« Ouest » André Mérian Filigranes Édition
Quiconque connaît André Mérian pourrait chercher dans cette série d’images de Bretagne quelques traits singuliers, voire même les traces évanescentes de sa vie passée. L’homme vient de ce coin marqué autrefois par les soubresauts tectoniques du début du monde, terre sacrifiée avec ses paysages qui tous renvoient à une mer dévoreuse d’hommes mais aussi d’imaginaire. On pourrait donc croire que ces vues nous parlent un peu de son enfance, un peu de sa vie aussi. Il n’en est rien. Au creux de ces photographies ne se cachent nul s fantômes, nulles allusions vagues à une histoire familiale complexe. La nostalgie n’appartient pas au monde d’André Mérian. Il faut donc prendre ces photographies pour ce qu’elles sont : des interrogations précises sur un état du territoire. Comme il se doit, tout débute par un morceau d’océan et sa côte granitique, une végétation éparse dépourvue de traces humaines. Assemblés, ces éléments renvoient étrangement à une forme de sublime, forme normalement peu courante chez ce photographe. Prise depuis une hauteur, la vue magnifie un socle rocheux creusé par les éléments. L’humain y semble toléré, presque comme un intrus ou comme un simple spectateur interdit d’accès à cette plage. Par son cadrage précis, la photographie évite aussi un côté carte postale pourtant si fréquent dès qu’on enregistre ce genre de motif où sont magnifiés les éléments. Le ciel grisâtre, l’absence d’éléments pittoresques, la volonté de montrer une nature brute, peu séductrice par ses couleurs faussement automnales, l’absence du moindre événement tangible, autant d’éléments qui conduisent le spectateur à s’interroger sur les raisons d’une vue si neutre, si « pauvre ». En cela cette image est effectivement sublime puisqu’elle ouvre directement sur un temps antique, temps où l’humain n’existait pas encore et où les forces primordiales de la nature façonnaient le monde. Il y a là de la ruine, une ruine imposante qui atteste d’affrontements passés entre l’eau, la roche, l’air. Le romantisme au XIXème siècle fonctionnait sur cela, sur cette activation de l’imaginaire contraint dans une douloureuse jouissance à percevoir le monde pour ce qu’il est : un ensemble de flux qui n’ a que faire de l’occupation humaine. Évidemment, cette sorte de piété laïque n’a plus court aujourd’hui. Elle serait même à rebours des courants de pensée contemporains. Mais en convoquant une telle rhétorique, André Mérian génère un effet qu’il prend plaisir à défaire par la suite, comme pour mieux affirmer la pesanteur de son propos. Tout se joue donc ici non seulement dans chaque image, chaque vue, mais aussi et surtout dans les séquences, les ruptures ou les continuités du livre.
Prenons la deuxième photographie de ce livre. Sa fonction affirme combien l’ouverture constituait un leurre et, par un subtil déplacement, elle confirme que la série n’a pas pour fonction d’enregistrer les lieux communs propres à ce pays. Ce qui compte au-delà des apparences est bien de témoigner d’une réalité tangible. L’opérateur semble avoir pris du recul. Dans son objectif, une plage également vierge. Au premier plan, le dessin abstrait d’un parking perturbe la lecture du paysage. L’homme, ou plus exactement la trace de ses activités, creuse l’image grâce à cette géométrie rigoureuse du tracé sur le sol bitumé. La troisième image fixe le propos en opérant comme une sorte de travelling vers le réel. Avec un autre parking en guise de raccord, elle présente une résidence de bord de mer inscrite dans un morceau de littoral breton. Cette construction récente, tout autant que les maisons qui l’entourent, démontre combien l’architecture vernaculaire de ce pays tend à se dissoudre. Seuls émergent les lotissements récents qui, par quelque volonté administrative, tentent encore de convoquer des matériaux traditionnels. Ici l’ardoise et des murs blancs, forcément blancs. Les photographies suivantes participent du même constat mais en accentuant les tensions. Face à une église du XIXéme siècle, le mur en béton d’un pavillon ; plus loin, l’exubérance d’un rhododendron interpelle les structures en métal d’un ensemble de silos industriels. Quant à l’homme, il se fait singulièrement absent. Les rues sont vides, les paysages vaguement traversés par des silhouettes fantomatiques, comme si ces photographies fixaient avant tout des décors et non des lieux de vie.
