Marine PAGÈS 

Les œuvres de Marine Pagès et de Marie Jeanne Hoffner peuvent se regarder comme des agencements ambigus, contradictoires. Peut-être se présentent-elles comme des oxymores, articulant le plat et le relief, le plan et la maquette, la forme et son ombre, l’abstrait et le figuré, la ligne et la surface, ou encore la narration et le silence ? Marine Pagès recourt majoritairement à la technique du dessin.
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Au seuil des réalités
« Les habitants de Cordes fleurissent le bas des murs avec des fleurs aux coloris s’accommodant avec la mort qui germe dans les maisons en ruines. Le liseron cultivé et son feuillage sont aussi couverture de pudeur sur les murs lézardés, sur les cavernes d’usures. Vite, vite, allez à Cordes, voyez-le pendant que sa vieillesse est encore vierge 1 ».
Les œuvres de Marine Pagès et de Marie Jeanne Hoffner peuvent se regarder comme des agencements ambigus, contradictoires. Peut-être se présentent-elles comme des oxymores, articulant le plat et le relief, le plan et la maquette, la forme et son ombre, l’abstrait et le figuré, la ligne et la surface, ou encore la narration et le silence ? Marine Pagès recourt majoritairement à la technique du dessin. Tout en apparaissant particulièrement cohérente, précise et renouvelée, son approche du médium ne cherche ni le spectaculaire ni la virtuosité. Au travers de propositions minimales, ce qui est poursuivi est un équilibre : entre les motifs représentés et leurs ombres ; entre ces mêmes motifs et l’étendue de la feuille rendue vaste quel que soit le format du dessin. Les sujets géométriques, sobres, semblent à la fois posés et en apesanteur au-dessus de fonds uniformes, desquels émanent parfois néanmoins la gestuelle de la main qui les a façonnés. Au total, les signes graphiques se montrent tout à la fois calmes et acrobates. Marie Jeanne Hoffner, quant à elle, puise dans des situations du réel pour construire ses projets. Elle mène, en parallèle, un travail en atelier. Ce qui nourrit sa recherche est une attention portée à l’architecture, le plus souvent moderniste. Ses œuvres sur papier ou faites de baguettes de balsa agencées découlent aussi de gestes simples. Elles constituent les résultats d’interventions suffisamment précises pour diriger l’intention, mais toujours de manière mesurée et dans un rapport à l’expérimentation : elle plie, incise, colle, use de pochoirs, convie des couleurs intenses...
Apparaissent ainsi des pièces renvoyant au fantômal mais qui demeurent ouvertes à l’interprétation : planéité et volume dialoguent, trames et limites s’opposent, plans et architectures se considèrent, ombres et lumières s’approchent. Avec La mesure du carreau, la Maison Salvan est devenue un terrain d’essai permettant la rencontre entre le travail de deux artistes aux démarches singulières mais qui appellent, à l’évidence, à une mise en relation. Marie Jeanne Hoffner est à la source de cette rencontre, elle désirait partager une recherche avec une artiste pour laquelle elle ressentait une proximité amicale et artistique. L’environnement leur apporta des ressources formelles (nuancier de couleurs, répertoire de matières, palette de trames). Il offrit également son récit intime, autant de traces sensibles qui narrent plusieurs siècles de présence au monde d’un bâti. Les deux artistes bénéficièrent de temps de résidence conjoints. Elles purent appréhender le lieu à l’aune de sa langueur estivale autant qu’à l’occasion de sa rigueur hivernale ; elles l’ont expérimenté dans un état de viduité avant de l’apprécier investi par un autre artiste. C’est bien le lieu, envisagé pour sa forme concrète et selon sa dynamique temporelle, qui intéressa les artistes. Ce fut longtemps une humble demeure dans laquelle des générations se succédèrent : des matériaux et signes en témoignent. Il s’agit dorénavant d’un espace dédié aux artistes, à l’exposition, aux regardeuses et aux regardeurs.
D’abord, ce que proposent Marie Jeanne Hoffner et Marine Pagès, au travers de La mesure du carreau, peut être caractérisé par la notion de seuil. Elles façonnent une situation hybride à partir de laquelle il est permis de méditer plusieurs réalités : la leur, c’est-à-dire celle de l’exposition, mais aussi celle d’un espace qui fut habité et, enfin, celle d’une architecture tangible, particulièrement marquée par une floraison de lignes, d’ombres, de natures de blancs et de gris, d’infra-ambiances, de matériaux distincts. C’est précisément au seuil de la Maison Salvan que les artistes suggèrent avec force ses occupations antérieures. Ainsi, dans la première salle – la plus ouverte et faisant de prime abord illusion de neutralité –, une ligne orange, peinte le long du soubassement des murs, rappelle une pratique qui a court dans les habitations. Par ailleurs, des formes, toujours composées du même orange, dupliquent les ouvertures de la façade arrière de la bâtisse, celle par où l’on pénétrait avant qu’elle ne se dédie à l’art. En quelque sorte, la première chose que voient les visiteurs et visiteuses, entrant dans l’espace, c’est le vif ectoplasme orangé de l’ancienne porte d’entrée du bâtiment qui aurait nuitamment traversé toute l’architecture pour se manifester auprès des vivants dès leur arrivée, dès l’aurore de leur rencontre avec l’exposition.
