Neo Beat generation
Luc Jeand'heur
Funky Juice on the Way of an Unfunky Youth recompose un paysage contre-nature. L'&œlig;uvre se rapproche d'une poésie du Land Art et son « ready-made assisté » en milieu urbain sous la forme de production d'une circulation éphémère. Sur le chemin de l'école obligatoire arpenté jour après jour « entre les murs », on observe soudainement l'irruption d'une altération facétieuse sous la forme de flaques d'un orange stupéfiant. Cette entrée en matière d'une altérité s'apparente à celle du peintre qui applique sur une œuvre son jus (un jus est une peinture très diluée, très liquide qui donne un effet de semi transparence sur le tableau ; en décoration, un jus sert à teinter un support absorbant comme par exemple le bois dont on veut laisser apparent les imperfections). L'œuvre répond plastiquement à une loi de contraste dans sa manière de combler les vides et de redonner de la surface : réel/imaginaire, solide/liquide, gris/orange, archipel/informel, train-train/art.
L'espace public et ses aspérités sont ainsi soumis à une transformation « paysagiste », qui se développe sur une surface à dramatiser la route (la fiction d'un accident écologique, une étrange pluie acide alien, une incivilité, une signalétique technique de travaux à effectuer sur la voirie habituellement bombée en « orange technique », un acte de protestation contre les projets de loi gouvernementaux sur le sens de la mission de service public de l'Education Nationale ?). On pourrait évoquer le phénomène de « l'inquiétante étrangeté » (das Unheimliche), concept théorisé par Sigmund Freud qui parle du sentiment de trouble ressenti notamment en présence d'un paysage familier que l'on a l'impression de ne plus reconnaître. L'inquiétante étrangeté apparaît chaque fois que devient floue la frontière entre réalité et fiction, entre vrai et imaginaire, entre art et réel. Cette expérience sensible de modification délirante de la réalité bouscule la relation d'habitude que l'on entretient avec elle. Le chemin ne va plus de soi. Cela peut être vécu sous forme d'angoisse ou au contraire comme une marque de magie. |
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Il s'agit de peindre le paysage à sa façon non pas pour entièrement recréer un monde paranoïde mais pour enrichir le quotidien d'une nouvelle expérience, un nouveau passage du vu au perçu, un jeu de piste et une course d'obstacles. La prestidigitation de l'art.
Cette manipulation pourrait cependant passer inaperçue aux yeux du passant affairé lancé sur la voie du travail, ainsi qu'aux automobilistes dans leurs bulles rigides qui traverse en vitesse. L'histoire se passe au niveau du sol. La transfusion de couleur se situe dans le champ de regard des enfants comme un “paysage de sens” imaginé en écho d'une vision différente de leur réalité et de leurs jeux. Les enfants sautent dans les flaques pour faire des vagues, pour transgresser l'obligation de netteté de leurs vêtements. Cette œuvre est celle d'un art de vivre et un art à vivre qui nécessite pour la comprendre une lecture “à sauts et à gambades”.
Un des points qui relie Funky Juice on the Way of an Unfunky Youth aux Visites Guidées et à Run! Run ! Productivity, Run Away ! est l'ancrage de la forme dans une esthétique de l'informe. Que ce soit les corps éclatés des savons, les images bougées des vidéos et les contours variables des flaques, le fil conducteur est de faire face à des formes indécises, voire indicibles. Georges Bataille a défini l'informe en 1929 : "Un mot dont la besogne est de déclasser, défaire la pensée logique et catégorielle, d'annuler les oppositions sur lesquelles se fonde cette pensée (figure et fond, forme et matière, forme et contenu, intérieur et extérieur, masculin et féminin, etc.)". Le travail de Jérémy Laffon relève le défi.
Cette installation précaire est vouée à croître et dépérir, comme toute chose organique, comme toute pensée en action. Jérémy Laffon s'attache à mettre en œuvre des situations semi-construites pour atteindre un point d'équilibre. C'est la nature extérieure à l'œuvre qui finalement agit, la pluie qui va faire diluer la pièce, le soleil qui va l'évaporer, le passage des usagers qui va l'éparpiller. Les micro-événements que l’aventure suscite sont essentiels aux déploiements du parcours: formes accidentelles, la contemplation du laisser-vivre, la perte, les souvenirs. Dans « un monde d'images », il ne demeure à la fin de l'histoire que des images.
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