André Mérian est coutumier du fait. Le protocole ayant conduit à la réalisation de la série Land (2008) avait déjà ostensiblement évacué l’humain, se focalisant sur le passage entre la ville et la campagne, ou plus exactement sur l’effacement de la campagne dans les espaces contemporains de l’Europe du nord. Land constituait une sorte d’aboutissement de cet inventaire avec des images très composées, presque géométriques. Ici, les compositions se font plus ouvertes, plus complexes, reprenant un peu la mobilité du regard qu’André Mérian avait développé dans des séries plus anciennes réalisées dans le sud de la France ou aux USA. Mais ce livre parle évidemment d’autre chose, même si les effets pervers de la normalisation des paysages restent l’un des sujets centraux. Alors que disent ces paysages ? Quelles sont leurs particularités ? Premier constat, il ne s’agit pas ici d’un inventaire des typologies de l’habitat, ni même de la déambulation affective d’un homme qui réaliserait là son Grand Tour, à l’image de ces artistes et intellectuels du XIXème siècle partant pour l’Italie. En témoignent les territoires arpentés, trop vastes, trop variés pour faire sens. Quoi de commun entre la côte d’Armor avec Saint-Malo comme borne et la pointe sud du Morbihan, sans même évoquer les images réalisées autour de Brest ? À partir de trois séjours qui eurent lieu entre 2008 et 2010, André Mérian s’est fixé comme objectif de questionner – à travers cette résidence-la nature même de l’image photographique contemporaine. Là se trouve sans doute l’unique lien avec son histoire personnelle.
C’est en effet à partir de lieux qu’il pensait parfaitement connaître qu’il lui était possible de poser avec plus de précision les enjeux de ce questionnement.
Évidemment, comme souvent chez lui, cela passe par le paysage. Parce que la photographie se présente comme une saisie des apparences sous la lumière à un moment précis, elle nous demande automatiquement d’établir une relation entre la saisie des apparences et la captation de l’existence même des choses. Or une telle exactitude est sujette à caution. Nous savons que la manifestation des apparences n’est que le témoignage d’un état transitoire du réel. Là se trouve toute l’ambiguïté de la photographie. Et cette leçon semble bien avoir déserté les travaux contemporains. Rien de tel chez André Mérian. En ligne de mire, les images anciennes des primitifs de la photographie du XIXème siècle pour qui l’enregistrement se devait, par la composition, affirmer la tension entre la pérennité des éléments et le transitoire de leurs apparences. Gustave Le Gray avec ses images de mer, Édouard Baldus et ses célébrations des nouveaux monuments, Carleton Watkins et ses odes aux espaces vierges américains, Maxime Du Camp face aux ruines égyptiennes et même Eugène Atget en enregistrant le patrimoine parisien, tous cherchaient une composition rigoureuse qui atteste de la spécificité du médium face à sa grande concurrente : la peinture. De nos jours, ce n’est plus vers la peinture qu’un photographe comme André Mérian se tourne, mais bien vers le flot continu des visuels qui inondent notre monde. Actuellement, l’image photographique peut témoigner de mille choses à la fois, ouvrir sur des fonctions tellement diverses qu’elle en a perdu une partie de sa substance. La recherche d’André Mérian repose sur l’idée que l’objectivité n’est plus un gage suffisant. Même si chacune des images de cet ouvrage convoque les attributs formels de l’objectivité, l’amplitude des moyens que ce photographe convoque démontre qu’il ne s’agit plus seulement de porter à la reconnaissance des lecteurs quelque chose de précis (l’appauvrissement de l’architecture, la banalisation de la destruction des paysages, etc.) mais bien une ouverture, une tension entre le temps et l’espace. Tout se joue donc à l’intérieur de chaque photographie , dans le jeu subtil des signes qu’elle présente, dans l’espèce de neutralité qu’elle promet sans jamais vraiment la tenir. Les séquences sont construites pour cela, pour nous égarer dans nos certitudes et nous contraindre à voir les mille détails. Une route de campagne longeant une voie rapide ne vaut d’être enregistrée qu’à condition qu’elle affirme formellement des hasards subtils du réel ; ici les traces fantomatiques sur l’asphalte rénové renvoyant par leurs formes aux automobiles. Tout le génie d’André Mérian consiste à placer ses photographies à la croisée de plusieurs chemins. D’un côté cette évocation des mutations du territoire (et de son aménagement), de l’autre la puissance d’éléments ténus qui réaffirment la portée du réel. Car ce qu’affirme cet ensemble, c’est bien ceci : que le réel est plus réel grâce et à cause de l’image photographique. Nous le pressentions obscurément. Si les fictions, les illusions sont bien plus efficaces et plus redoutables de nos jours, c’est bien pour cette raison. De ce fait, ce n’est évidemment pas tant l’image qu’il nous faut interroger dans son rapport au réel, que ce que nous appelons réel, et le rapport que nous entretenons avec lui. Dans ce rapport se joue la possibilité de l’image. L’extrême visibilité correspond, on le sait, à l’extrême dissimulation. C’est ce principe qui guidait La lettre volée d’Edgar Poe. De même, l’extrême information cache la manipulation. C’est contre cet état de fait que ne cesse de lutter André Mérian. Cette série sur son pays d’enfance en atteste avec vigueur.
Damien Sausset
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