Introduction
L’objet de la recherche relève aussi bien des sciences de l’art que des « Futures Studies » — ou futurologie ou sciences prospectives. Ces dernières invitent à relier l’exploration de futurs possibles et une approche normative des futurs préférés. Cette perspective de recherche transversale semble particulièrement pertinente dans le contexte migratoire actuel, et elle caractérise déjà fortement ma démarche artistique. Depuis plus d’une décennie, l’immigration est devenue, en particulier dans les pays occidentaux (mais pas seulement), un enjeu social et politique majeur, alimenté par l’ouverture à l’Est de l’Europe, l’augmentation des demandes d’asile, la croissance et la visibilité de l’immigration irrégulière ou l’apparition de phénomènes relativement nouveaux comme la traite des personnes. Beaucoup de gens demeurent convaincus que la libre circulation est vouée à rester une utopie. Mais c’est oublier que les utopies d’aujourd’hui sont peut-être les réalités de demain. On objecte souvent aussi que les défis extrêmement complexes posés par les flux migratoires ne sauraient-être résolus par une mesure aussi simple et naïve que l’ouverture des frontières. Mais il est tout aussi naïf de penser que de petites modifications au système actuel permettront de trouver des solutions justes et durables aux dilemmes soulevés par la mobilité humaine.
Objet de la recherche
M.U. (prononcé Èm:U), abréviation de «Mediterranean Undersea» est un projet initié sur les fondations d’une utopie contemporaine, ou plutôt autour de la volonté de matérialiser une étude — si ce n’est une solution — de cette utopie, par tous les moyens jugés utiles. M.U. repose sur une recherche théorique et sur mon engagement comme acteur de l’espace public. Les bases de cette pensée de l’urbain à grande échelle ont pour origine des études et des projets pédagogiques qui permettent d’associer pratique et théorie. Il sera ici question d’étudier la construction d’un réseau de mobilité, d’un transport public et d’un métro subaquatique. Ces derniers relieraient les villes portuaires méditerranéennes et permettraient d’aller et venir à nouveau du sud au nord et de l’est à l’ouest ; ils dessineraient le flux et le reflux, et accompagneraient la formation de villes correspondantes où tout est à légiférer.
M.U. (Mediterranean Undersea) est un projet motivé par une utopie, un cheminement de la pensée qui reconsidèrerait la Méditerranée comme un ensemble et en projetterait la construction de son réseau de transport public. M.U. est une réflexion ouverte sur un principe simple, un sujet de recherche où intérêt philosophique et intuition créative se mêlent. C’est une intention littoraliste de l’ultime frontière, dans laquelle les “villes ports” sont sources de solutions quand à la question de la mobilité. M.U. est un concept qui repose sur une recherche théorique et sur un engagement personnel. Son principe est d’appréhender le projet artistique par sa structure morphologique et sa forme concrète selon deux topiques. La première est le produit d’une étude patiente et méticuleuse. La seconde consiste à collecter un ensemble de pièces à conviction qu’on trouvera hors les murs et dans le fin fond de l’histoire commune, afin de transformer l’arc en bassin.
M.U. appréhende le projet par ses extrémités : d’un côté par sa base de connaissance rassemblant des données brutes (la substructure statistique), et de l’autre par son aboutissement, son résultat (la structure morphologique et sa forme concrète). Toutes deux sont déterminées dans l’énoncé, fixées par leur propre logique. La première est le produit d’une étude patiente et méticuleuse. La seconde est posée là, comme une pièce à conviction hâtivement combinée à partir des épaves de l’histoire de la discipline. M.U. pour ainsi dire, souffle le chaud et le froid.
M.U. propose de relire certaines ressources théoriques et pratiques afin d’élargir le champ des possibles dans la conception d’espaces publics à grande échelle, en rejetant les typologies héritées de la pensée traditionnelle ; ces dernières sont en effet totalement inadaptées à la croissance et à la mobilité considérées pourtant comme phénomène planétaire majeur. Le projet construit une relation solide entre réflexion et production, où la pensée dirige les techniques de représentation et permet l’appréciation des événements qui font l’histoire. C’est une stratégie comme il en existe beaucoup d’autres mais, au-delà, c’est un système opérant, un logiciel pouvant s’adapter et se renouveler sans se cantonner. Il s’agit de définir une grille constructive qui « oblige l’autre », qui puise dans le milieu les ressources de son avancement, les moyens et l’énergie, dans le but de se projeter, de dépasser la seule pensée philosophique et d’atteindre une dimension sociale dans laquelle une œuvre se construit. M.U. utilise l’existant pour rebattre les cartes et proposer une nouvelle donne. Il offre la capacité de passer de la seule intuition à l’induction afin d’atteindre la maîtrise des principes d’expressions d’un ouvrage qui rend compte, qui représente, qui prépare — voire qui prédit.
