Eric BOURRET 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Pangaea, 2018-2021
 
 
Lorsque la délégation interministérielle à l’Aménagement du territoire et à l’Action régionale (DATAR) lance en 1984 une commande publique de photographies ayant pour objet de « recréer une culture du paysage », Éric Bourret a tout juste vingt ans et si ses influences artistiques sont d’abord à rechercher du côté de la peinture, de la musique et de la littérature largement convoquées à l’heure d’analyser son travail, il reconnaît bien volontiers que nombre des photographes de cette mission, désireux de proposer une expérience du paysage davantage qu’un inventaire, l’ont marqué profondément.
 
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L'orogénie photographique

Lorsque la délégation interministérielle à l’Aménagement du territoire et à l’Action régionale (DATAR) lance en 1984 une commande publique de photographies ayant pour objet de « recréer une culture du paysage », Éric Bourret a tout juste vingt ans et si ses influences artistiques sont d’abord à rechercher du côté de la peinture, de la musique et de la littérature largement convoquées à l’heure d’analyser son travail, il reconnaît bien volontiers que nombre des photographes de cette mission, désireux de proposer une expérience du paysage davantage qu’un inventaire, l’ont marqué profondément. Comment se manifeste cet héritage photographique dans son travail ? Parmi les vingt-neuf photographes de la mission de la DATAR, Éric Bourret en distingue trois qui, outre leur attrait commun pour la marche en tant qu’expérience privilégiée du paysage, l’ont particulièrement intéressé : Sophie Ristelhueber, Josef Koudelka et Lewis Baltz dont il retient avant tout la « radicalité1 » dans l’approche du motif et du protocole, une radicalité ou plus justement une exigence qu’il partage, son appareil photographique fixé à son corps enregistrant au rythme de sa respiration les paysages qu’il traverse. Ainsi, à considérer son oeuvre photographique à l’aune de l’exposition « Flux », il apparaît qu’Éric Bourret se propose de nous déprendre du monde connu pour en réactiver l’intensité et en révéler la puissance poétique par une relation singulière à l’abstraction, au temps et à la matière.

La perception concrète ou le chemin de l’abstraction

En effet, lorsque l’on observe ses séries photographiques consacrées aux massifs des Bouches-du-Rhône, on ne peut que remarquer la manière dont il installe de la distance en s’affranchissant d’un regard illustratif. Cette volonté de défamiliariser notre regard porté sur la nature se retrouve dans le choix de mettre en avant des images qui confinent à l’abstraction. Dans le paysage, Éric Bourret n’abstrait pas le motif pour l’idéaliser mais en propose une vision qui, dans la droite ligne de la phénoménologie husserlienne, se construit à partir d’une série de perceptions concrètes. Cette approche du motif qui évacue le plus souvent l’horizon2 et tout point de fuite pour ne laisser apparaître frontalement qu’un aplat de matière, se retrouve dans la série des Ouvrages d’art et paysages en montagne, réalisée en 1986 par Sophie Ristelhueber. Éric Bourret évoque également une série postérieure de la photographe, Fait, où le motif – le désert koweitien – est « saisi et dessaisi3 », fragmenté, troublant notre appréhension de l’espace et des échelles. Cette convocation de l’hyper-concret, de l’infiniment grand comme de l’infiniment petit au sein d’une même image, renvoie par ailleurs à tout un pan de la photographie américaine qui, d’Alfred Stieglitz à FredÉrick Sommer, a su traduire par la photographie l’expérience de la nature. On peut à cet égard rappeler les mots de Minor White dans une lettre à Grace Mayer, l’une des commissaires de l’exposition collective « The Sense of Abstraction » au MoMa en 1960, selon laquelle ses photographies ne sont pas du tout des abstractions : « Mes travaux s’apparentent davantage à ce que Stieglitz nommait des “équivalences”. Mes photographies ont plus à voir avec les taches d’encres de Léonard qu’avec l’abstraction.4 » Éric Bourret, dans sa façon de scruter le monde physique, la concrétude des choses, parvient à en suspendre la représentation au profit d’une abstraction qui s’origine du réel. Ses images privilégiant l’oscillation entre le proche et le distant, le tellurique et l’aérien, provoquent dans la composition un « système de balancier» qui propulse aux extrêmes et qui, selon Daniel Arasse, est propre aux débuts de la peinture de paysage. Pour générer un nouveau sens au paysage, Éric Bourret utilise notamment une palette chromatique ténue voire monochromatique tout comme une de ses références, le photographe italien Mario Giacomelli qui travaillait le concret des lignes de forces du paysage, les sublimant par de puissants contrastes de noir et de blanc, et déclarait : « Je crois à l’abstraction dans la mesure où elle me permet de m’approcher un peu plus du réel.6 »

Un chaos inclusif

Quelle est dès lors l’intention d’Éric Bourret lorsqu’il déploie cette « abstraction » du motif ? Sans doute est-elle à chercher en réaction à ce mal contemporain que le philosophe Paul Virilio identifie comme une « crise de la foi perceptive7 ». On peut donc penser que c’est pour redonner un contenu et une présence à une image qui s’épuise qu’il adopte cette expression photographique proposant aussi à sa manière un réel augmenté. Ce regard au plus près du motif est au coeur de l’oeuvre d’un autre photographe ayant participé à la DATAR et dont Éric Bourret admire l’oeil de peintre : Josef Koudelka. Dernier photographe à avoir fait l’objet en 2013 d’une exposition monographique dans les Musées de Marseille avant celle aujourd’hui consacrée à Éric Bourret, Josef Koudelka a systématisé au moment de la DATAR son recours au panoramique pour photographier les paysages mais en a subverti l’usage habituel consistant à adopter une vue englobante et surplombante qui place l’homme au centre du monde, pour privilégier des plans basculés, étagés, des vues fragmentaires à fleur de sol qui déroutent volontairement le spectateur et transcendent leur sujet. Éric Bourret s’est aussi essayé au panoramique dans sa série montagnarde Hun-Tun (2005-2008) – sans doute un autre clin d’oeil au maître franco-tchèque puisque hun-tun signifie en chinois chaos, titre d’un livre essentiel dans le parcours de paysagiste de Koudelka. Ce chaos serait alors une sorte de constante géo-anthropologique repérée par les deux photographes dans les lieux qu’ils arpentent. Ils se révèlent alors les témoins engagés d’une « image du monde […] qui n’est plus le cosmos limité des anciens, ni l’univers infini, mais un chaos qui comporte une organisation ouverte et mouvante…8 », selon les mots de Michel Collot. Le chaos, en permettant une interaction avec son environnement qui ne laisse pas toujours place au recul nécessaire, à une vue d’ensemble, entérine bien le passage du « paysage panoramique » au « paysage participatif9 », repéré par le philosophe américain Arnold Berleant, un paysage qui est aussi celui des land artists. Rappelons à cet égard que l’exposition « Hun-Tun » d’Éric Bourret au MAMAC de Nice en 2008 était concomitante de celle de l’un des plus éminents représentants britanniques de ce mouvement de l’art contemporain : Richard Long.

Le temps comme vortex

Mais cette dilatation chaotique de l’espace que l’on observe dans les photographies d’Éric Bourret est aussi celle du temps. C’est d’ailleurs la question de l’atemporalité qui intéresse le photographe, car pour lui, le médium offre non pas seulement l’occasion d’arrêter le temps mais celle de percevoir le mouvement des choses, l’impermanence de la nature, dans une recomposition perpétuelle de la forme qui dépasse la temporalité humaine. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de constater que les êtres humains sont quasiment absents des photographies d’Éric Bourret. Comme dans les paysages de Koudelka, ils ne sont que des silhouettes discrètes, chargées de donner la mesure des lieux, tout en rappelant sans emphase que dans ces paysages sauvages et reculés, l’Homme n’est que de passage. Ce rapport au continu et au discontinu qui se dévoile dans le tempo répétitif, cyclique, mais toujours légèrement différent de son inspiration/expiration de photographe-marcheur, se retrouve aussi dans l’oeuvre de Lewis Baltz, missionné par la DATAR. La radicalité conceptuelle et l’aspect performatif de ce photographe américain intéresse Éric Bourret en ce qu’elle le rattache aux land artists européens car « elle ne vient pas modifier le paysage par une intervention de l’artiste10 ». Pour la DATAR, Baltz entreprend la réalisation à Fos-sur-Mer de 21 prises de vues en noir et blanc à distance de la ville, des détails de terrains vagues qui suggèrent la présence de l’homme ainsi que le montrait déjà sa série de 1974 The New Industrial Parks near Irvine, California. Cette collecte photographique participe à la quête d’abstraction en mettant en tension le détail de l’échantillonnage et la totalité construite par l’installation et se substitue ainsi à la représentation, à l’idée d’un paysage à restituer tel qu’il est. L’absence de dimension narrative, cette intention d’atemporalité s’affirme comme le pendant temporel de la quête d’abstraction du motif et chez Éric Bourret se manifeste dans le déploiement d’un temps perçu comme un arrêt continu. C’est comme si, pour filer la métaphore musicale, il s’agissait de créer une photographie tenuto, ce dont témoigne d’une certaine façon la rythmique des troncs photographiés dans Layering time : certes, leur verticalité marque un coup d’arrêt au regard mais ils deviennent comme des cordes qui, de bas en haut, tiennent la vibration dans un mouvement perpétuel et invitent à une lecture non linéaire du temps. Le palimpseste temporel que crée ce feuilletage des vues « respirées » de la nature fait apparaître la temporalité dans sa matérialité plastique. À cet égard, Éric Bourret rapproche aussi volontiers son appréhension temporelle de celle de l’artiste allemand Dieter Appelt pour qui les formes photographiques prennent naissance à travers des notions proches du vortex, cette projection spatiale du temps à travers laquelle il souhaite rendre apparent un temps sans fin et qui donnera d’ailleurs le titre à l’une de ses séries de 1992. Éric Bourret s’attache également à dépasser la fixité pour rendre l’image active et révélatrice de cette condensation temporelle et de ce processus de métamorphose conditionné par les appareils d’enregistrement. Les éléments – l’eau, l’air, la terre – si présents dans les tirages d’Éric Bourret sont magnifiés par le côté tourbillonnant des images obtenu par le rythme de la respiration. Si selon Julien Gracq, l’écriture dès qu’elle est utilisée poétiquement est « une forme d’expression à halo11 », on pourrait dire que la photographie d’Éric Bourret est également à halo, qu’elle procède par irradiation successive à partir d’un centre dont le parangon est certainement la série Excuse me, while I kiss the sky, nébuleuse de laquelle émerge un point astral. Cette série emprunte son titre à l’une des paroles de Purple Haze de Jimi Hendrix, morceau dans lequel la réverbération de la guitare forme aussi une sorte de halo sonore. Le regard va ainsi se perdre dans le paysage, s’immerger en lui mais pour mieux se donner à voir comme expérience sensuelle de la nature dont le rendu tremblé s’affirme comme une sensation plastique.

