L’ensemble qui ressort de la proposition de Nicolas Daubanes comprend trois éléments qui se font mutuellement écho. Parmi eux un dessin mural de grand format représentant deux jeunes femmes placées côte à côte, dont les postures, les coiffures et l’habillement évoquent une époque, en même temps qu’une certaine typologie de photographie réalisée dans les conditions du studio, telle qu’elle était pratiquée par des professionnels entre les deux guerres. La ressemblance entre les deux protagonistes ne laisse aucun doute sur leur parenté. Elle est encore accentuée par la similitude des coiffures et des vêtements dont la simplicité et la sévérité suggèrent a priori une condition modeste, que confirme l’absence de bijoux ou d’autres effets. C’est d’ailleurs le premier mural de Nicolas Daubanes qui s’appuie sur un portrait, au lieu des architectures qui sont généralement associées à cet aspect de son activité.
Il y a 85 ans, le 28 septembre 1933, s’ouvrait un procès qui allait susciter l’attention de la France entière : l’affaire des sœurs Papin. Pour certains, ce fait divers représente l’exploitation des classes laborieuses ; pour d’autres, il marque la volonté d’une justice rapide.
Le deuxième élément se présente sous la forme d’une palissade notamment constituée de dalles de béton. On peut y lire une phrase dessinée dans la masse, avec un sucre coloré. L’association des deux matériaux est récurrente dans l’œuvre de l’artiste : elle est une allusion à des pratiques de désobéissance qui consistent à fragiliser les constructions en s’appuyant précisément sur les propriétés corrosives du sucre.
La troisième composante de cet ensemble est un courrier de réponse négative adressé à l’artiste par la Ville de Nantes, au sujet d’une concession funéraire arrivant à terme, dont il se proposait de prendre en charge le renouvellement au motif de sa valeur patrimoniale. C’est en réalité ici qu’a débuté le projet présenté par Nicolas Daubanes à Vidéochroniques. Situé dans le cimetière de La Bouteillerie, la tombe en question est celle de Léa Papin.
Nicolas Daubanes, Renouvellement pour mémoire du patrimoine culturel français 2021
Feuilles A4, correspondance avec la mairie de Nantes, 29,7 x 63 cm
17 mai 2021
Objet : Prolongation de la concession funéraire numéro 70683. Emplacement X 6 11 // Cimetière La Bouteillerie de la ville de Nantes
Madame, Monsieur,
Je me présente : Nicolas Daubanes, je suis artiste plasticien contemporain. L’ensemble de mon travail artistique questionne le désir d’émancipation et la quête de la liberté. Je m’intéresse depuis de nombreuses années aux grandes figures qui représentent au mieux la révolte et le refus de la soumission. Parmi ces grandes figures : Jean Moulin, Fred Scamaroni, Louise Michel... Chacune d’elles ont déjà fait l’objet d’un travail singulier, d’une production artistique spécifique voire d’une exposition en centre d’art.
Actuellement, mon travail graphique m’amène à réaliser le portrait de Léa Papin. Ce dessin se réalise notamment avec de la poussière d’étoile que j’extrais de pierres tombées du ciel.
Fort de l’ensemble de mes recherches autour du personnage de Léa Papin et du symbole de lutte des classes qu’elle représente, j’ai l’honneur de vous faire la demande de la prolongation de la concession funéraire numéro 70683 (emplacement X 6 11) qui abrite la dépouille de Léa Papin ainsi que celle de sa mère Mélanie Derré-Papin. Celle-ci étant arrivée à terme depuis le 30 avril 2019. Je désire prendre en charge le règlement de cette prolongation pour les 15 prochaines années.
Pour une mémoire collective : l’acte de la prolongation d’une mémoire individuelle (la concession funéraire abritant la dépouille de Léa Papin) est selon moi bien plus large. C’est l’ensemble de la mémoire culturelle française qui est ici concerné. En effet, de nombreux et illustres écrivains françaises et français se sont inspirés de la vie de Léa Papin et sa soeur : Simone de Beauvoir, Jean Genêt, Jean Paul Sartre. Ou encore le psychanaliste Jacques Lacan, le poète Paul Eluard, les cinéastes Claude Chabrol et Jean-Pierre Denis ... C’est dans la lignée de cette production artistique que je souhaite développer mes propres travaux autour du personnage de Léa Papin. C’est ainsi pour la mémoire du patrimoine culturel français que je souhaite prolonger la concession funéraire numéro 70683.
Dans l’attente de votre réponse, je vous prie d’agréer, Madame, Monsieur, l’expression de ma considération distinguée.
La concession funéraire numéro 70683 (emplacement X 6 11) qui abrite la dépouille de Léa Papin, ainsi que celle de sa mère Mélanie Derré-Papin. (Cimetière La Bouteillerie de la ville de Nantes)
C’est ainsi que le projet, dans son ensemble se réfère aux sœurs Papin, et à l’affaire qui défraya la chronique au début de 1933, et qui continua de le faire durablement. Le 2 février, cette année-là, Christine et sa cadette Léa, alors employées de maison au service d’une famille bourgeoise, commettent un double meurtre qui tourne au massacre. Les victimes furent leur patronne et sa fille ainée. Après une dispute qui tourna en bagarre, “Madame” et “Mademoiselle” furent tabassées avant d’être énucléées : “on enlève les yeux des lapins quand on est une bonne cuisinière”, expliquera Christine aux policiers Ragot et Vérité (sic.). Puis les patronnes furent tailladées et martelées avec un couteau, un marteau et un pot en étain, jusqu’à ce que mort s’en suive. Christine, qui endossa la principale responsabilité de ce crime, fut condamnée à mort. Elle mourut de malnutrition à l’asile, en 1937. Léa fut accusée de meurtre avec collaboration, et contrainte à une peine de dix ans de travaux forcés et vingt ans d’interdiction de séjour. Elle fut libérée en 1943, puis décéda en 2001, à l’âge de quatre-vingt-neuf ans.
Le dessin à la poudre de fer aimanté reproduit une des rares images des deux sœurs prises avant qu’elles ne passent à l’acte. La phrase inscrite sur le mur, “on ne devrait pas rendre ainsi la justice dans la fièvre des après-dîners et des digestions difficiles”, fait allusion à une chronique parue dans le périodique L’Œuvre au lendemain du verdict. L’argument patrimonial prétexté dans la démarche de prolongation de la concession renvoie à la postérité de cette affaire dans les milieux artistiques, intellectuels ou scientifiques. À l’exception des surréalistes qui saluèrent la qualité onirique de la scène de crime, les autres commentaires ou interprétations se rejoignaient en ce qu’ils insistaient sur le déni de subjectivité des meurtrières. Lacan y trouvera matière à théoriser la psychose paranoïaque dont il voit ici l’origine dans l’homosexualité et la relation incestueuse des sœurs. Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre y virent une réponse du berger à la bergère, celle de victimes d’un système pétri d’injustices et de partis pris, d’une société archaïque et oppressive. Bien qu’il se soit toujours défendu de s’être inspiré de ce fait divers pour sa pièce Les Bonnes, l’approche de Jean Genet semble adhérer à la même analyse, tandis que la fiction rejoint la réalité, cette fois.
Edouard Monnet, texte de l'exposition, La rage, Marseille, Vidéochroniques, 2021