentir l’espace, la rangée de piliers, la présence de l’escalier tout droit. Seule la peinture m’éclaire.
Je te l’ai dit et répété : Je ne sais rien. Il vaut mieux d’ailleurs que je sois vierge du moindre savoir, c’est la condition nécessaire pour mieux voir, pour retrouver la vue et l’envie. Le savoir est un désir de savoir, alors, tu sais, je repars de zéro à chaque fois, du sol plat ou bosselé de la galerie, du noir des murs, des bruits de pas, et j’attends que tu me guides, j’ai besoin de tes lumières. Pas de plans, pas d’idées précises, pas de prêt à penser. Je ne veux rien projeter, rien prévoir, juste m’étonner, chercher mes demi-mots, mes mômes, mes mimosas. Juste sentir leur parfum, l’odeur d’eau, vieilles pierres, salpêtre et terre humide. Juste suivre le halo, la buée de la lumière au bout du couloir, lui emboîter le pas, fouler en passant le gnangnan, la vieillerie, les pacotilles. Regarder la neige qui tombe sous terre, voir se découper tes immortelles aux murs et au plafond, décrypter le mode souverain d’un monde souterrain. À la fin, j’ai décimé les citations et gommé toutes les notes comme on démonte un échafaudage.
J’avance jusqu’au bout de la galerie. La page est noire. Je contemple le TEMPS en son antre ou en son temple. Je fais l’expérience de l’espace et du noir. La fleur insolente est un soleil lent. J’apprends à regarder la peinture autrement. De l’eau goutte du plafond. « Ça se passe strictement entre nous, à fleur de pinceau, dans nos intimités de jouissances les plus profondes. » Au pied des murs s’alignent des fragments du TEMPS, colonne ou portique. La lumière exhume le souvenir des immortelles. Je décrypte leur message : « constance » ou « regrets éternels ». On dit que « jaune, l’immortelle symbolise le souvenir ».
La boucle est bouclée. Je vous les emballe avec un peu de neige, pour l’illusion cosmique ! Je n’en ai pourtant pas fini avec les fleurs ni avec la peinture. Ni avec le nom que les anciens donnaient aux divinités. Vos pas résonnent sur le sol. Les cryptoportiques sont le support d’une surface invisible. Je pose les fondations d’un faux Rome et retiens l’éphémère d’une installation. À la fin, on éteint les salles, on coupe l’électricité, et je ne sais par quel sortilège, neige et fleurs soudain disparaissent.
Olivier Domerg*
*L’auteur remercie les immortels qui l’ont aidé dans la rédaction de ce texte, parmi lesquels : Ponge, Sollers et Tortel. Les définitions sont issues de fictionnaires courants. |