Une émotion matiériste

En ce sens, si la filiation d’Éric Bourret avec certains des photographes de la DATAR que nous venons d’évoquer semble évidente dans le souhait de mettre au centre de sa pratique l’expérience du paysage, il convient toutefois de remarquer que celui-ci va plus loin que ses prédécesseurs. Tout d’abord, là où les photographes de la DATAR délaissaient la vision du paysage pittoresque pour une expérience de celui-ci qui les conduisait à découvrir les multiples facettes socio-politiques d’un territoire, Éric Bourret cherche à entrer dans le champ de la nature pour proposer une photographie essentialiste. En outre, en impliquant son corps entier dans son effort pour approcher la nature elle-même, à tel point que les mouvements de celui-ci, l’ascèse du souffle calé sur ses pas, participent à la genèse des images, Éric Bourret dépasse le renouvellement de la tradition esthétique d’un genre pour proposer une véritable incorporation de la nature dans ses images. L’artiste ne se met pas face à la nature comme le ferait un naturaliste mais il se place in medias res, au coeur du paysage, ce que vient conforter le rendu pulsatile de ses images. La dimension « primitiviste12 » de son oeuvre lui fait peu à peu dépasser cette idée d’une expérience visuelle du paysage pour en développer toute la dimension sensorielle, voire synesthésique. Pour lui, être en présence de cette montagne, de cette forêt, de ce ciel ou de cette mer, c’est bien plus que de l’avoir devant soi, c’est appartenir à ce paysage à travers le mouvement du corps, sa traversée qui saisit le lieu dans ses qualités. Ainsi, dans la série Dans la gueule de l’espace, la relation entre l’artiste et l’élément minéral est exacerbée dans l’acte photographique qui autorise un rapprochement cadré de la portion de montagne sélectionnée similaire à l’action du toucher. Apprendre à voir un paysage tout en se débarrassant du primat de la vue, en se dégageant de l’« attitude spectatoriale13 » dénoncée par Alain Corbin, où le paysage reste à distance, extérieur, pour restituer cette interrelation, ce passage de l’in visu à l’in situ, permet alors à Éric Bourret de considérer la nature comme un véritable Umwelt, milieu humain, « être commun14 » qu’il convient de préserver et ce que l’on soit en France, en Chine, en Islande ou dans les Açores, l’internationalisation de ses terrains de prises de vue attestant aussi de cette capacité d’universalisation qu’offre son regard. L’exercice de la prise de vue se mue dès lors en un rituel que le photographe nous incite à partager avec lui : la présentation de ses tirages grand format sur papier mat, souvent à bords perdus afin d’absorber sans le circonscrire le motif, et toujours sans verre pour que l’immersion dans l’image soit totale, amène le visiteur à en déceler tous les micro-éléments, laissant « papillonner15 » son regard dans cette image à tiroir, quitte à être retenu parfois par sa surface rugueuse, texturée mais toujours perméable à l’oeil. Quand le regard d’Éric Bourret bute sur un sommet ou un enchevêtrement touffu de branches, sa photographie ne prend pas acte d’un obstacle mais révèle bien au contraire des biais pour s’enfoncer vers l’illimité : c’est ce que permet par exemple la présence, dans les images de la série Pangaea, de lignes de sentier qui connectent le chemin à un horizon le plus souvent horschamp. Le mouvement de la respiration qui trouble l’image permet d’en redistribuer la matière en surface, créant une matérialité rayonnante, « un bouillonnement baroque16 » pour reprendre les termes du photographe lui-même. Éric Bourret développe dans sa photographie une forme de « matière-émotion », selon le titre éponyme du livre de Michel Collot17, qui s’affirme comme une façon de transposer l’expérience du paysage traversé dans l’image. Opter pour cette concentration matiériste du regard le conduit à faire émerger ce que nous pourrions nommer une photographie-concrétion, faite de sédimentations successives qui, figées dans l’image, n’en distillent pas moins la vision d’une mutation organique.

Éric Bourret prend donc en compte au coeur même de son dispositif le processus évolutif de la nature et le titre de « Flux » retenu pour son exposition marseillaise traduit bien cette labilité à l’oeuvre dans la matière temporelle et spatiale de ses images. Sa réflexion paysagère articulée davantage avec la nature qu’avec le territoire souligne que le flux à l’oeuvre s’attache à la transcription d’un « monde originaire18 » si cher à Gilles Deleuze , riche de possibles, dans lequel les forces de la nature se construisent et se déconstruisent de manière mouvante, s’agrègent et se dissolvent, passant, le temps de parcourir le catalogue de l’exposition, d’une mer de glace à une mer de nuages.

Héloïse Conesa, 2021

 

1 Éric Bourret, entretien avec Héloïse Conésa le 28 mai 2021
2 Notons que la série Zéro, l’infini, consacrée à l’Atlantique et la Méditerranée, si elle met en avant la ligne d’horizon comme ligne de partage
entre la terre et le ciel en propose aussi progressivement la dissolution au fur et à mesure que l’eau comme l’air s’obscurcissent.
3 Éric Bourret, ibid.
4 Minor White à Grace Mayer, cité dans Shape of Light 100 Years of Photography and Abstract Art, Londres, Tate Modern, 2018, p. 68
5 Daniel Arasse dans Le détail, Paris, Éditions Flammarion, Coll. « Champs », 1996, p. 249
6 Mario Giacomelli cité dans l’exposition « Mario Giacomelli, métamorphoses », BnF, 2005
7 Paul Virilio, La machine de vision, Paris, Éditions Galilée, 1988, p. 46
8 Michel Collot, La Pensée-paysage, Arles, Éditions Actes Sud, 2011, p. 54
9 Arnold Berleant évoque le « participatory landscape » dans son livre Art and engagement, Philadelphie, Temple University Press, 1991, p. 69
10 Éric Bourret, ibid.
11 Julien Gracq, Lettrines 2, Paris, Éditions José Corti, 1974, p. 81
12 Éric Bourret, ibid
13 Alain Corbin, L’Homme dans le paysage, Paris, Éditions Textuel, 2001, p. 20-21
14 Augustin Berque, La Pensée paysagère, Paris, Éditions Archibooks, 2008
15 Éric Bourret, ibid.
16 Éric Bourret, ibid.
17 Voir Michel Collot, La matière-émotion, Paris, Éditions PUF, 1997
18 Gilles Deleuze : « C’est un fond, ou plutôt un sans-fond fait de matières non formées, ébauches ou morceaux », L’image-mouvement, Paris, Éditions Minuit, 1993, p. 174

 

Orogenic photography

When the French government’s Land Development and Regional Action Delegation, better known by its acronym DATAR, commissioned photographers to “recreate a landscape culture” in 1984, Éric Bourret was just 20 years old. While artistic influences from the worlds of painting, music, and literature are widely evoked when analyzing his work, he readily admits that many of the photographers from the project, who sought to offer an experience of the landscape rather than an inventory, left a deep impression on him. How does this photographic heritage manifest itself in his work? Among the 29 photographers of the DATAR mission, Éric Bourret singles out three who, beyond their shared attraction to walking as a privileged means of experiencing the landscape, hold a particular interest for him: Sophie Ristelhueber, Josef Koudelka, and Lewis Baltz. These photographers displayed a “radicality”1 in their approach to motifs and methods that marked him, a radicality or, more precisely, a rigor that he shares, as he attaches his camera to his body to record the landscapes he crosses to the rhythm of his own breath. Consequently, when considering his photographic work in regard to the “Flux” exhibition, it appears that Éric Bourret proposes to deprive us of the known world as a way to reactivate its intensity and reveal its poetic power through a singular relationship to abstraction, time, and matter.

Concrete perception or the path to abstraction

Indeed, when we observe his series of photographs devoted to the massifs in the Bouches-du-Rhône, we can’t help but notice how he establishes distance by freeing himself from an illustrative point of view. This desire to defamiliarize our vision of nature is evident in the choice to give prominence to images that border on abstraction. With landscapes, Éric Bourret does not render a motif abstract in order to idealize it, but instead proposes a perspective that, in the tradition of Edmund Husserl’s phenomenology, is built from a series of concrete perceptions. This approach to the motif, which frequently evacuates the horizon2 and any vanishing point so that from a frontal perspective there only appears the flatness of matter, is found in the series “Ouvrages d’art et paysages en montagne” [Works of art and landscapes in the mountains] produced in 1986 by Sophie Ristelhueber. Éric Bourret also evokes a later series by the photographer, “Fait” [Fact], where the motif – the Kuwait desert – is “invested and divested”3, fragmented, disturbing our understanding of space and scale. This summoning of the hyper-concrete, of the infinitely large as well as the infinitely small within the same image, also evokes an entire branch of American photography that, from Alfred Stieglitz to Frederick Sommer, has been able to translate the experience of nature through photography. In this respect, we can recall the words of Minor White in a letter to Grace Mayer, one of the curators of the group exhibition “The Sense of Abstraction” at MoMA in 1960, in which he asserts his photographs are not at all abstractions: “My work is more akin to what Stieglitz called ‘equivalents’. My photographs have more to do with Leonardo’s inkblots than with abstraction.”4 Éric Bourret, in his way of examining the physical world and the concreteness of things, manages to suspend representation in favor of an abstraction that originates from reality. His images privilege an oscillation between the near and the distant, the telluric and the aerial, that provokes a “pendulum system”5 within the composition that is pushed to the extremes and which, according to Daniel Arasse, is specific to the beginnings of landscape painting. To generate a new significance to the landscape, Éric Bourret uses a tenuous chromatic palette, even monochromatic, just like one of his influences, the Italian photographer Mario Giacomelli, who emphasized the tangible aspects of the lines of force of the landscape, sublimating them with powerful contrasts of black and white, and declaring: “I believe in abstraction insofar as it allows me to get a little closer to reality.”6

