Taking care 2012
Un ensemble de 5 vidéos, installation variable
Ymane Fakhir, le regard immergé
Il faut imaginer Ymane Fakhir réalisant ses photographies ou ses films comme on imagine un ethnographe se livrant à l'étude consciencieuse d'un peuple devenu familier. Il faut penser l'artiste comme l'observatrice d'un langage précis fait de gestes plus ou moins conscients et d'attitudes plus ou moins déterminées. C'est en scrutatrice privilégiée de mondes repliés qu'elle opère. Mettant son regard à l'épreuve des situations du quotidien, elle capte les éléments qui lui semblent constituer à eux-seuls le sujet même de ces univers immergés.
Du contexte de son observation, il ne restera finalement presque rien dans ses œuvres, un minimum, ce que ses plans serrés voudront nous laisser percevoir, ce vers quoi les gestes ou les objets pointeront dans l'imaginaire de chacun. Dans la plupart de ses photographies, l'artiste va même jusqu'à plonger l'objet de son étude dans la neutralité d'un fond blanc. Après l'immersion, Ymane Fakhir travaille par extraction. Extraire à un environnement, c'est focaliser sur une forme tout en la dégageant de sa fonction. C'est décadrer le regard de l'usage vers l'essence, neutraliser pour trouver une sensibilité nouvelle aux choses et au monde. Attentive au négligeable et au silence, l'artiste offre un point de vue précieux sur ce qui fait la timide beauté d'apparentes trivialités.
Après avoir fait des coutumes de la culture maghrébine, des cérémonies et rituels familiaux les sujets privilégiés (et affectifs) de ses dernières œuvres, Ymane Fakhir s'est récemment immergée dans le monde de l’hôpital : 5ème étage, service neurochirurgie de la Timone, Marseille. Plongée en environnement étranger.
L'artiste s'imprègne, elle disparaît jusqu'à ce que sa présence ne devienne qu'une évidence. Et dans cette société au travail, elle repère les lois, les codes, les fonctions et les mécanismes, elle s'attache à la parole autant qu'aux postures et aux échanges non-verbaux, à l'organisation du travail, à sa mise en œuvre. Dès lors, les vidéos qu'elle commence à produire tentent de restituer ces moments paradoxalement uniques et ordinaires qui font les métiers de l’hôpital.
Construites presque exclusivement sur un principe de plan séquence (une action, une durée) les films d'Ymane Fakhir s'offrent au regard comme des blocs de réel, des instants d'humanité brute.
Les deux vidéos titrées Topographie montrent une médecin qui tente de localiser la douleur d'un patient en le questionnant tout en faisant rouler ses doigts sur sa peau. Déplaçant ses mains, la soignante appuie doucement, délimite, progresse. À tâtons, elle circonscrit la zone de douleur en marquant directement au feutre le corps du malade. Peu à peu, une carte se dessine, elle figure un continent. Ses auscultations ont l'élégance d'un geste de sculpture, elles en empruntent la précision, le touché. Filant la métaphore, on pourrait dire que tout comme en art, ces mouvements semblent modeler une « matière » vivante afin d'en dégager une force invisible. Mais dans les Topographies d'Ymane Fakhir, émerge une parole sous-entendue, un dialogue on ne peut plus nu : « Là ça fait mal ? » « Non. » « Et si j'appuie ici, ça fait mal ? » « Oui ! »... Dans cet échange sans caractère se niche une forme d'évidence vitale que l'artiste saisit sans rien ajouter d'autre à l'action que l'acuité de son regard.
Le corps biologique qui s'affirme dans ces deux films, disparaît presque entièrement dans les autres œuvres réalisées par Ymane Fakhir. En fait de disparition, on devrait plutôt parler d'une mutation, car au cœur de l'institution hospitalière c'est le corps administré qui devient le paramètre central de l'organisation générale. Prendre soin est une vidéo qui alterne de courts plans fixes et semble dérouler une journée de travail. Cette traversée laisse entrevoir l'omniprésence du corps référencé, inventorié, fiché, suivi, tracé : administré. Etiquettes, code-barres, tampons, formulaires, bracelets, dossiers de soins... un monde de données s'active à la gestion de l'humain. Corollaire aux soins, il pourrait s'étendre jusqu'à devenir le cœur d'une pratique. Au-delà du quotidien de l'exercice, ce qu'en filigrane nous laisse percevoir les œuvres d'Ymane Fakhir c'est le caractère implicitement industriel de l’hôpital. Les automatismes des gestes répondent à la gestion des stocks, l'entretien du matériel à la répétition des taches. C'est un monde ouvrier qui s'agite sur la chaîne du soin. À cet égard, le dernier plan de Prendre soin pourrait faire figure de paradigme : frontales, quatre portes d’ascenseur sont alignées. Quand la première d'entre-elles s'ouvrent, une foule mêlée de patients, de visiteurs et de personnels soignants en tenue civile sort et se dissipe. Une sortie d'hôpital comme une extraction. Une sortie d’hôpital comme une Sortie de l'usine Lumière. Retour à la surface.