Etat de la question
La libre circulation des personnes, pourtant mentionnée dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, reste encore aujourd’hui une utopie politique – ou un cauchemar. En matière de droit international public comme de politiques publiques nationales, régionales ou multilatérales, l’asymétrie est évidente entre les pays de départ et les pays d’arrivée des migrants. Si le droit d’émigrer n’est que marginalement contesté au sein de la communauté internationale, le droit d’immigrer relève à l’échelle mondiale de la fiction. L’Europe se trouve à un tournant historique qui met à mal ses fondamentaux et rejette à la mer des millions de réfugiés fuyant pour la plus grande majorité d’entre-eux des conflits importés. Transit ou transat?
Fuyant la guerre ou les persécutions, ils sont ainsi, chaque année, des centaines de milliers à tenter de rejoindre un improbable eldorado. Ils empruntent des routes de plus en plus complexes comme en Méditerranée où selon le HCR, ils seraient déjà plus de 300.000 (auxquels il faut ajouter le millier de disparus en mer, les centaines de rescapés) à avoir déboursé plus de 5.000 $ pour tenter la traversée depuis le début de l’année 2015. Une telle demande nourrit des passeurs organisés en véritable mafia, seuls bénéficiaires d’un trafic plus important que le trafic de drogue au niveau mondial. La monnaie de la pièce des trafics d’armes.
Les artistes se sont emparés de la question et proposent une large gamme de regards utilisant de nombreux médiums et techniques. Du reportage photographique et vidéo (Zineb Sedira, Bouchra Kalili, Yto Barrada, Sophie Ristelhueber…), à la critique polymorphe (Rogielo Lopez Cuenca, Kader Attia, Marco Poloni…), du détournement esthétique (Ange Leccia, Farah Khelil…) aux pistes de compréhension et de transformation (Michelangelo Pistoletto, Luc Deleu, Yona Friedman), tous ces artistes révèlent un engagement fort, et ils croient en des solutions humanistes aux problématiques humaines pensées à des échelles mondiale et locale. On oubliera pas cependant que le terme d’humanisme est historiquement marqué par la pensée occidentale, et qu’il ne convient pas toujours à certains artistes (mentionnons ici, en appui, la pensée d’Achille Mbembe, qui prône les valeurs d’un humanisme mondialisé construit sur des bases différentes de celles de l’humanisme européen). L’art ne peut se concevoir sans s’engager, témoigner, rendre compte, susciter l’émoi, l’envie et la curiosité des « choses » ; il doit également permettre une prise de conscience des enjeux d’une époque, constituer un support à projet et être pensé comme apport de connaissances croisées et complémentaires. En d’autres termes, l’art s‘empare des esthétiques et des histoires afin de s’en libérer, de s’en affranchir pour faire en sorte que le projet redevienne invention. Il rend compte ; il constate mais il construit tout autant ; il est alternatif par essence parce qu’il traite simultanément de la chose mentale et physique.
En cela il est Utopia, Nusquam, l’île de nulle part découverte par Thomas More.
Dans le dialogue contemporain reliant les champs de la recherche, l’utopie questionne une composante qui devient chaque jour plus complexe et plus importante : les relations et la cohabitation entre les différentes cultures, les différents usages, ceux déjà établis, constatés et ceux encore à écrire. Pour que l’art accomplisse sa mission en assurant le bien être spirituel pour tous, il doit retrouver un sens de l’utopie. Ceci est d’autant plus nécessaire que l’on constate une passion contemporaine pour l’édification de murs ; cette tendance forte témoigne d’une tension entre art, utopie et réalité géopolitique ; cette dernière joue simultanément sur la fermeture et sur l’ouverture, prise entre un pouvoir de plus en plus virtuel et de grossières barrières physiques (barricades, corridors…). Le littoral pose aujourd’hui une série de questions cruciales puisqu’il est devenu l’élément clé du peuplement de notre planète. Le littoral est devenu notre ultime frontière. Les frontières artificielles, politiques, sont désormais toutes dépassées, en premier lieu par les effets de la mondialisation qui implique le primat conjugué du temps réel et de l’immédiateté, mais aussi de l’instantanéité et de l’ubiquité, sur l’espace et les distances réelles (la fin de la géographie, comme l’annonçait Paul Virillo).