An inclusive chaos

What, then, is Éric Bourret’s intention when he deploys this “abstraction” of the motif? Without a doubt, the answer can be found in the context of a reaction to the contemporary evil that the philosopher Paul Virilio identifies as a “crisis in perceptive faith.”7 We can therefore conclude that he adopts this photographic expression, which, in its own way, also proposes an augmented reality, to restore content and presence to an image that is becoming exhausted. This close examination of the motif is at the heart of the work of another photographer who participated in DATAR and whose painterly eye Éric Bourret admires: Josef Koudelka. In 2013, Josef Koudelka was the subject of a solo exhibition at the Musées de Marseille, the last photographer to enjoy such an exhibition until the one devoted to Éric Bourret. During the DATAR period, Koudelka systematized his use of the panoramic to photograph landscapes; but he subverted the usual practice of adopting an all-encompassing, overhanging view that places the person at the center of the world, and instead opted for a tilted, layered, fragmentary view that deliberately disconcerts the observer and transcends the subject. Éric Bourret also tried his hand at panoramic photography in his mountain series “Hun-tun” (2005-2008) – no doubt another nod to the Franco-Czech master since “hun-tun” means “chaos” in Chinese, which is the title of one of Koudelka’s most important landscape books. This chaos would then be a type of geo-anthropological constant that the two photographers identified in the places they surveyed. Both men reveal themselves as committed witnesses to, in the words of Michel Collot, an “image of the world [...] that is no longer the limited cosmos of the ancients, nor the infinite universe, but a chaos that includes an open and moving organization.”8 By fostering an interaction with its environment that does not always leave room for the necessary distance or an overarching view, chaos ratifies the passage from the “panoramic landscape”9 to the “participative landscape” that was identified by the American philosopher Arnold Berleant, a landscape that is also that of the land artists. In this respect, it is helpful to remember that the exhibition of Éric Bourret’s “Hun Tun” at the MAMAC in Nice in 2008 was concurrent with the exhibition of one of the most eminent British representatives of this movement in contemporary art: Richard Long.

Time as a vortex

But this chaotic dilation of space that can be observed in the photographs of Éric Bourret is also that of time. The question of atemporality interests the photographer because, for him, the medium offers the opportunity to stop time and perceive the movement of things, the impermanence of nature, in a perpetual re-composition of a form that surpasses human temporality. It is not surprising to note that people are almost entirely absent from Éric Bourret’s photographs. As with Koudelka’s landscapes, they only appear as discreet silhouettes, tasked with giving a measure of the places while providing a subtle reminder that humanity is only passing through these wild and remote landscapes. This relationship to continuity and discontinuity, which is revealed in the repetitive, cyclical but always slightly different tempo of his inspiration/expiration as a photographer/walker, is also found in the work of Lewis Baltz, another photographer commissioned by the DATAR. Éric Bourret is interested in the conceptual radicality and the performative aspect of this American photographer and the way it links him to European land artists because the approach “does not modify the landscape through an intervention by the artist.”10 For DATAR, Baltz produced 21 black-and-white images that were shot in Fos-sur-Mer; these images were taken at a distance from the city and include details of vacant lots that suggest the presence of people, an element that was already present in his 1974 series “The New Industrial Parks near Irvine, California”. This collection of images participates in the quest for abstraction by creating a tension between the samples of individual details and the totality constructed by the installation; in this way, it supplants the notion of representation, the idea that the landscape should be depicted as it is. The absence of narrative dimension, this intentional atemporality, asserts itself as the temporal counterpart to the quest to render the motif abstract, and this manifests itself in Éric Bourret’s work through the deployment of time perceived as a continuous stop. To use a musical metaphor, it is as if it were a question of creating a tenuto photograph, a phenomenon that is evinced by the rhythm of the trunks photographed in the “Layering time” series; certainly, their verticality marks a pause in the gaze, but the trunks also become like strings that, from bottom to top, hold the vibration in perpetual movement and invite a non-linear reading of time. The temporal palimpsest created by this layering of “breathed” views of nature makes temporality appear in a tangible form. In this respect, Éric Bourret also likes to compare his temporal perception with that of the German artist Dieter Appelt, for whom photographic forms come into being through notions close to the vortex, the spatial projection of time, through which he seeks to render an endless time visible; it is this very notion that gave the title to a series by Appelt from 1992. Éric Bourret also tries to go beyond stasis to make the image active and revelatory of this temporal condensation and the process of metamorphosis conditioned by the recording devices. The elements – water, air, earth – that are so present in the prints of Éric Bourret are magnified by the swirling aspect of the images obtained by the rhythm of breathing. If, in the words of Julien Gracq, poetical writing is “a form of expression with a halo”, one could say that Éric Bourret’s photography is also endowed with a halo11, and that this arises from a successive irradiation from the center, the paragon of which is undoubtedly the series “Excuse me, while I kiss the sky” and its images of astral points emerging from nebulae. This series borrows its title from one of the lyrics from Jimi Hendrix’s Purple Haze, a song where the reverberation of the guitar also forms a kind of sound halo. The gaze will thus become lost in the landscape, immersed in it, yet this results in a glimpse of a more sensual experience of nature whose tremulous rendering asserts itself as a physical sensation.

A material emotion

In this sense, while it may seem evident that Éric Bourret is a direct descendent of some of the DATAR photographers we have just mentioned in terms of his desire to put the experience of the landscape at the heart of his practice, it should be noted that he goes further than his predecessors. First, where the DATAR photographers abandoned the vision of the picturesque landscape to experience it in a manner that led them to discover the multiple socio-political facets of a territory, Éric Bourret seeks to delve into the realm of nature to propose an essentialist photography. Moreover, by involving his entire body in his effort to get closer to nature, to such a point that the body’s movements and the asceticism of each breath set to the pace of his steps participate in the genesis of the images, Éric Bourret goes beyond the renewal of the genre’s aesthetic tradition to propose a genuine incorporation of nature into his images. The artist does not face nature as a naturalist would, but he places himself in medias res, in the heart of the landscape, which is reflected in the pulsating rendering of his images. The “primitivist”12 dimension of his work gradually propelled him beyond this idea of a visual experience of the landscape to develop an entirely sensory, even synesthetic, dimension. For him, to be in the presence of this mountain, this forest, this sky, or this sea, means much more than being in front of it; it means belonging to this landscape through the movement of the body, a movement that can capture the breadth of the place’s qualities. Thus, in the series “Dans la gueule de l’espace” [In the maw of space], the relationship between the artist and the mineral element is emphasized by the photographic act that allows a framing of the selected portion of the mountain that is similar to the act of touching. To learn to see a landscape while discarding the primacy of sight, and while freeing oneself from the “spectatorial attitude”13 denounced by Alain Corbin that keeps the landscape external and at a distance, is to restore this interrelation, this passage from the in visu to the in situ, that allows Éric Bourret to consider nature as a true Umwelt, a human environment, a “common being”14 that should be preserved, whether in France, China, Iceland, or the Azores, with the international character of his shooting locations more testimony to the universalizing capacity of his gaze. The exercise of shooting becomes a ritual that the photographer encourages us to share with him: the presentation of his large-format prints on matte paper, often with vanishing edges, so the motif is absorbed without being circumscribed, and always without protective glass so that the immersion into the image is total and induces the visitor to detect all of the micro-elements, allowing their gaze to “flutter”15 in this image within an image, even if it means occasionally being impeded by its rough, textured surface that, nonetheless, remains always permeable to the eye. When Éric Bourret’s gaze encounters a peak or a dense tangle of branches, his photography does not take note of an obstacle but rather reveals the potential to approach the limitless: this is what the images in the “Pangaea” series permit: the presence of lines that connect the path to a horizon that is most often out of frame. The movement of the breath that disturbs the image allows for a redistribution of the matter across the surface, creating a radiant materiality, “a baroque bubbling”16 to use the photographer’s own term. With his photography, Éric Bourret develops a form of “matter-emotion”, according to the eponymous title of Michel Collot’s book17, which asserts itself as a way of transposing the experience of the traversed landscape into the image. Opting for this materialist concentration of the gaze pushes him to elicit what we could call a photographic concretion, made of successive sedimentations that, frozen in the image, nonetheless distill the vision of an organic mutation.

Éric Bourret thus takes into account the evolutionary process of nature, and the title “Flux” that was selected for his exhibition in Marseille reflects these alterations in the temporal and spatial matter of his images. His reflections on the landscape, articulated more through nature than through territory, underscore the fact that the flux at work is attached to the transcription of an “original world” that was so dear to Gilles Deleuze18, one rich in possibilities where the forces of nature are constructed and deconstructed in a moving manner, aggregating and dissolving, passing, in the time it takes to go through the exhibition catalog, from a sea of ice to a sea of clouds.

Héloïse Conesa, 2021

 

1 Éric Bourret, interview with Héloïse Conésa, 28 May 2021
2 It should be noted that the series “Zéro, l’infini”, which is devoted to the Atlantic and the Mediterranean, presents the horizon line like a division between the ground and the sky while also suggesting its gradual dissolution as the water and air darken.
3 Éric Bourret, ibid.
4 Minor White to Grace Mayer, cited in Shape of Light: 100 Years of Photography and Abstract Art, London, Tate Modern, 2018, p. 68
5 Daniel Arasse in Le détail, Paris, Éditions Flammarion, “Champs”, 1996, p. 249
6 Mario Giacomelli, quoted for the exhibition “Mario Giacomelli, metamorphoses”, BnF, 2005
7 Paul Virilio, La machine de vision, Paris, Éditions Galilée, 1988, p. 46
8 Michel Collot, La Pensée-paysage, Arles, Éditions Actes Sud, 2011, p. 54
9 Arnold Berleant evoked the “participatory landscape” in his book Art and Engagement, Philadelphia, Temple University Press, 1991, p. 69
10 Éric Bourret, ibid.
11 Julien Gracq, Lettrines 2, Paris, Éditions José Corti, 1974, p. 81
12 Éric Bourret, ibid.
13 Alain Corbin, L’Homme dans le paysage, Paris, Éditions Textuel, 2001, p. 20-21
14 Augustin Berque, La Pensée paysagère, Paris, Éditions Archibooks, 2008
15 Éric Bourret, ibid.
16 Éric Bourret, ibid.
17 Michel Collot, La matière-émotion, Paris, Éditions PUF, 1997
18 Gilles Deleuze: “It is a pure background, or rather, a without-background, composed of unformed matter, sketches, or fragments”, Cinema 1: The Movement Image, London, Continuum, 1992, p. 123

 
 
 
Photographe arpenteur, ainsi qu’il aime à se présenter, Éric Bourret situe l’expérience de la déambulation au cœur de son travail. Les œuvres qu’il réalise depuis près de trois décennies procèdent pour la plupart d’explorations solitaires au sommet de l’Himalaya, au sein des forêts primaires de Macaronésie ou sur les étendues volcaniques islandaises.
 