Guillaume Mansart
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You need to picture Ymane Fakhir working on her photographies or her films as an ethnographer studying conscientiously a people she has grown to know. You need to view the artist as the observer of a precise language made of more or less conscious gestures and more or less determined attitudes. She functions as a privileged scrutinizer of hidden worlds. Gazing at daily situations, she captures elements bring forth the essence of these immersed universes.
Of the real life surroundings where she made her observation, there remains almost nothing in her works. Her close-ups only let us catch minimal glimpses, places pointed at by gestures or objects in the viewer's imagination. In most of her images, she has even chosen to plunge the object of her study in the neutrality of a white background. In her work, the immersion phase is followed by an extraction phase. To extract something from its environment means that the focus is put on the object's shape, separating it from its function and displacing the focus away from the use onto the essence of the object to attain a renewed sensitivity to the world. With her attention fixed to the negligible and the silent, Ymane Fakhir offers a new point of view on what makes the timid beauty of seemingly trite things.
After studying the customs of North African culture, as a privileged witness of traditional ceremonies and family rituals in her previous works, Ymane Fakhir plunged herself in the hospital world at the Marseille Timone Hospital, 5th floor, neurosurgery center. She settled in this foreign world, disappeared in it until her presence there became taken for granted. And she started to scan the laws, the codes, the functions and the mechanisms of this micro-society at work. She connected with the spoken words as well as to the gestures and non-verbal exchanges. She saw how work was being organized and done. Consequently, the first short films she captured there try to render these paradoxically both unique and ordinary moments which are the basis of the various hospital jobs.
Ymane Fakhir's long take videos focus on one action seen in its whole duration and are to be seen as blocks of reality, moments of pure humanity. The two films entitled Topographies show a doctor trying to locate a patient's pain by rolling her fingers on his skin. Moving her hands on the patient's body, the doctor softly presses and makes her way on flesh. She slowly explores the patient's body thus tracing out boundaries of pain with a felt marker. Little by little, a whole map is drawn on the skin of the patient. Her medical examinations are just as elegant as the gestures of a sculptor, her touch as precise. One could go as far as saying, that, metaphorically, these movements seem to shape living matter so as to extract an invisible force. And then there are the spoken exchanges to consider, bare and minimal - “And here, does it hurt ? - No. - And if I press here ? - Yes.” These cold, emotionless exchanges convey some sort of vital evidence captured by the artist without adding anything else to the scene than the sharpness of her gaze.
The emphasis laid on the biological body disappears in Ymane Fakhir's other videos though we should think of a mutation rather disappearance as she turns her interest to the administered body within the hospital institution. Taking Care is a short film alternating a series of short static shots, seemingly taking us along the course of a day. This shows the ubiquitous body being referenced, inventoried, labeled, classified, filed, traced and counted.
Whether it be through labels, bar codes, stamps, forms, bracelets or health files, there are innumerable ways to use data in order to care for the human. For what is at stake here is not only presenting elements of a daily practice or the everyday development of the medical treatment, Ymane Fakhir shows us the hospital world as an industry The repetition and even automation of gestures results from a need for stock management and equipment maintenance. These are workers toiling on an medical assembly line. The last shot we discover in her film seems to confirm this paradigmatic vision Four elevator doors are shown in a frontal shot in the hospital entrance hall. Doors open and a crowd of people come out. They are patients, hospital staff in civilian clothes or visitors. Ymane Fakhir shows people leaving the hospital as people leaving a factory after work. Workers leaving the factory. Lights on (Lumières) and back to the surface world.
Guillaume Mansart
Translation Philippe Négrin
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Plier 2012
Monobande, videoprojection, couleur, sonore
HD Pal, durée 2'10''
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Topographie 1 2012
Monobande, videoprojection, couleur, sonore HD Pal, durée 3'12''
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