Méthodologie
Le cadre proposé est une étude de cas spécifique sur un site en mutation. Ce projet vise à définir un espace interdisciplinaire conçu pour faciliter la mise en pratique d’acquisitions plastiques et cognitives. Il veut établir des bases conceptuelles et programmatrices afin d’améliorer la compréhension des enjeux de la création face aux thématiques contemporaines. Le sujet encourage et facilite l’intention et l’idée autant que le cheminement et le raisonnement en proposant un cadre de représentation ouvert et opérant.
Il sera question de collecter les dépêches concernant les activités géopolitiques du monde méditerranéen de la dernière décennie, d’en produire un long «étant donné» permettant de questionner la chronologie et l’actualité des événements. Il s’agira d’en déduire des schémas organisationnels pour constituer la carte et les principes de ce réseau, d’en déduire les incidences et les usages et d’en déterminer l’impact environnemental et humain dans l’hypothèse de constructions off-shore aux points de convergence et de correspondance du réseau de transport. Nous étudierons notamment comment les réseaux ont créé les villes et comment les infrastructures répondent aux variations des besoins et des usages ; ceci s’effectuera en analysant différentes propositions émergentes dans l’art contemporain et les incidences de leurs rapports à l’espace.
Il s’agira de créer un ensemble de sculptures polymorphes, grandes maquettes, dessins, photographies, vidéos, récits matérialisant ce réseau, mais également de questionner les facultés de mobilité inter-méditerranéenne, tout autant que les principes d’identité issus de l’histoire et des histoires communes, passées et à construire. La conceptualisation d’une idée utopique et sa matérialisation emprunteront des formes variées, faisant appel à de nombreux savoir-faire et techniques, permettant de concevoir des principes graphiques et volumétriques autour de l’idée de densification et de normalisation. Il sera question d’appréhender les besoins induits par une situation et d’y répondre par des principes plastiques opérants.
Matériaux de l’étude
-Données géopolitiques et statistiques
Institut du Monde Arabe,
Courrier international,
AFP,
Aljazeera
-Fonds cartographiques
Ifremer,
INSU-CNRS,
Atelier de Cartographie-Sciences Po Paris Louvre Paris,
PERSEE,
Géographie d’une ville en guerre
-Fonds des collections publiques et privés d’art contemporain
FRAC PACA,
FRAC CENTRE,
Centre Georges Pompidou,
Institut du Monde Arabe
-Fondations, associations et ONG
Love Difference-Fondation Pistoletto,
Médecins du Monde-Iles Baléares,
Fondation de France,
Fond Roberto Cimetta,
Chooseone - Cécile Bourne Farrell
-Différents réseaux et labos universitaires en interconnexion :
Thétys-Aix Marseille Université, Observatoire Hommes Milieux - CNRS,
Observatoire Démographique de la Méditerranée - Aix Marseille Université,
LAMES, Aix Marseille Université, AntiAtlas des Frontières - Aix Marseille Université
Résultats attendus
M.U. - Le territoire comme imaginaire, l’imaginaire comme principe de mobilité - entend préparer l’avenir en produisant une fiction sous la forme d’une étude pragmatique, prototypique : Penser la construction d’un réseau de transport public bénéficiant à toutes les populations littorales du bassin méditerranéen. Penser son existence, sa gestion, ses conséquences. Traiter en un seul geste les questions liées à l’humanisme, à l’environnement et à la technologie, afin d’ouvrir les yeux (en grand) et pouvoir répondre à la question du «comment?».
Des correspondances avec des groupes ou des individus (écoles, universités, entreprises, artistes, centres d’art, collectionneurs) permettront de valider et d’élargir la somme de connaissances et de points de vue essentiels à la question de la mobilité. Le projet traversera toutes les nationalités, toutes les instances sociologiques et tous les genres. Cette proposition voudrait développer des correspondances et des coopérations avec les universités d’art et d’architecture, du paysage, d’ethnologie ou de sciences politiques du bassin méditerranéen. Pour exemple : Malaga (Espagne), Tanger (Maroc), Annaba (Algérie), Suez (Egypte), Haïfa (Israël), Gaza (Palestine), Beyrouth (Liban), Istanbul (Turquie), Thessalonique (Grèce), Zadar (Croatie), Belgrade (Serbie), Palerme (Italie).
M.U. souhaite rendre compte du regard que posent les artistes contemporains sur un espace qui n’est pas que celui de Schengen ou de l’Eurozone, mais bien celui de toutes les civilisations du monde réunies dans les eaux partagées de la Méditerranée. Loin s’en faut et si proche, l’actualité déborde et l’art propose une distance nécessaire à cette crise qui lie les hommes à la terre et à la mer depuis des millénaires.
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