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La pulsation du monde
Photographie et expérience du mouvement dans l’œuvre d’Éric Bourret

Photographe arpenteur, ainsi qu’il aime à se présenter, Éric Bourret situe l’expérience de la déambulation au cœur de son travail. Les œuvres qu’il réalise depuis près de trois décennies procèdent pour la plupart d’explorations solitaires au sommet de l’Himalaya, au sein des forêts primaires de Macaronésie ou sur les étendues volcaniques islandaises. Le protocole de leur production en est presque systématiquement le même. Plus de six mois par an, Bourret marche. Au terme de plusieurs jours d’un parcours méticuleusement préparé, alors qu’il éprouve pleinement son terrain, il débute un patient travail de prise de vue, progressivement augmenté à mesure qu’il se déplace. Nulle approche documentaire ou pittoresque cependant sur les images résultant de ces incessants parcours, pas plus que la moindre tentation sensationnaliste à laquelle pourraient cependant l’inciter ses territoires de prédilection. Les photographies de Bourret relèvent au contraire d’une indéniable modestie. Elles détiennent surtout une forte dimension méditative qui procède de leurs effets de nébulosité visuelle, de leur aventureux travail de déstabilisation des rapports d’échelle et de leur forte plasticité vibratoire, souvent jusqu’à l’abstraction. S’immerger dans leur délicatesse intense, au gré des séries qu’elles composent comme au long des trajets ritualisés qui les ont vu naître, confère à l’expérience poétique. Elle consiste, selon les termes du photographe lui-même, à traverser comme à être traversé tout à la fois par le paysage et ses innombrables frémissements.

Ce parti pris octroie une place singulière à Éric Bourret parmi les photographes contemporains, si bien que l’on peine à le situer au cœur des nombreuses recherches dévolues au paysage depuis une trentaine d’années, aussi bien par les artistes eux-mêmes que par les critiques qui se sont intéressés au sujet¹.
Certes, le jeu du comparatisme cher à l’histoire de l’art détermine certaines pistes stimulantes. Ainsi, la proclamation de l’autonomie esthétique de l’élément naturel par-delà tout réalité topographique, sensible chez Bourret, n’est pas sans lien avec les travaux de Walter Niedermayr depuis les années 1980. La parenté de traitement entre les matières neigeuses et minérales quasi monochromes de la série Dans la gueule de l’espace (2009-2014) avec Vedretta Piana III, ensemble de trois photographies que Niedermayr réalise en 1999, pourraient suffire à le démontrer. L’intérêt de Bourret pour la potentialité plastique propre au terrain végétal, par exemple dans la série Primary Forest (2016-2019), est un autre aspect que l’on est tenté de rapprocher des Mnémographies, La géographie du feuillage, d’Holger Trülzsch (1982). L’approche atmosphérique d’un Darren Almond ou de Elger Esser de même que l’écriture profondément picturale de Tania Mouraud offrent d’ultimes points de comparaison qu’il n’est pas sans intérêt de rapprocher des séries Perpetuum mobile (2005), Venise-Envies (2013) ou Sainte-Victoire (2015). Toutes en effet convergent dans un trouble ontologique qui tend à les confondre avec des images dessinées, peintes ou gravées. Or si elles nous séduisent, ces parentés trahissent surtout une culture commune à l’ensemble de ces artistes qu’il faut faire remonter aux prémices de la photographie, jusqu’aux marines de Gustave Le Gray que Bourret cite parmi ses premières références. Elles n’en demeurent pas moins réductrices quant à l’exigence singulière de son écriture photographique. Pour mieux l’apprécier, il est en fait judicieux de déjouer quelque peu les taxinomies propres à l’histoire de la photographie, pour ouvrir le champ de la seule iconicité et intégrer à la réflexion la dimension gestuelle des recherches de Bourret, leur épaisseur physique, mais aussi sensorielle et psychique. Dès lors, suivant les références revendiquées par l’artiste lui-même, on s’intéressera moins ici à l’histoire et aux pratiques contemporaines de la photographie qu’aux relations de son travail avec des champs de la création relevant des registres de la performance, de l’art conceptuel et du land art.

Image et mouvement, de la performance au land art

Ce choix implique d’abord de revenir à l’importance que Bourret octroie à la déambulation et à la myriade de processus intimes qui en découlent au cœur même de son travail. Celles-ci orientent naturellement la production photographique depuis les premiers développements du paysage, au gré des progrès de portabilité et de solidité du matériel. Les comptes-rendus des célèbres excursionnistes marseillais depuis la fin du XIXe siècle, mais aussi les photographes de la délégation interministérielle à l’Aménagement du territoire et à l’Attractivité régionale (DATAR) après les années 1960 en portent le témoignage. En revanche, chez Bourret comme chez aucun autre photographe, la procédure photographique se voit fortement décuplée : elle s’envisage comme une expérience multiple, non pas tant visuelle ou intellectuelle que pleinement sensorielle. L’image telle qu’elle apparaît aux yeux du spectateur ne saurait être comprise comme une mise à distance objective du paysage, c’est-à-dire comme le résultat d’une coupe dans le temps et le visible du paysage que suppose pourtant la capture photographique. Bien au contraire, elle apparaît comme la cristallisation d’une expérience introspective totale, à la fois résultat et réactivation rétrospective d’un feuilletage de micro phénomènes internes conditionnant et les moyens de la production iconographique et ses dispositions visuelles. Fatigue, froid, isolement, sueur, perte de repères dans l’espace ou dilatation du temps – douleur parfois – sont autant de paramètres propres à l’expérience de la déambulation que Bourret érige comme partie intégrante de son œuvre. Ce choix le distingue irrémédiablement des personnalités précédemment citées ; il pousse à un degré d’achèvement jusqu’alors inédit des réflexions comparables menées par d’autres photographes, tel Gilbert Fastenaekens. Pas de transfiguration romantique ni de sublime cependant. Bien plus qu’à un Caspar David Friedrich, Bourret s’apparente à Francis Alÿs lorsque celui-ci propose de « faire œuvre » de ses pratiques résolument modestes de l’errance, du déplacement ou de la flânerie. Sometimes Making Something Leads to Nothing, performance célèbre qui vit Alÿs déplacer un bloc de glace dans les rues de Mexico pendant près de sept heures en 1997 – jusqu’à ce que celui-ci soit complètement fondu –, apporte un éclairage à ce propos en ce qu’il consacre presque exclusivement la force de l’action, jusqu’à suggérer sa primauté sur le résultat, tout en érigeant aussi le temps de réalisation de l’œuvre au titre d’un objet artistique en propre. Bien que préservant toute sa place à la matérialité photographique, plusieurs séries produites par Bourret telles Dans la gueule de l’espace ou Primary Forest, précédemment citées, mais encore Hot Spot (2020), portent les traces d’une pensée analogue, jusque dans la rigueur du protocole qui a orienté leur production. En superposant plusieurs prises de vue sur un même champ photographique au gré de ses déambulations – six, parfois jusqu’à neuf fois – Bourret encapsule plusieurs temporalités successives au sein de l’image. L’aspect de plasticité à la fois vibratoire ou quasi cinétique qui en découle convoque et compile en même temps l’expérience de la marche ;

