Marécageuses ou rocailleuses mais toujours stériles, les terres du littoral de Saint-Tropez à Menton restèrent longtemps inexploitées, si pauvres qu’on les donnait en héritage aux filles… Avant que les aristocrates anglais, vers 1750, suivis des Russes blancs, vers 1850, ne fassent de la French Riviera leur lieu de villégiature hivernale privilégié pour la douceur de son climat, avant que le sous-préfet Stephen Liégeard, écrivain à ses heures, ne rebaptise cette bande de terre de 80 km de long et de 15 km de large, du nom de Côte d’Azur, et que les Américains dans les années folles ne viennent y prendre des bains de mer lançant ainsi le tourisme estival, seules des fleurs recouvraient les collines en bord de mer que de petits propriétaires venaient vendre sur les marchés de Nice et d’Antibes. Des arpents de terre avec des oliviers séculaires, des figuiers, des orangers et des citronniers, des cressonnières et des champs fleuris d’œillets et de renoncules dessinaient alors le paysage de ce littoral simple et pauvre avant l’invention de la Côte d’Azur par des étrangers. Après la guerre de 1870, afin de faire revenir la clientèle fortunée qui avait déserté la Riviera, le Comité des fêtes de Nice s’employa à donner un lustre inédit au carnaval et, pour garantir l’essor de ces cultures locales, il introduisit des fleurs dans ces festivités. C'est ainsi que naquirent les corsos fleuris avec des chars grandioses piqués de milliers d’œillets, de mimosas, de lys et de marguerites sur lesquels jeunes filles et jeunes garçons paradaient ; tandis que c’est au poète Alphonse Karr que revint l’idée des élégantes batailles de fleurs qui devaient supplanter peu à peu les lancers de confettis italiens, ces amusantes billes de plâtre définitivement détrônées par les confettis en papier tout droit venus de Paris. Passionné d’horticulture, le poète cultive en son jardin roses, œillets, renoncules, héliotropes, résédas, anémones, cyclamens, iris et violettes, contribuant de la sorte au développement de la culture florale pour le plus grand bonheur d’une clientèle cosmopolite exigeante. Pour parachever ce décor idéal dans lequel ils avaient bâtis leurs demeures les plus luxueuses et insensées, certains voyageurs britanniques, tout autant épris de botanique, introduisirent diverses espèces de plantes et d’arbres exotiques en provenance de leurs lointaines colonies qui s’acclimatèrent fort bien sous le soleil azuréen. Cultivés grâce à la mise en place d’un réseau de canaux acheminant l’eau de la Vésubie, de la Siagne, du Loup et d’autres rivières de Hyères à Menton, palmiers, bananiers, eucalyptus, magnolias, pêchers de Chine, mimosas, glycines, agaves et figuiers de Barbarie vinrent ajouter ombre et parfum délicat à ce paysage fleuri. Cueillies encore en bouton et précautionneusement emballées dans des boîtes en carton, des roses d’exception et de gracieux bouquets fleuris partaient sur les voies de chemins de fer embaumer les cours d’Europe. Porteurs d’un ailleurs fait de luxuriance et de rêve, les jardins privés des somptueuses villas de ces hivernants mondains et des fastueux grands palaces qui s’accrochaient des collines au rivage, trouvèrent un prolongement dans l’espace public sous forme de parcs et de jardins complantés d’essences locales comme le jasmin et le figuier, mêlées aux essences tropicales telles que le palmier des Canaries, le washingtonia ou le bougainvillée. Agrémentés de bassins et de fontaines, ces jardins étaient porteurs d’une vision édénique de la nature qui venait redessiner l’identité de cette portion de paysage méditerranéen resté longtemps misérable. Quant aux légendaires promenades se déroulant le long de la mer, elles permettaient aussi bien de respirer les embruns et d’éprouver la caresse du vent, que de faire montre des toilettes les plus raffinées.
De ce passé prestigieux de la Riviera française, les dessins de Céline Marin qui composent la série intitulée Il y a des fleurs partout pour qui veut bien les voir – d’après une citation de Matisse –, restituent une vision fragmentaire. Espaces-temps multiples et flottants, empreints de la nostalgie d’une époque à la grandeur perdue, ils nous invitent à voyager au cœur du Second-Empire, en passant par la Belle-Époque, jusqu’aux années 1920 et même au-delà. Pourtant, de ce qui fit la splendeur du décor architectural excentrique et pour le moins éclectique de la Côte d’Azur, entre 1860 et 1939, comme le casino de la Jetée-Promenade ou le château de l’Anglais à Nice, rien ne subsiste ici, pas un bâtiment ni un jardin. Seuls des personnages, des femmes principalement, des enfants aussi et quelques hommes, paraissent habiter les lieux. Bien qu’elle soit flagrante avec ses grandes plages de réserves blanches aménagées dans l’espace du papier, l’absence de l’architecture néo-classique, néo-palladienne, victorienne, anglo-normande, mauresque, art nouveau et art déco, d’une part, et l’absence des parcs et des jardins, d’autre part, ne sont nullement un obstacle pour situer les scènes qui s’y jouent. Il faut dire que la présence de décorations florales aussi exubérantes que sophistiquées sous la forme de coiffes notamment, mais également de robes et de guirlandes, suffisent à évoquer l’ambiance du célèbre carnaval de Nice ou celle de la fête du citron à Menton et celle de la fête du mimosa à Mandelieu. Allongées, assises ou debout, très habillées ou inversement dévêtues, des femmes de tous les âges et de toutes les classes sociales sont prêtes pour la parade. On les imagine volontiers installées dans des chars pastichant des édicules antiques ou des trônes royaux ornés de fleurs et de feuillages à la manière de muses hors d’atteinte ou encore marchant derrière le cortège dans leurs habits de fête, bras dessus, bras dessous.