Lors de la rencontre avec cette dernière, la sensation de pénétrer une globalité – une vaste installation immersive ? – est frappante. La lumière artificielle, réglée à son paroxysme, semble le (sur)souligner. Par-là, les artistes invitent à regarder l’ensemble de la maison et ses multiples réalités sous-jacentes. Au cœur du film Kaili Blues 2, le réalisateur Bi Gan élabore un plan séquence de plusieurs dizaines de minutes : un labyrinthe (à la temporalité continue donc) au sein duquel des personnages évoluent, se retrouvent, se quittent et côtoient peut-être, aussi, des apparitions alternatives d’eux-mêmes. On comprend son envie de rompre avec une narration linéaire classique et un traitement canonique de l’espace. L’auteur suggère un territoire de méandres, sans hiérarchie entre le proche et le lointain, pas davantage qu’entre l’avant, le maintenant et l’après. Marie Jeanne Hoffner et Marine Pagès proposent une expérience assez similaire. Avec leur intervention, l’espace semble happer les différentes dynamique spatiales et temporelles de l’endroit. La mesure du carreau peut alors se vivre comme une boucle. Le recouvrement partiel de certaines surfaces, avec la peinture orange, désordonne les volumes et fabrique des plans inattendus. Il crée un trouble visuel et perturbe l’ordonnancement des salles du lieu d’exposition ou encore des pièces de ce qui fut la maison. En outre, la teinte orange retenue est très équivoque. Trop ardente pour seulement renvoyer à la brique – au bâti donc –, elle existe surtout en tant qu’affirmation esthétique et suggère divers possibles. Elle peut tranquillement rêver aux divers passés de la Maison Salvan et augurer ses divers avenirs. Une autre action consista à recouvrir intégralement d’une peau nouvelle d’imposantes surfaces à l’aide de deux images tramées, installées l’une derrière l’autre. L’étrangeté du résultat se montre particulièrement efficient. Ces images déplacent, de manière brouillée des murs très particuliers – beaux et « imparfaits » car tatoués par le temps –, de la salle dite « au plancher », actuellement masqués par une lisse et parfaite cimaise en raison des besoins liés à une ancienne exposition. Les « habitudes impliqu[aient] un certain ordre dans la succession des choses, une vague cohérence de l'Univers. Or, voici que la réalité se propose [...] changée, irréelle3 . »
Le centre d’art est ainsi profondément bouleversé, mis en abyme. Il est exactement lui-même, les gestes effectués émanent de son essence, de ses ressources propres, mais il est « pétri », soumis à des logiques de dédoublement ou d’inversion. Il devient l’endroit et le moment décidés par Marie Jeanne Hoffner et Marine Pagès pour venir délicatement déposer des œuvres réalisées en amont et en atelier : quasi exclusivement des pièces de tailles « discrètes », offertes aux regards donc, comme par opposition à leurs premières interventions qui agissent sur tout l’espace et qui convoquent davantage le corps des visiteuses et des visiteurs. Certaines de ces œuvres « d’atelier » agencent des motifs identifiés dans le lieu, voire mobilisent son plan. Marie Jeanne Hoffner présente, par exemple, trois peintures qui résultent du parcours de jets de peintures aérosols dans les ouvertures (fenêtres, portes) d’une maquette de la Maison Salvan posée sur des fines planches de contreplaqué. Le résultat pourrait évoquer l’itinéraire de spectres qui, dans leurs sillages, laisseraient des traînes chromatiques pour signer leur passage et ne pas être qu’illusions. Ces pièces dialoguent très directement avec les deux images se déployant entre les salles du fond. Le grain de leurs trames, qui n’est pas sans évoquer certains plans horrifiques du cinéaste Kiyoshi Kurosawa, propulsent les regardeurs et les regardeuses dans un territoire limbaire. Ces images offrent des points de vue trompeurs par l’entremêlement de fragments de l’architecture et ouvrent vers des espaces autres que l’on ne peut atteindre. La Maison Salvan semble nous fuir alors même que l’on est en son sein. Le corps est sollicité mais le regard réfute l’invitation.
L’année dernière à Marienbad 4 met en scène une monomanie autour d’un souvenir – peut-être chimérique, peut-être véridique. Pour incarner le trouble, une architecture est mobilisée de la première à la dernière scène. Le montage des images repose sur l’idée de kaléidoscope et selon un principe de réminiscence : du début à la fin s’agencent les mêmes motifs qui apparaissent, disparaissent et, toujours, reviennent. La mesure du carreau repose aussi sur quelques obsessions, en particulier autour du motif de la grille : les artistes, à travers le langage minimal auquel elles recourent, répètent et agencent des lignes jusqu’à expressément produire des grilles. Celles-ci se retrouvent particulièrement dans les œuvres faites d’éléments de balsa collés, dans les pièces convoquant le pliage, dans celles impliquant la technique du frottage, dans l’emploi du paravent comme objet physique et forme dessinée. L’usage de la grille par les artistes n’est pas exempt de paradoxes. Traditionnellement, « par l’entière régularité de son organisation, elle est le résultat, non pas de l’imitation, mais d’un décret esthétique 5. » Celles mobilisées par les deux artistes, en revanche, reposent toujours sur des citations, des déplacements, des réemplois. Marie Jeanne Hoffner a observé des façades modernistes à Bruxelles ou à Berlin, par exemple ; Marine Pagès, par frottage, a récupéré les empreintes régulières de la taloche du maçon ayant œuvré à la Maison Salvan en 2010 ; enfin, le paravent – œuvre que les deux artistes réalisent en duo – renvoie au ready-made, quoique l’objet ait reçu quelques transformations.
Ce n’est pas la première fois que la Maison Salvan est regardée par des artistes, pour elle-même, et pas seulement comme un commun réceptacle à œuvre d’art. « Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d'aller vers de nouveaux paysages, mais d'avoir d'autres yeux, de voir l'univers avec les yeux d'un autre, de cent autres 6. » La Maison Salvan est multiple dans le temps et dans l’espace et c’est entre autre ce que voulurent souligner Marie Jeanne Hoffner et Marine Pagès à l’aune de leur exposition en forme de creuset. Inévitablement, dès après leur départ, la Maison Salvan va poursuive sa course dans le temps. Elle accueillera d’autres expositions, d’autres répétitions de temporalités courtes, enchâssées dans le temps vrai, l’unique qui est le sien et qui est infini. Sachez-le en la quittant, elle « nous regarde, [elle] sourit, [elle] nous fait longtemps un signe d’adieu avec le même bâton. [Elle] s'est engagé dans un chemin loin du monde 7. ».