Réceptivité du paysage, un tohu-bohu photographique

Les artistic walks d’Hamish Fulton depuis les années 1970, fréquemment convoqués par Bourret, de même que les déambulations paysagères d’Andy Goldsworthy et d’autres artistes du land art, sont à inscrire à ce même chapitre3. Ils offrent surtout d’aborder un autre aspect de sa pratique. Pour lui comme pour ces derniers, en effet, la marche est un moyen privilégié d’élargir le spectre de la réceptivité du paysage. Elle est un protocole d’activation de la subjectivité artistique dont l’enjeu véritable consiste à embrasser le paysage de façon plus ample. Alors qu’il traverse l’Himalaya, l’Islande ou les forêts primaires, de même lorsqu’il revient inlassablement sur la montagne Sainte-Victoire, Éric Bourret vise à faire coïncider l’énergie tellurique des lieux qu’il arpente avec les vibrations infimes de son propre organisme. Le titre de la série Excuse me, while I kiss the sky (2011), dont on saisit la subtile référence à Jimi Hendrix, est éloquente quant à cette approche éminemment sensuelle et quasiment fusionnelle avec l’élément naturel. C’est dans la symbiose entre macrocosme et microcosme, résultante de l’arpentage et de ses corollaires physiologiques et spirituels, qu’adviennent et la perception et l’image photographique. Prises de vue au sol, déstabilisation des perspectives paysagères, trouble des rapports d’échelle caractéristique des recherches formelles de Bourret sont peut-être le fruit d’une expérience proche de l’hallucination ou peut-être de la magie, ainsi qu’il l’explique lui-même. Elles sont surtout le signe d’une quête, celle d’un réseau d’énergies complexes et potentiellement contradictoires que le photographe entend déceler dans le paysage et dont l’image doit devenir la retranscription vibrante. En marchant, jusqu’à envisager une confusion de lui-même avec l’élément naturel, Bourret requalifie la notion même d’agency : se défaisant de sa propre culture visuelle, il fait intervenir un processus créatif non-cérébral, à la fois organique et hautement fluctuant, partagé entre l’homme et son milieu naturel.
La présentation conjointe des photographies qu’Éric Bourret a consacrées à la montagne Sainte-Victoire avec une œuvre de Richard Long, proposée par l’Espace de l’Art Concret de Mouans-Sartoux en 2019, traduit parfaitement cette analogie entre ses recherches et celles des land artists. Bourret, comme Long, tendent à ramener jusqu’à nous l’énergie créative – la natura naturans – dont le paysage est le témoin. Leurs travaux convergent dans un processus de laisser-faire du paysage qui n’exclut pas le hasard, l’accident ou le muable pour atteindre, par-delà le visible, un principe premier qui s’apparente, selon les propres termes de Bourret, à un « Chaos originel chrétien ou […] un tohu-bohu biblique hébraïque » qui déborde du visible. Les coulures, les gonflements et les grouillements à la surface des photographies d’Éric Bourret rendent compte visuellement de ce débordement constant du naturel. La série Cradle of Humankind, réalisée en Afrique du Sud entre 2009 et 2016 autour des traces laissées par les hominidés à la surface du sol, résulte d’une curiosité comparable pour l’originel et ses télescopages jusque dans le présent. Le flux, encore, que l’installation d’une grande photographie du ciel disposée au sol dans la chapelle du Centre de la Vieille Charité, face à la vertigineuse coupole dessinée par Pierre Puget au XVIIe siècle, entend faire se matérialiser jusque dans l’espace du spectateur. La portée sonore du travail de Bourret, sensible dans les effets vibratoires propres à chacune de ses images, participe de ce phénomène. Alors qu’il nous donne à voir des œuvres hautement cinétiques, Éric Bourret semble vouloir traduire aussi – ou peut-être plus justement concrétiser – un bruissement quasiment atonal qui peut être celui d’un glacier en mouvement, d’une forêt gémissante au moment d’être traversée par le vent, d’un choc plein de sécheresse entre deux éléments minéraux. John Cage, que Bourret convoque fréquemment comme l’un de ses artistes de référence, vient naturellement à l’esprit de celui qui se plonge dans ses images fragmentées dont la matérialité s’irise de reflets sourds. La musique spectrale et les recherches de Tristan Murail offrent d’autres parentés stimulantes. Elles permettent de comprendre l’expérience esthétique qui se conjugue avec la contemplation des photographies d’Éric Bourret comme une mise en présence de la pulsation continue du monde que la déambulation – comme une quête – permet parfois d’atteindre.

Nicolas MISERY, 2021

 

1 Au cœur d’une bibliographie pléthorique, on renverra plus particulièrement ici à Bertho et Conésa, 2017, à Di Felice et Stiwer, 1995, ainsi qu’à Ollier, 2013
2 Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, Paris, Éditions Minuit, 1953 ; Georges Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Éditions Minuit, 2000
3 Au sujet des recherches d’Hamish Fulton, voir Ben Tufnell and Andrew Wilson (dir.), Hamish Fulton : walking journey, Londres, Tate Publishing, 2002. La marche en tant que pratique créative a retenu l’attention de plusieurs historiens de l’art et commissaires d’exposition. Nous renvoyons seulement ici au projet Marches, démarches, manifestation culturelle associant plus de cinquante lieux à l’échelle du territoire de la Région Sud Provence-Alpes-Côte-d’Azur autour du FRAC PACA et sous le commissariat de Guillaume Monsaingeon

 

The pulsation of the world
Photography and the experience of movement in the work of Éric Bourret

Photographe Éric Bourret, a photographer-land surveyor as he likes to call himself, places the experience of perambulation at the heart of his work. The art he has been creating for nearly three decades is mainly the result of solitary expeditions to the Himalayan summits, the primary forests of Macaronesia, or the volcanic expanses of Iceland. There is a protocol to the production of his images that is almost systematically identical. For more than six months a year, Bourret walks. After several days following a meticulously prepared route, once he has begun to fully experience the terrain, he begins the patient work of shooting, and then gradually increases the number of images he captures as he moves. There is no documentary or picturesque element to the images that result from these ongoing journeys, nor does he succumb to any sensationalist temptations that might be induced by the territories for which he has such a predilection. On the contrary, Bourret’s photographs are undeniably modest. They possess, above all, a strong meditative dimension that results from their visual nebulosity, their adventurous destabilization of relationships of scale, and their profound, pulsing tangibility that often reaches the point of abstraction. Immersion into their intensely delicate worlds, both through the series of images and through the ritualistic paths that saw them come to life, confers a poetic experience. In the words of the photographer himself, it consists of crossing and being crossed by the landscape and its innumerable reverberations.

This artistic posture gives Éric Bourret a singular place among contemporary photographers, to such an extent that it is difficult to situate his work among the many different explorations of landscape that have been conducted over the last 30 years, both by artists and by the critics who have taken an interest in the subject.1 Granted, the game of comparativism that is so dear to art history does provide a few stimulating avenues of interrogation. For example, the proclamation of the aesthetic autonomy of the natural element beyond any physical topographical reality, which is perceptible in Bourret’s images, is not unrelated to the artwork that Walter Niedermayr has been creating since the 1980s. This can be demonstrated by noting the similarities between the almost monochrome snowy and mineral materials in Bourret’s series “Dans la gueule de l’espace” [In the maw of space] (2009-2014) and “Vedretta Piana III”, a set of three photographs Niedermayr made in 1999. It is also tempting to compare Bourret’s interest in the visual potential of the vegetation that covers land, as can be seen in the series “Primary Forest” (2016), with Holger Trülzsch’s “Mnémographies, La géographie du feuillage” [Mnemographies, The Geography of Foliage] (1982). The atmospheric approach of Darren Almond or Elger Esser, as well as the profoundly pictorial expressions of Tania Mouraud, offer a few more points of comparison that are not without interest when assessing Bourret’s series “Perpetuum mobile” (2005), “Venise-Envies” (2013), or “Sainte-Victoire” (2015). Indeed, all of this work converges around a type of ontological disorder that produces a conflation with drawings, paintings, or engravings. But even if such similarities are captivating, they mostly reveal a common culture shared by the artists, and that can be traced back to the dawn of photography, beginning with the seascapes of Gustave Le Gray, which Bourret cites as among his first frames of reference. These similarities are all the more reductive when the unique demands of his photographic expression are taken into account. To better appreciate this, it is judicious to set aside the taxonomies that are proper to the history of photography, and to instead open the field of inquiry beyond the iconic nature of the images so that the gestural dimensions of Bourret’s vision can be fully integrated; the physical weight, of course, but also the sensory and psychological elements. By choosing to do so, and by examining the influences cited by the artist himself, it will be less a question of the historical and contemporary practices of photography and more of a focus on the relationship between his work and fields of creation that are in the same register, such as performance, conceptual art, and land art.

Image and movement, from performance to land art

This approach involves, first of all, a reexamination of the importance that Bourret gives to walking and the myriad of intimate processes that arise from this pursuit that are at the very heart of his work. The production of the images is guided by the processes associated with walking, a phenomenon that started early in the history of landscape photography as camera equipment became more portable and robust. This dates back to the photo reportages by the famous Marseille walkers that were done starting at the end of the 19th century, but it can also be seen in the work by photographers commissioned by the Land Development and Regional Action Delegation (DATAR) after the 1960s. However, the photographic process is dramatically amplified by Bourret in a manner that has never been seen with other photographers, it becomes a multi-faceted experience, not so much visual or intellectual as wholly sensory. The image as it appears to the observer cannot be understood as an objective distancing of the landscape, that’s to say, as the result of freezing an instant and a visible portion of the landscape in time, which is what is usually entailed when an image is captured. On the contrary, here, the image appears as the crystallization of a complete introspective experience, one that is both the result of and the retrospective reactivation of internal micro-phenomena that condition the means of the image production and its visual dispositions. Fatigue, cold, isolation, sweat, loss of spatial reference points, dilation of time, and pain, sometimes, are just some of the many parameters proper to the experience of walking that Bourret has established as an integral part of his artistic work. This choice irrefutably distinguishes him from the artists who were cited above, and it goes beyond comparable artistic reflections by other photographers, such as Gilbert Fastenaekens, to a degree that has not been seen before. Yet, make no mistake, there is no romantic transfiguration or allusion to the sublime. Instead of Caspar David Friedrich, Bourret is reminiscent of Francis Alÿs, who made art out of his resolutely modest practices of wandering, walking, and flânerie. Sometimes making something leads to nothing, the famous 1997 performance that saw Alÿs move a block of ice through the streets of Mexico City for nearly seven hours until it was completely melted, sheds light on this question; it almost exclusively focuses on the force of the action to the extent of suggesting its primacy over the result, while also elevating the time it took to make the work to the status of an artistic object in its own right. While maintaining their standing as material photographic creations, several series produced by Bourret – such as the previously mentioned “Dans la gueule de l’espace” or “Primary Forest” (2016-2019) or “Hot Spot” (2020) – bear the traces of an analogous manner of reflection, all the way down to the rigorous protocols that guided their production. By superimposing several images that are captured from the same photographic field as he walks – six, sometimes up to nine – Bourret encapsulates several successive temporalities within the image. The tangible result is vibratory and quasi-kinetic, and it both elicits and collates the experience of walking; it aggregates and telescopes the slow unfolding of this experience composed of successive micro-temporalities as a way to provide a visual understanding of it for us. There are frameworks that are propitious to better appreciating this process, such as the concepts of “time-image” from Gilles Deleuze and “anachronism of images”, from Georges Didi-Huberman.2 It is here that flux, the term that is so dear to Éric Bourret and that gives the title to the exhibition at the Centre de la Vieille Charité, is first brought into the light. It intends to give an account of this lived experience “of time on time on time” to quote Bourret, an experience in the guise of a breath that is taken again and again.

