Texte critique de Marion Zilio, commissaire de l'exposition, novembre 2023
Clinique de la méridienne
« Mon travail repose principalement sur du récit, mais je suis incapable d’écrire de la fiction », me dit-elle. Alors, pour y remédier, Juliette George entreprend de consigner méthodiquement son processus de recherche dans une mise en récit aussi factuelle que décalée. Pour sa première exposition personnelle, l’artiste, en digne héritière des conceptuels, a le souci de son format, de l’adresse et de l’accueil des publics. Comment améliorer le confort de lecture des visiteur·ices de même que la performance globale de son exposition ? Paraître sympathique, tout en étant pertinente ? Mais d’abord, qu’est-ce qui s’expose dans une exposition ?
Appliquée, un brin scolaire, Juliette George déplie les affres d’un régime de l’art contemporain dans l’interstice qui se noue entre hospitalité et ergonomie. Mais bien vite, le discours conceptuel et analytique va croiser celui de l’analyse, tandis que l’espace du 3 bis f devient la caisse de résonance à partir de laquelle se dissèquent les mécanismes structurels propres à l’art et à la mise en abîme de soi. L’artiste-autrice manipule les registres discursifs dans une libre association d’idées, où chaque élément de l’exposition — des méridiennes aux divans, du care au curateur, de l’hospitalité à l’hospitalier — s’encastre dans une architecture autant physique que mentale.
L’épreuve de l’hospitalité
Si les musées et les centres d’art contemporain affichent des velléités démocratiques, force est de constater que l’accueil réservé à ses publics a de quoi susciter la perplexité. Constamment surveillé·es, soumis·es à des parcours ou des injonctions (« ne pas toucher », « ne pas parler », « faire attention »), les visiteur·ices sont tenu·es à distance par des enjeux tant matériels que conceptuels, abolissant bien souvent la rencontre sensible avec l’œuvre. Face à ces consignes autoritaires, l’institution n’échappe pas à son programme et demeure le terrain de batailles idéologiques, politiques et économiques, fondées sur des rapports d’inclusion et d’exclusion. Les lieux d’art sont en cela, par excellence, des « hétérotopies », au sens de Michel Foucault. Ce sont en effet des « espaces autres » qui, à l’instar des maisons de repos, des cliniques psychiatriques, des écoles ou des prisons, se définissent par leur fonction ainsi que par leur capacité à instituer des ruptures ou des déviations dans le continuum du temps et des normes exigées par notre société.
Comment dès lors créer du lien, favoriser l’adhésion à l’œuvre, rendre l’ensemble plus sympathique ? (À l’heure où j’écris ces lignes, le mot sympathie est écrit 17 fois dans son texte, sympathique 6, sympathies 1.)
De même que l’on peut réduire les efforts en travaillant la structure logique d’un texte, se dit-elle, on pourra aussi les réduire grâce au confort de lecture. C’est ainsi que Juliette George s’engage dans une « vaste enquête d’évaluation ergonomique » auprès d’une « enveloppe groupale » constituée d’une douzaine d’individus. Le « jury d’assises » teste et commente consciencieusement les « assises » (on se croirait au tribunal) choisies au préalable par l’artiste.
Taille du livre, inclinaison du dossier, repose-pieds, couverture, mais aussi test qualitatif et quantitatif, optimisation, stockage, c’est toute une logistique curatoriale qui préoccupe l’artiste. Quand la recherche de soin lui fait soudain craindre l’endormissement politique, le confort bourgeois. À être trop sympa, décidément, on risque d’être mal aimé !
Ce n’est pas un hasard si Juliette George a élu la méridienne comme assise la plus propice à la lecture de son récit. « Avoir le cœur au niveau des chevilles » sonne tel un slogan publicitaire prompt à échauffer ses fantasmes managériaux. Encore faut-il revenir ici, de manière plus prosaïque, à l’objet. Sorte de banquette ou de sofa, on aura tôt fait d’y voir le divan de la psychanalyse et l’on se souviendra que le terme « clinique » vient du grec Kliné qui signifie lit. Tandis que la méridienne se rapporte au midi.
Heure méridienne.
Torpeur méridienne.
Ombre méridienne. Diable méridien, lis-je dans le dictionnaire.
La méridienne rompt la continuité du jour par une sieste. « Démon de midi » et des songes qui s’immiscent au beau milieu de la journée, et Descartes, et les Lumières à sa suite, d’ajouter que la folie se rencontre à côté du rêve. Et voilà que le champ lexical de la psychanalyse s’invite à nouveau et étaye ce choix de notions évocatrices.
La pensée comptable
Nous lisons toujours avec nos obsessions du moment. En réfléchissant à l’exposition de Juliette George, mon esprit ne peut s’empêcher de tisser des nœuds, de trouver des récurrences, d’opérer des réseaux de renvois avec mes préoccupations actuelles. […] Après tout l’intelligence n’est que ça : inter-ligere revient à « faire des liens ». Juliette aussi fait des liens. Elle saute d’une pensée à une autre selon la libre association d’idées propre à la cure psychanalytique. Mais elle le fait avec la précision d’un bilan comptable, dont l’étiologie cognitive tient certainement de sa formation en khâgne et de la déconstruction de celle-ci en école d’art, voire d’un sombre complexe œdipien.