Si les femmes ont la part belle dans ces dessins où elles s’imposent tour à tour en meneuses de revues, comédiennes dramatiques ou vedettes d’une saison, les hommes qui y figurent jouent un rôle secondaire. Quoi qu’ils fassent – acheminer à vélo un accessoire de scène en forme de queue de paon, jouer de la flûte pour accompagner les mouvements ondoyants d’une danseuse nue, tirer une charrette arborant une brune plébéienne vêtue d’un kimono prolongé d’une cascade de fleurs ou guider une mule coiffée d’une parure florale, ils semblent tous relégués aux préparatifs et au bon déroulement d’une fête destinée à célébrer les femmes. L’inversion des rapports hiérarchiques entre masculin et féminin qu’opère Céline Marin n’advient cependant pas de façon triomphale. Songeuses et mutiques, ignorant la plupart du temps la présence du spectateur, ces actrices semblent prises dans une dimension onirique et silencieuse leur permettant de préserver leur intériorité du tumulte du monde extérieur.
Réalisés au crayon de couleur avec une minutie extrême, dans une teinte exclusivement vert de cobalt historiquement connotée, ces dessins remarquables entretiennent un rapport particulier au temps, visible à travers tout le feuilleté de strates spatiotemporelles qu’ils déploient. Non seulement les représentations réfèrent librement à des époques différentes, mais à l’intérieur d’un même dessin, deux éléments anachroniques peuvent venir se télescoper. Ici, une dame avec une coupe à la garçonne surmontée d’un palmier et vêtue une jupe à volants à la mode des années folles, fait face à un couple actuel dont on devine qu’il est assis dans l’herbe. Là, une demoiselle oisive habillée d’une robe légère à taille haute et assise dans une banquette, également de style Empire, est coiffée d’un chignon à rouleaux plutôt caractéristique de la Belle-Époque et chaussée de confortables sandales en plastique. Les incohérences narratives induites par ces ruptures chronologiques ne sautent pourtant pas immédiatement aux yeux tant l’univers mental des personnages est investi. Ainsi, ce qui attire notre attention dans le cas de cette jeune femme ce ne sont pas ses Crocs qui nous ramènent au XXIe siècle mais bien le fait qu’elle soit absorbée par des pensées matérialisées sous la forme d’un fantastique ornement floral oval partant de ses cheveux et qui n’est pas sans rappeler une bulle de bande-dessinée.
Documentée en amont par des lectures croisées avec des recherches effectuées dans divers fonds d’archives de la région, la construction de ces images emprunte à la fois au fonctionnement de la mémoire et à la photographie. Les dessins sont, en effet, précédés de collages annotés et consignés dans des carnets de recherche, auxquels ils sont relativement fidèles. Alors que les vides qui les ponctuent font écho à l’aspect labile de la mémoire, leur monochromie procède des débuts de la photographie argentique, si ce n’est qu’ici le sépia laisse place à un vert fascinant qui renvoie à son tour à l’idée du jardin sans doute plus qu’au jardin lui-même. Entre oubli et réminiscences, la mémoire dont il est question dans cette série de dessins nous joue des tours, confondant histoire publique et histoire privée, factualité et affects, identité locale et internationale, carnaval officiel et carnaval vernaculaire. Les flashs discontinus qui en surgissent appartiennent à diverses générations et s’entremêlent avec les photographies de famille de l’artiste qui n’hésite pas à dévoiler des images de Marcella, sa tante espagnole quand elle n’était encore qu’une petite fille et qu’elle redouble dans un même dessin, Suzanne et Arlette, deux autres de ses tantes à l’âge adulte ou José, un oncle d’Andalousie, encore en culottes courtes. Le recours à des clichés intimes et la bascule de la photographie vers le dessin ayant pour effet paradoxal d’interroger les limites de l’objectivité photographique et de neutraliser les émotions personnelles en les renvoyant dans une dimension suspendue, hors du temps. Les allers et retours dans le temps, le passage de la fête à la mélancolie, les glissements entre espace public et jardin secret, le contraste entre richesse et pauvreté, entre têtes couronnées et reines d’un jour, l’hybridation des territoires géographiques et culturels soulignent l’impureté de cet éden et rappellent les origines métissées de ce littoral, terre promise de tant de nantis et de petites gens à leur service, provenant souvent de communautés immigrées, dans lequel nombre d’artistes furent obnubilés par la lumière mais où Matisse fut celui qui vit des fleurs partout.
Catherine Macchi |