A receptive landscape, a photographic polyphony

Under this same heading, there is Hamish Fulton, who has been a walking artist since the 1970s and whose works are frequently evoked by Bourret, along with the landscape perambulations of Andy Goldsworthy and other land art artists.3 Above all, they offer an opportunity to examine another aspect of Bourret’s practice. For him, as for Fulton and Goldsworthy, walking is a privileged means of widening the spectrum of receptiveness to the landscape. It is a means of activating artistic subjectivity, where the real challenge consists of embracing the landscape in a broader sense. As he crosses the Himalayas, Iceland, or the primary forests, or when he repeatedly returns to Mont Sainte-Victoire, Éric Bourret seeks out harmonies between the telluric energy of the places he surveys and the minute vibrations of his own living organism. The title of the series “Excuse me, while I kiss the sky” (2011) and its reference to Jimi Hendrix is especially eloquent considering the photographer’s eminently sensual and almost fusional approach with the natural element. It is the symbiosis between the macrocosm and the microcosm that results from surveying the land and its physiological and spiritual corollaries that gives rise to perception and the resulting photographic image. The shots taken from the ground, the destabilization of the perspectives of landscapes, the disturbance of relationships of scale – all of these characteristics of Bourret’s artistic inquiry are perhaps the fruit of an experience close to hallucination, or perhaps even close to magic, as he explains it. They are above all the sign of the photographer’s quest to detect the network of complex and potentially contradictory energies in the landscape and then to vibrantly transcribe them through an image. By walking, by exerting himself to the point where the boundaries between individual and nature begin to blur, Bourret requalifies the very notion of “agency”: discarding his own visual culture, he brings into play a non-cerebral creative process that is organic and highly fluctuating, and that is shared between a person and their natural environment. The presentation of Éric Bourret’s images of Mont Sainte-Victoire alongside an installation by Richard Long at an exhibition at the Espace de l’Art Concret in Mouans-Sartoux in 2019 perfectly translates this analogy between his photographic endeavors and the work of land artists. Bourret, like Long, tends to provide an encounter between the observer and the creative energy – the “natura naturans” – that is testified to by the landscape. Their works converge in a laissez-faire process regarding the landscape that does not preclude randomness, accident, or mutability, all as a way to transcend what is visible and reach a cardinal principle that is similar to, in Bourret’s own words, an “original Christian chaos or [...] a biblical Hebrew tohu- wa-bohu” that overflows the visible. The drips, swells, and swarms on the surface of Éric Bourret’s photographs capture this constant visual outpouring of the natural realm. The series “Cradle of Humankind”, which was made in South Africa between 2009 and 2016 and pondered the traces left by early hominids on the ground’s surface, results from a comparable curiosity regarding origins and the manner that they project into the present. There is flux, once again, with the installation of a large photograph of the sky placed on the floor of the chapel of the Centre de la Vieille Charité; it faces up to the vertiginous dome designed by Pierre Puget in the 17th century and gives material form to the space of the observer. The aural scope of Bourret’s work, which can be felt in the vibratory effects specific to each of his images, adds to this phenomenon. While presenting us with highly kinetic works, Éric Bourret also seems to want to translate – or perhaps, more precisely, to concretize – an almost atonal rustling that might be a moving glacier, a forest groaning as it is traversed by the wind, or an arid clash between two mineral elements. John Cage, whom Bourret frequently mentions as one of his artistic influences, comes immediately to mind when immersed in the photographer’s fragmented images and their materiality that shimmers with muted reflections. Spectral music and the compositions by Tristan Murail offer other intriguing kinships. They allow us to understand the aesthetic experience intrinsic to the contemplation of Éric Bourret’s photographs as the presence of the continuous pulsation of the world that walking - as if on a quest - sometimes allows us to access.

Nicolas MISERY, 2021

 

1 Among the plethora of works devoted to landscape and nature, here there is an emphasis on books by Bertho and Conésa (2017), di Felice and Stiwer (1995), as well as Ollier, 2013
2 Gilles Deleuze, Cinema 1: The Movement Image, London, Continuum, 1992; Georges Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Éditions Minuit, 2000
3 For more about Hamish Fulton’s work, see Hamish Fulton: Walking Journey by Bill McKibben, Ben Tufnell et al. (London, Tate Publishing, 2002). Walking as a creative practice has attracted the attention of several art historians and exhibition curators. From this overall body of work, it is interesting to note Marches, démarches, a cultural project associating more than 50 locations across the territory of the Sud Provence-Alpes-Côte-d’Azur region that was held under the aegis of the FRAC PACA contemporary art archive and under the curatorship of Guillaume Monsaingeon

 
 
 
Les photographies d’Eric Bourret nous mettent en présence de l’évidence que toute perception est perception incorporée, c’est-à-dire vécue, présente et non représentée. Lorsqu’il saisit les montagnes qu’il fréquente assidûment depuis plus d’une quinzaine d’années dans les Alpes ou même lorsqu’il voyage dans des zones lointaines dans l’Himalaya, selon un protocole de prise de vue aléatoire stipulant le nombre et les intervalles entre elles, il semble ne pas les cadrer d’un point de vue immobile.
 
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Resonances magnétiques : danser l’espace
Autour des photographies alpines immersives d’Éric Bourret

« Le monde n'est pas aussi net qu'on peut le penser. »
Whitehead

Les photographies d’Eric Bourret nous mettent en présence de l’évidence que toute perception est perception incorporée, c’est-à-dire vécue, présente et non représentée. Lorsqu’il saisit les montagnes qu’il fréquente assidûment depuis plus d’une quinzaine d’années dans les Alpes ou même lorsqu’il voyage dans des zones lointaines dans l’Himalaya, selon un protocole de prise de vue aléatoire stipulant le nombre et les intervalles entre elles, il semble ne pas les cadrer d’un point de vue immobile. Il n’apparait en effet pas figé en face du monde comme un observateur extérieur devant un espace objectif ou homogène mais fondamentalement en mouvement, dans une proximité avec le réel.

Le philosophe Maurice Merleau-Ponty qui a réintroduit le corps dans la perception explique que « l’espace n’est plus un réseau de relations entre objets (…) c’est un espace compté à partir de moi comme point zéro de la spatialité. Je ne le vois pas selon son enveloppe extérieure, je le vis du dedans, j’y suis englobé. Après tout le monde est autour de moi, non devant moi. »1 Dans les photographies spatialisées de l’artiste, l’espace n’est pas d’emblée, une existence quasi-indépendante, une espèce de « là » qui devient un fait objectif selon la position d’un
« ici ». Et de fait, les notions de « ici » et de « là » ne sont pas de pures déterminations spatiales objectives mais des phénomènes spatio-temporels qui varient selon les capacités motrices de notre corps. Ainsi lorsqu’il capture méthodiquement l’espace alpin, il n’enregistre pas un paysage perçu de façon immobile et linéaire mais il donne plutôt subtilement matière à cette présence du corps traversé par le lieu. Il en découle une sorte de mixage corps- montagne qui est ensuite donné à expérimenter au spectateur.

Son processus créatif ne consiste pas à effectuer une synthèse du paysage mais plutôt à transcrire singulièrement un instant du monde, une sorte de « vague temporelle »2 photographique qui, dans les termes merleau-pontiens, se rapporterait plutôt à une
« synthèse de transition » comme lorsqu’il écrit : « je n’ai pas une perspective puis une autre, et entre elles une liaison d’entendement mais chaque perspective passe dans l’autre et, si l’on peut encore parler de synthèse, il s’agit d’une synthèse de transition »3. Ses suites photographiques témoignent d’une appropriation émotionnelle de l’espace et du temps. Elles engagent, dans l’instant, une écoute synesthésique aux entours, c’est-à-dire une disponibilité non orientée, maintenue par une attention flottante qui met à distance le sujet chargé de son ego et qui nécessite une conscience du corps inscrit, non pas dans un espace extensif de formes, mais dans un environnement intensif de forces. Ses blocs d’espace-temps photographiques expriment la conception d’un réel fragmenté où le monde apparaît comme un champ de forces en mouvement. Il s’agit de vivre la perception elle-même à partir d’un corps « vibratile », selon l’expression de Suely Rolnik, d’un corps qui « absorbe les forces qui l’affectent, faisant d’elles les éléments de sa texture » 4. Le photographe apparaît ainsi comme médiateur, capteur de situations dans lesquelles il est immergé à travers un «regard aveugle», géographique, « comme si le monde entrait alors en moi »5. Si « devant le hasard, comme l’affirme le chorégraphe Merce Cunningham, l’ego de l’artiste disparaît », le recours à la chance ne traduit pas pour autant une alternative à la nécessité de choisir avec une volonté consciente. Il reflète plutôt l'acceptation de l'aléatoire en tant que donnée existentielle. C’est pourquoi on peut percevoir une philosophie proche du zen dans la démarche d’Eric Bourret qui joue sur la base d’un protocole méthodique de prise de vues empêchant toute sélection subjective, déjouant ainsi toute thématique personnelle, toute psychologique suspecte et s’affranchit de cette manière d’un ego qui bégaie, soumis au désir et à la frustration.

En ce sens, l’artiste met ici singulièrement en évidence que le monde ne peut être objectivement représenté par une subjectivité transcendantale qui a la pleine possession d’elle-même. Comme les danseurs contemporains, celui-ci expérimente cette disparition du sujet, du moi-je dont la fixation constitue le « virus moderne et contemporain » 6. Il présente aux spectateurs cet effacement, cette déprise de soi qui est à l’œuvre dans la pratique du zen au travers de laquelle, assis en za-zen, « comme des ombres devant un miroir, les émanations du subconscient passent, repassent et s’évanouissent. Et l’on arrive à l’inconscient profond, sans pensée, au-delà de toute pensée (hishiryo), vraie pureté ». 7
Dans ses excursions alpines, il ne s’agit donc pas de rechercher l’essence du paysage qu’il parcourt régulièrement et connaît si bien mais, au contraire, de transcrire un état du monde éphémère, singulier, capté à un moment donné, tout en ayant à l’esprit que ce moment n’est pas immuable, ne sera pas identique dans le futur, et que sa retranscription dans un passé, même proche, est de fait exclue. Il met ainsi en œuvre une esthétique du réel qui s’attache aux données singulières du contexte et qui s'effectue dans la durée d’un déplacement, à travers une déambulation. L’art donne l’occasion à l’homme de se rapprocher du processus de fonctionnement du monde dans lequel il vit, constitué de flux ininterrompus d’événements qui se déroulent avec ou sans notre participation.
Ecouter le silence des montagnes des Alpes et leurs subtiles résonances suppose ainsi une ouverture totale à ce qui sourd du fonds d’immanence du monde. Il s’agit d’écouter le monde et pour ce faire, lâcher toute fixation de la pensée en nous rendant disponible8 à ce qui se passe autour de nous pour entrevoir cette complexité que l’on peut découvrir dans un phénomène naturel. Dans l’état zen qui signifie immersion, nous perdons notre relation mentale au passé et à l’avenir pour nous laisser être dans un pur présent. Regarder une montagne ne consiste alors pas à l’objectiver, bien au contraire. En fait, on devient cette montagne. Le monde n’est plus centré sur un point de vue particulier et le regard devient périphérique en se diffusant dans l’espace environnant.

