Monique DEREGIBUS 

Monique Deregibus - Silence! Lumière s’il vous plait…

I Love You for ever Hiba, édition Filigranes, 2009.

Le dernier livre de photographie de Monique Deregibus, I love you for ever Hiba, publié en juin 2009, propose une curieuse confrontation. A des images prises en 2005 à Beyrouth se mêlent des vues de Las Vegas capturées deux années plus tard. Dans l’imaginaire collectif européen tout oppose Beyrouth la Martyre à Vegas la Dévoyée. Pourtant, et c’est le choc qui résulte de la compulsation de cet album, il est souvent impossible au lecteur de distinguer Beyrouth - ville historique au cœur d’une sombre guerre civile de 1975 à 1990, portant les stigmates physiques des combats et de la partition qui en a résulté, de Las Vegas - ville de lumière, artificielle dédiée au culte de l’entertainment de masse et aux jeux d’argent. Impossible par exemple de décider si cette vue d’un édifice en chantier a été prélevée au Liban ou dans le Nevada. Il pourrait tout autant s’agir d’une bâtisse bombardée que d’un building poussant le long du Strip, tant le lieu est culturellement indifférentiable. Seules les brèves indications de lieu, de date et du sujet adjointes par Deregibus aux images permettent au lecteur d’observer plus attentivement les images. Réorienté par la légende, il pourra parfois retrouver quelques minces repères confirmant la localisation proposée. Mais le plus souvent l’observateur constatera qu’il ne distingue définitivement plus son Orient de son Occident, alors que les deux villes convoquent des territoires mentaux et fantasmagoriques bien distincts dans le public européen. Consciente de ce trouble, dans un souci d’ éthique et contrairement à son ascèse habituelle, Deregibus s’est ainsi résolue à légender les images en trois langues, français, anglais, arabe : “On ne peut priver un lecteur même attentif d’une localisation quand ça fait partie à ce point de l’enjeu du travail”.

Deregibus est une artiste en rage, elle éprouve de la honte. Rage et honte face aux offenses faites aux femmes, à l’échec de l’Europe politique, aux utopies collectivistes. Rage et honte encore, comme elle le montre dans I love you for ever Hiba, confrontée directement aux effets de la guerre, au capitalisme, à son corollaire, la globalisation, et à leur effet lissant sur les paysages urbains. Ses photographies sont pourtant équilibrées et silencieuses, sa colère n’est pas perceptible. Aucun mot d’ordre ne guide la réflexion du lecteur placé directement face à l’image, privé de toute notice éclairant habituellement une démarche conceptuelle. Malgré le peu de place accordé au verbe dans ses livres, Deregibus considère pourtant son regardeur comme un lecteur. Exigeante, son “lecteur idéal” serait, tel un détective, muni d’une loupe. Elle le souhaite attentif aux photographies, aux histoires qu’elle compose en images. La photographe a bénéficié d’un enseignement universitaire en lettres modernes. Elle sent instinctivement que son désir d’écrire, de narration, passera par l’image mieux que par l’écriture et s’inscrit donc à la première promotion de l’Ecole Nationale de la Photographie à Arles. Son expression photographique passera toujours par le livre. Selon elle ce médium est l’ “objet adéquat”, le mieux adapté à l’image et à sa qualité essentielle de reproductibilité. Si les prises de vue sont capturées rapidement, instinctivement - elle se dit “déclenchée”, la formulation de la problématique lui demande une lente maturation, une mise à distance, une digestion. Ce que son œil perçoit spontanément nécessite, pour être présenté au public, une problématisation, une mise en perspective. Pour I love you for ever Hiba, la nécessité de confronter deux séries prises à deux années d’intervalle, dans deux contextes géopolitiques bien distincts, est née de la volonté de mettre en exergue les effets de la globalisation, ou encore de dénoncer le sentiment de confusion face à l’histoire des civilisations: “les Libanais ne comprennent plus rien aux enjeux des conflits qui dévastent leur capitale”. En contrepoint de ce sentiment de confusion, les promoteurs américains ont leurs propres certitudes sur l’histoire. Une photographie présente ainsi l’hôtel Aladin, situé à Las Vegas, construit dans le style d’un château moyenâgeux. Dans l’unique perspective de procurer un dépaysement exotique aux touristes, les promoteurs américains ont sans doute fait l’impasse sur le lien entre Aladin et les contes irakiens. L’enjeu du travail de Deregibus consiste à révéler au public ce grossier déni d’une histoire orientale ancestrale et d’une actualité militaire douloureuse.
Monique Deregibus réalise la maquette de ses livres de photographies elle-même. Elle les conçoit quasiment vierges d’explications – vierges de légendes poétiques, de préfaces légitimantes, de récit activiste, ou de conceptualisation aux vertus pédagogiques, au risque de ne pas âtre appuyée par les institutions. Seul le «couturage» des images, l’ordre de leur succession, leur confrontation, leur mise en résonance sur la double page sont essentiels, héritage direct de Friedlander et d’Evans. Monique Deregibus admire les photographes américains. Elle conseille à ses étudiants de scruter les livres de Friedlander, d’observer ce mode d’arrachement au réel: “on apprend dans la visite des livres”. Pour elle Evans fût le premier à s’interroger sur l’idée de narration en photographie, à se poser des questions sur la bipartition du livre. “Après lui, les livres de photographies furent considérés comme une forme d’écriture en image”. L’unité du style d’écriture, la fluidité de la narration découlent chez elle d’une correspondance visuelle. Les doubles pages de l’artiste présentent souvent une unité de composition ou de lumière, composant la syntaxe du livre. Mais à cette unité plastique vient se superposer un choc sémantique. Deregibus parvient, par ce jeu, à rendre son audience active.

Le parti pris déontologique de Deregibus - un face à face visuel privé de tout commentaire - opère une rupture rare dans le flot d’ annotations qui accompagnent aujourd’hui l’information. Il en résulte un passage de relais au spectateur qui est alors en charge de la localisation et de l’analyse des images. Le ressenti qui s’en suit n’en est que plus intense. Le lecteur peut même être saisi d’une angoisse. L’arrachement au réel opéré par Deregibus met en exergue le brouillage des codes et des cultures. Puis-je compter sur mes yeux ? Dans le monde tel qu’il va, je ne sais plus distinguer son Orient de son Occident, pourtant tellement distincts dans mon esprit. Cette prise de conscience est salvatrice. Comme Félix Guattari qui regrette la standardisation des comportements due à l’usinage mass-médiatique, Monique Deregibus, par ce silence, nous propose de recomposer notre subjectivité. Guattari compte sur de nouveaux paradigmes esthétiques, au cœur desquels l’expression créatrice prime, pour entamer ce réamorçage des individualités menacées par la globalisation. Le silence peut être une posture artistique y menant. No Comment, émission télévisée d’information internationale, diffusée sur Euronews, dans laquelle les images sont livrées sans commentaire, permet la même prise de conscience de la forme psycho-géographique qu’ est en train de prendre le monde à notre insu, en offrant une image inédite. Du silence peut naître la lumière.

Isabelle Hermann 2011

 
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