Paul de Sorbier - responsable de la Maison Salvan

1 Violette Leduc, Trésors à prendre, Paris, Gallimard, 1960.
2 Bi Gan, Kaili Blues, 2015, 113 mn.
3 Adolfo Bioy Casares, L'invention de Morel, Paris, 10/18, 1974 pour la présente édition.
4 Alain Resnais, L’année dernière à Marienbad, 1964, 94 mn.
5 Rosalind Krauss, Grilles, in Communications, 1981, PP. 167-176.
6 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Tome IV, La Prisonnière, Paris, Gallimard, 1923.
7 Violette Leduc, ibid.

 
 
 
 

Vues de l’exposition La mesure du carreau, Duo avec Marie-Jeanne Hoffner, Maison Salvan, Labège
Photographies Vincent Boutin, 2024

Traversée, 2024
Marie Jeanne Hoffner et Marine Pagès
Peinture murale, in situ

Et

Assemblages (jaune et vert), 2024
Marie Jeanne Hoffner et Marine Pagès
Bas-relief en balsa sur crayons de couleurs et encres sur papier, 60 x 43 cm

 
Grilles, 2024
Marie Jeanne Hoffner
Série de bas-relief en balsa. Dimensions variables
Et
Vues, 2024
Marine Pagès
Crayons de couleurs et encres sur papier. 60 x 43 cm
 
 
 
Vues de l’exposition La mesure du carreau, Duo avec Marie-Jeanne Hoffner, Maison Salvan, Labège
Photographies Vincent Boutin, 2024
 
Formes molles, 2024
Encres sur chute de papiers découpés et collés. 298 x 90 x 1 cm
 
 
Marie Jeanne Hoffner et Marine Pagès, ensemble de dessins alternés
Sans titre (Baies & vitrages), 2021
Marie Jeanne Hoffner
Série de peintures aquarelles et crayon sur papiers peints préparés, 24 x 32 cm
et
Intermédiaires et croquis, 2022-23
Marine Pagès
Crayons de couleurs, graphite aquarellable et encres sur papier, 29,7 x 21 cm
 
 
Choses vues, 2023-24
Crayons de couleurs sur papier (frottages), 28 x 21 cm
 
Jpeg.maison salvan (calques de travail), 2024
Marie Jeanne Hoffner
Deux images imprimées sur dos bleus. 263 x 553 cm et 260 x 520 cm
 
 
 
Paravent, 2024
Marie Jeanne Hoffner et Marine Pagès
Peinture sur bois. Dimensions variables
 
 
 
Sans titre, 2024
Marie Jeanne Hoffner et Marine Pagès
Aquarelle sur mur. 180 x 308 cm
Et 
La mesure du carreau, 2024
Marie Jeanne Hoffner et Marine Pagès
Impressions photocopies sur papiers colorés. 20 pages. 200 ex. 20,5 x 27 cm
Photographies Vincent Boutin, 2024
 
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