L’ivresse du réel au travers de l’expérience de la durée pure
Ces suites photographiques font apparaître une certaine conception du sentiment intérieur de durée qui échappe à toute représentation. Le temps-devenir que Bergson appelle
« durée pure», temps de la mutation, de la transformation, est profondément différent de celui d’avenir car nous devenons toujours au présent mais au sein de cette tension qui tire vers les deux sens, vers le passé mémorisé et vers le futur anticipé. Le présent constitue la phase la plus condensée de la mémoire, la phase pendant laquelle le devenir se scinde en deux, se déplace en tension d'avec lui-même.
Pendant ses cours de philosophie à Vincennes, Gilles Deleuze disait à ses étudiants de « toujours commencer par le milieu, se situer dans l’entre-deux, au niveau des verbes infinitifs », comme marcher, voir, sans se soucier du « je » et des objets. D’ailleurs, sans doute, n’y a-t-il toujours que le milieu. Nous sommes pris au milieu d’un contexte de vie, de certains agencements que nous nous ménageons en même temps qu’ils nous façonnent. Toute idée de commencement et de fin est toujours subjective et arbitraire en ce sens. L'intensité est la vie vraiment vécue, où les pôles sujet-objet ne sont plus sentis comme séparés. Comme le dit Deleuze, « avenir et passé n’ont pas beaucoup de sens, ce qui compte, c’est le devenir-présent ». 9 En d’autres termes, la vie intensive est le vécu totalement présent à lui-même et attentif au monde, dans un « pur voir », c’est-à-dire non objectivant, qui ne fixe ni ne chosifie le flux du réel.
Si apprendre dans les termes de Deleuze n’est pas répéter un savoir acquis, un ensemble de propositions posées là pour un sujet substantiel mais consiste au contraire à se déprendre car on est toujours au milieu de quelque chose qui nous entoure, toujours déjà livré aux fixations de la pensée. Alors de la même manière, connaître un paysage c’est se dessaisir, se neutraliser, apprendre à disparaître afin de mettre en jeu cette fraîcheur de la perception qui inaugure, par la pratique de la marche, de nouvelles combinaisons musculaires en ressentant l’espace de façon kinesthésique. Au travers de ses déambulations photographiques, Eric Bourret restitue cette perception tactile de tout le corps qui révèle une disposition d’esprit infiniment proche de celle des danseurs contemporains lorsqu’ils se mettent au travail, c’est-à-dire dans la phase préparatoire à toute mise en mouvement et écriture. De ce fait, il n’y a pas de clôture dans le mouvement amoureux de la marche dans ces espaces foulés qui ne se résout pas dans l’acquisition d’un savoir. Marcher comme apprendre est un processus infini en ce sens, puisqu’il ne s’agit pas de reproduire, mais d’inaugurer de nouvelles lignes de devenirs, de nouvelles lignes de fuite dans l’ivresse du réel.
L’artiste en tant qu’il ne s’abstrait pas du réel mais, au contraire, y prend place en son milieu, fait œuvre de cette lucidité envers le caractère existant de ce qui est. La dimension fondamentale de la réalité se confond donc avec « le sentiment jubilatoire de l’existence ». 10 Ainsi ses surimpressions photographiques participent et nous invitent à « une sorte de pure dégustation de l’existence qui consiste à se sentir exister, sentir les choses exister autour de soi» 11, comme l’écrit Clément Rosset, c’est-à-dire au fait simple de se contenter des limites de l’existence dans sa consistance et ses configurations présentes, hic et nunc, sans considération sur un ailleurs projeté. Ce qui apparaît fondamental dans sa démarche tient dans son ancrage dans l’instabilité, dans le déséquilibre ou, en d’autres termes, dans la défaillance plutôt que dans une complétude. C’est ce caractère inaugural du geste, cette ouverture courageuse aux multiples lignes de fuite générées dans l’instant qui produit cet état de grâce en rendant sensible notre condition proprement humaine, c’est-à-dire en rendant patente cette dimension d’inachèvement de soi dans l’étonnement d’exister ici et maintenant.

Mais qu’est-ce donc qui meut ce vagabondage erratique ? Au travers des longues marches du Groenland au Mercantour, et plus localement répétées dans la Sainte-Baume ou les Hautes- Alpes, l’artiste nous invite donc après-coup dans ses photographies feuilletées à nous abandonner à l’expérience intense de la durée même. En présentant dans ses stratifications photographiques, la simultanéité du flux de conscience et la simultaneité de l’instant, il suggère au spectateur une implication active dans une perception multistable, une double conscience temporelle. L’écoulement irréversible du temps palpable dans les zébrures de la série Pangaea se reflète dans la stratification des montagnes mêlant des temporalités géologiques à l’immédiateté de notre présence au monde ici et maintenant.
Dans la préface de La musique et la transe de Gilbert Rouget, Michel Leiris décrit les états liminaires, non ordinaires de conscience dits paroxystiques, comme les effets d’«une imprégnation qui exige une certaine durée pour se produire»12. Le retour inlassable de l’arpenteur-photographe sur les chemins alpins exige un phénomène d’entraînement qui tient d’une imprégnation dans une diversité de milieux, qui sont autant de trajets intensifs de la mémoire. Cette danse de la durée pure au sens bergsonien d’une durée non mesurable à travers laquelle les états psychiques se pénètrent, et qu’il nous invite à ressentir, se rapproche de la drogue comme n’a pas manqué de le noter ce grand expérimentateur que fut Henri Michaux au sens où, irréfutablement, elles sont toutes deux inductrices de transe. La mescaline pratiquée un temps par le poète, notamment dans son recueil écrit et dessiné L’Infini turbulent, est un puissant hallucinogène aux effets comparables au LSD, qui produit un effet de clignotement de l’existence et, en particulier, des images mentales produites par le cerveau. Ainsi, il s’agissait pour Michaux de « perdre davantage son Je », pour devenir fou quelques heures, faire surgir les possibles et les impossibles de la matière psychique afin de créer des univers fantastiques, et surtout, mettre le langage au degré zéro de l’expérience.
La transe est donc cette expérience limite, phénoménologiquement paradoxale, ainsi que Jean Giono le décrit lui-même dans La rondeur des jours, même s’il ne parle pas de transe proprement dite, puisque le sujet « décide » de ne plus être sujet, il s’abandonne. Comme Giono, Bourret vit un état de transe quand il marche dans les Alpes où il découvre plus qu’il ne retrouve souvent ses marques: « La superposition de ma liberté et de ma sujétion est à chaque instant d’une extrême volupté ». 13 Au cours de sa déambulation provençale, Giono, se dit à la fois libre et prisonnier de l’espace qui l’entoure et qu’il parcourt en accordant le « flux de [son] sang avec la même exquise intelligence que le sens de sa vie à l’architectonie des volumes et des couleurs de la matière dans laquelle [il] vit et [il] marche ». 14 Comme Giono, l’artiste se meut dans cet état modifié de conscience qui implique et exacerbe une réceptivité et une activité simultanée du sujet, c’est-à-dire une participation rythmique au contexte dans lequel il est immergé.

L’expérience « aisthétique » de l’insertion dans le paysage 15

Ses feuilletages photographiques engagent un corps atmosphérique en situation qui infléchit le mouvement et le recompose dans une évaluation qui excède la conscience, à travers un jeu continu d’échos et de réciprocité par quoi se caractérise cette entente spontanée, cette disponibilité tendue qui fait interagir avec l’environnement. L’indéfinition du motif répété ou plus précisément sa dimension vibrante de matière élémentaire, souligne ainsi le fait que l’immobilité est une illusion qui se fonde sur les instantanés que la perception tire du réel et dont la mémoire se joue après coup. En fait, le mouvement est un continuum qui s’accorde à l’instabilité inhérente au vivant. En d’autres termes, immobilité et repos ne s’opposent pas mais coexistent comme polarités, comme tensions d’un flux multidimensionnel immanent de la vie.

« Penser au contraire la priorité du mouvement sur le repos : le mouvement conduit de lui-même au repos pour se renouveler comme mouvement. » 16 Cependant, celui-ci peut-être également vitesse absolue, comme le pose Deleuze qui lie étroitement la notion de vitesse à la notion d'intensité. De façon imperceptible, comme l’arrêt sur image photographique, le repos gèle une myriade de mouvements microscopiques. Selon Anna Teresa de Keersmaeker, « lorsque tu exécutes un mouvement avec beaucoup de combativité ou de tendresse, le plus beau moment et le moment qui le suit ». De ce fait, l’immobilité constitue la base du mouvement selon la chorégraphe, au sens où le mouvement se propage et résonne durant cette phase intense: il « continue à irradier » 17.

Le temps des prises photographiques, ces moments de suspension au cours du mouvement de la marche interviennent comme des « temps de recharge »18. En fait, pour le dire à la manière de Bergson, ces moments d’immobilité chargés d’énergie sont gros du passé. Ils retiennent et condensent en latence le moment passé, le souvenir qui resurgit et se régénère dans la reprise du pattern, de la phrase de mouvements qu’on pourrait qualifier de macroscopiques, pour définir cette polarité à l’oeuvre dans le mouvement. Dans cette immobilité tendue, ces temps de recharge constituent ainsi d’intenses moments kinesthésiques retranscrits par le médium photographique. Dans Pangaea, les flancs de pierre ne se présentent pas comme des idéalisations hypostasiées des Alpes mais en état métastable comme des corps inachevés, en processus permanent d’individuations et voués à un équilibre approximatif jamais figé, sans cesse remis en cause. Chargé de potentialité vive comme une sorte de matière énergétique, le photographe n’est ni un intérieur en face d’un extérieur, ni un extérieur en face d’un intérieur, mais un jeu d’interfaces entre un milieu intérieur et un milieu extérieur.