Prenons par exemple le titre de l’exposition : Sympathies n° 1. Certes, Juliette George cherche l’adhésion, voire une forme de reconnaissance de ses pairs (père), mais elle m’explique. C’est en lisant L’histoire de la folie de Michel Foucault qu’elle connecte la sympathie à une note de bas de page (que je n’ai pas retrouvé. J’aurais pu lui demander, me direz-vous). À ce moment-là, l’artiste réfléchissait à des récits polyphoniques, ce qui faisait, selon elle, écho à la Symphonie n° 1 de Beethoven. J’ouvre alors un nouvel onglet sur YouTube et regarde le mouvement des archers monter et descendre de manière synchrone et hypnotique. Je reviens à mon texte. Les cordes sympathiques, pouvons-nous lire sur sa carte mentale, sont des cordes libres, sur lesquelles on n’exerce aucune action, mais qui entrent en vibration par simple résonance — par sympathie — avec les notes jouées à la même hauteur. La résonance, soit la capacité à être touché·e par quelque chose d’extérieur, voilà ce qui retient l’artiste. Poursuivant son enquête, connectant point par point les signifiants et les signifiés, Juliette George découvre qu’il existe encore, dans le contexte médical, ce que l’on nomme le système nerveux sympathique et parasympathique. L’innervation sympathique intervient dans des situations de stress, en tant que réponse réflexe pour préparer le corps à l’action : augmentation du rythme cardiaque, contraction des muscles, dilatation des pupilles, où comment voire mieux, révéler un invisible à l’image de l’encre sympathique ! Et je ne parle même pas du double mouvement de sympathie, selon Adam Smith, ou du pathos de sympatoche. Toute folie a sa raison qui la juge et la maîtrise ; toute raison, sa folie en laquelle elle trouve sa vérité dérisoire. Chacune est mesure de l’autre, et dans ce mouvement de référence réciproque, elles se récusent toutes deux, mais se fondent l’une par l’autre.
À chacun et chacune, ses mécanismes de défense pour maintenir la cohésion de son appareil psychique et s’adapter au monde. Pragmatique et opérante, sa pensée comptable se pare d’un jargon scientifique et s’engouffre avec délectation dans l’imaginaire caustique d’une novlangue pour mieux en percer les réalités construites, si ce n’est Les maladies de l’homme normal, pour reprendre le titre éponyme de Guillaume Le Blanc. Juliette George, dont le patronyme a peut-être influencé la sonorité fluette de son prénom, scrute et scanne l’esprit de ses publics, le sien, le mien, celui de son père, et du père de son père. Quand ma pensée dys tente d’analyser la sienne, et vous les nôtres.
Anatomie d’une architecture
Il y a quelque de chose de meta dans tout cela. Tout s’imbrique, cependant que je dois avouer qu’il s’agit ici d’une de mes marottes. […] Nous écrivons toujours avec nos obsessions du moment. Dans son livre — extension de son exposition, à moins que ce ne soit l’inverse —, il est en effet question de vécus qui se superposent, se contaminent et s’informent les uns les autres. « Telle méridienne était dans la famille depuis quatre générations, mais n’a jamais servi ». Son père, les pieds dans une bassine d’eau et deux doigts dans une prise, fit sauter les plombs alors que son propre père travaillait chez EDF-GDF. Les filiations sont chargées de petits traumas passant de génération en génération. Vous-mêmes, vous êtes spontanément dirigé·es vers telle méridienne qui vous rappelle votre grand-mère ou le souvenir d’un été au bord de la mer. La vie est semée de madeleines. Mais avant de choisir, peut-être avez-vous ressenti·es un sentiment de satisfaction à constater l’alignement impeccable des assises. Ou bien, avez-vous perçu, dans cette configuration thérapeutique, une forme autoritaire qu’il s’agit désormais de désordonner.
L’espace d’exposition du 3 bis f demeure hanté par l’architecture institutionnelle : une enceinte à proximité d’un cadre naturel présumé pacificateur, un couloir panacoustique, des cellules, dans lesquelles on discerne encore la trace d’un lit, l’emplacement des toilettes, les fenêtres hautes, la couleur chaude et glaçante des murs. Qu’à cela ne tienne, et l’on transposera l’espace psychique à l’espace physique, telle une plongée dans la tuyauterie de son cerveau.
La symétrie fonctionnelle et anatomique des deux cellules (symbole d’autorité, d’ordre et d’équilibre dans l’architecture néoclassique) sera, pour nous, comparable aux deux hémisphères impliqués dans le traitement des informations visuelles et spatiales (droite), verbales et logiques (gauche). La carte mentale, qui recouvre les parois de la cellule droite, témoigne ainsi des cheminements de pensée de l’artiste. Volontiers associée à la créativité, l’émotion, l’empathie, sa carte demeure cependant relativement sobre, dans l’esthétique bureaucratique et administrative qui caractérise son travail. (Notons tout de même l’abandon du format A4 et d’un accrochage systématique au profit de lés volants et d’une intention d’immersion.) La cellule de gauche, relative à la pensée analytique, au raisonnement logique et à la résolution de problèmes mathématiques, aurait aussi bien fait l’affaire, mais il fallait choisir. Et quitte à cultiver un neuromythe : celui d’un découpage symétrique des activités et des personnalités du cerveau, autant le faire avec force et conviction. Un mètre ne fait pas un mètre, réalisait-elle en 2023, pointant l’erreur humaine dans l’établissement d’une mesure de référence. Il y a peu, certains prétendaient encore que le « cerveau gauche » était dévolu aux hommes (George), quand le droit — bordélique, sensible, hystérique — l’était aux femmes (Juliette). De toute façon, par définition, à « compétences et caractère égaux, une femme sera toujours jugée moins sympathique ». Son exposition ne peut être qu’un échec. CQFD.
Au fond, Juliette George se livre, s’écrit, nous donne accès aux méandres de sa psyché. Mais de même qu’il n’y a pas de plan type pour une architecture psychiatrique, car la concrétisation du bâtiment est toujours décalée par rapport à la théorie du soin en vigueur, il n’y a pas de recette pour une bonne exposition. Qu’est-ce qui s’expose ? Sinon soi.
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