Ainsi, dans ces captations photographiques spatialisées, le kinesthésique est premier par rapport au regard et à la figure. En fait il semble qu’il nous donne à percevoir le ressenti d’un danseur tel que Steve Paxton, note José Gil, quand il crée sa Small danse en restant simplement debout, en équilibre métastable et révèle ainsi la multiplicité de mouvements imperceptibles autour d’un « axe virtuel », lui-même inatteignable, en fluctuation incessante. Avec ses « Small dances », Paxton, qui encourage d’ailleurs ses étudiants à inviter son esprit à devenir plutôt témoin que dictateur du mouvement, réalise la prise de conscience du travail sous-jacent constant du corps s’ajustant à la gravité. Debout, la prise de conscience de micro- mouvements et d’un « effort de base » surgit lorsque « à un certain moment vous vous apercevez que vous êtes détendu au maximum de vos possibilités mais que vous êtes encore debout et dans cette situation debout il y a un tas de mouvements infimes ».19 Cet état de tension du corps préalable au mouvement, intimement corrélé au rapport au poids et géré par les muscles gravitaires, a la spécificité d’échapper à la conscience vigile.20 Le rapport à la gravité implique ainsi toute une « musicalité posturale », celle-là même qui donne ce je-ne-sais-quoi, cette qualité de présence au danseur.
Eric Bourret rend visible, saillant dans ses images fluides, au travers de leurs vibrations graphiques, ce fonds kinesthésique présent avant toute intention et toute action. Ainsi habité par l’espace, il figure cette dynamique subtile du corps entre la retenue par les appuis et le déséquilibre par la chute, ce délicat balancement, en créant une perception prégnante de la conscience du corps, qui émane d’une observation intérieure des micro-mouvements qui soutiennent le mouvement perçu, c’est-à-dire le fait de se tenir debout. La verticalité est aussi ce point zéro qui permet de moduler les états, de trouver la chute, de s’engager dans une allure, d’être lourd ou léger, réceptif au mouvement. Dans ces « temps de recharge », le corps dansant-photographe expérimente et retranscrit, de façon immédiate, ce qu’Hubert Godard nomme le « pré-mouvement », c’est à dire cette toile de fond dynamique et tonique, qui génère la qualité particulière, la tonalité, la couleur du mouvement géré par l’action primordiale des muscles gravitaires qui assurent notre posture, la façon de nous tenir sur le sol. Cette relation gravitaire propre à chacun, et toujours mouvante, est considérée comme étant la première coordination servant d'équilibration pour permettre l’action.
Lorsque nous marchons en montagne, traversant une diversité de paysage singuliers, notre attention diffuse se porte sur une nuée d’éléments, de fragments, dans une disponibilité particulière. Le regard devient tactile car il touche à distance, suit le contour de cette pierre lisse, résiste musculairement, glisse sur les reflets liquides des neiges éternelles, s’incruste dans l’écorce des arbres, établit des relations dynamiques et s’approprie l’espace de façon kinesthésique par la sensation musculaire liée au mouvement. En quelque sorte, en nous projetant en imagination dans un lieu, nous y avons déjà dessiné les lignes de forces et créé une geste latente en résonance avec la sensation d’espace. En fait, méditer en marchant consiste précisément à élargir le champ de l'attention en fonction de la vision périphérique. Ici les problématiques photographiques rejoignent encore celles du danseur selon José Gil reprenant les conceptions de Paxton : « cesser d’être conscient pour devenir une singularité qui suit -et produit- la « going line » du mouvement: conserver la conscience du corps pour pouvoir diriger ses mouvements à partir de la carte. » 21 Cette carte intérieure que se construit le danseur, dans une correspondance entre images extérieures et sensations kinesthésiques, fonctionne tel le diagramme deleuzien comme chaos-germe, qui caractérise le processus de création. Elle ne représente pas mimétiquement le réel mais fonctionne pour le danseur comme « une topographie des trajets et des lieux de l’énergie » 22. Et le corps dansant se nourrit de cette carte inconsciemment, ce qui lui permet d’élaborer une perception périphérique, vigile et non orientée. Cartographier, c’est donc à la fois faire un territoire et en représenter un autre, qui est visé par la construction du précédent et qui est déjà toujours lui-même sous les conditions d’autres cartes... Cartographier est donc un double procès pris entre représentation et construction du monde, dans les jeux de leurs différences, de l’une à l’autre.

Par leur incitation à la disponibilité, au refus de toute ossification de la présence au monde, les photographies d’Eric Bourret témoignent d’un éloge de la fadeur définie par François Jullien non pas comme neutralité mais plutôt en tant que disponibilité ouverte caractérisant la souplesse de l’être humain au maximum de son efficacité. Comme l’affirme Deleuze à propos des toiles de Bacon, il faut qu’en commençant à peindre, l’artiste se vide de tout cliché préconçu et parvienne à rejoindre cette aire de silence, ce vide d’image. Dans ses photographies, il ne tente pas de rendre plastique le mouvement de la marche ni de donner la sensation de vitesse. 23 Au contraire la superposition des plans de matière minérale présente la vision d’un corps intensément présent et traversé par des intensités, des tensions qui se concentrent dans des zones où s’exercent tout un champ de forces de pression, de dilatation, d’aplatissement et d’étirement. Il donne à expérimenter cette traversée de champs de forces qui émergent des séries spatialisées à travers des flux de matière intense, des plans feuilletés qui propagent des « zones d’indiscernabilité » brouillant toute représentation.

L’espace enveloppant les corps les perfore, les imprègne. D’une certaine manière, devant Pangaea, en dérivant un peu comme ces images nous y invitent, nous sommes comme propulsés dans une toile de Francis Bacon, voyant ce que ces corps peints verraient, projetés dans les saillances des Alpes au sens où, comme eux, dans leur présence insistante ainsi que le délire Deleuze, les spectateurs ressembleraient aux voyageurs d’une navette spatiale qui subiraient les forces de pression, de dilatation, des changements de gravitation par l’absence d’atmosphère. Corps nomade, le photographe-danseur est voué dans son périple à résister aux éléments naturels comme la pluie, le froid et le vent et à s’adapter aux multiples circonstances des territoires traversés. En présence de ces moments de danse intense avec les montagnes, oscillant entre une fusion avec l’espace et une exacerbation des distances, le spectateur est invité à pénétrer l’espace, à s’installer de façon mouvante et à prendre conscience du paysage dans lequel il s’inscrit, ou en d’autres termes à habiter le lieu. En nous proposent des rencontres tangibles avec l’espace, il met ainsi en oeuvre ce principe que François Jullien retient de la sagesse chinoise qui consiste à « renoncer à la catégorie de sujet pour celle du procès », en manifestant « l’importance de l’atmosphère et du milieu ». 24 En ce sens, on peut dire qu’il y a une réduction à l’essentiel dans cette démarche. D’une sobriété radicale, ce que donnent à percevoir ces oeuvres hypnotiques et lumineuses, c'est le phénomène de notre propre perception. En donnant au corps la possibilité d'expérimenter sensuellement la dimension immatérielle de la lumière et de l'espace dans ces photographies minérales mises en espace, il donne à vivre la perception de la non-séparation du corps et de l'espace. Ce n'est pas seulement la rétine mais le corps tout entier qui est porté et littéralement absorbé par les atmosphères denses déployées dans ses scénographies subtiles. Il semble que notre corps, fondu dans une luminosité scintillante, vibrante, soit propulsé en état d'apesanteur. Au contact de cette charge esthétique, tout se passe comme si nous flottions dans la lumière lorsque notre corps se met à vibrer à sa fréquence. Nous sommes absorbés et nous absorbons la lumière. Nous expérimentons en fait un état fusionnel où nous vivons littéralement cette osmose du sujet et de l'objet.

Selon Erwin Straus, le monde se donne à nous en une saisie originaire, antérieure à toute connaissance objective et antérieure à celle-ci, dans un rapport de « compréhension symbiotique » 25. Il s’agit d’explorer la dimension « pathique » de notre expérience, notre être affecté par les traits expressifs de ce qui vient à notre rencontre. Le visible se présente moins comme un espace homogène aux trajectoires linéaires mais comme un champ de vecteurs agencés selon des clinamens, des déclinaisons imprévisibles. Ainsi, il s’agit plus de créer de façon géographique, et non plus historique comme les modernes, « une topographie plutôt qu’une histoire » 26, comme l’écrit Thierry Davila au sujet des artistes qui, comme Eric Bourret, mettent le corps mobile et en marche, au coeur de la création plastique. Ce corps mouvant qui est à la fois son propre corps mais aussi celui du spectateur, se trouve immédiatement affecté par l’expérience perceptive. En fait le sentiment de l’ici mis en oeuvre dans ces pièces constitue une expérience de la présence que l’on peut caractériser en suivant le philosophe Gernot Böhme, comme un « sentiment atmosphérique » au sens où, comme nous l’avons décrit, la montagne n’est pas figurée comme un objet de perception posé à distance mais se présente plutôt comme l’expérience sensible d’une émanation atmosphérique. En présence de ces photographies qui invitent au cheminement, tout se passe comme si nous nous trouvions plutôt à l’ombre de la montagne, dans le ressenti de sa présence, en amont de toute dissociation sujet-objet. En suivant Gernot Böhme nous sommes ainsi en situation d’expérimenter une expérience sensible, le sentiment atmosphérique d’une présence qui constitue « l’événement perceptif fondamental ». 27

Vertige dense, brouillard précis

« Cette fois-ci ce fut bien différent. Pratiquement sur-le-champ, j’arrivai à loucher et à percevoir leurs ombres individuelles comme si elles se confondaient en une seule. Je remarquai le fait que de regarder sans converger donnait à cette ombre unique [de deux rochers] une incroyable profondeur et une transparence curieuse. (...) Je remarquai que c’était comme si de très haut j’observais un monde que je n’avais jamais vu auparavant. Je me rendis compte que je pouvais balayer des yeux les environs de l’ombre sans perdre la qualité de la vision. Alors, pendant un instant, j’oubliai que je regardais un rocher. J’eus l’impression d’entrer dans un monde bien plus vaste que tout ce que j’aurais pu concevoir. Cela ne dura qu’une seconde, et la vision s’évanouit » 28.

Il s’agit ici d’« arrêter sa pensée». Don Juan, le sorcier yaqui, faisait cette recommandation à Carlos Castaneda au cours de son expérience initiatique pour atteindre l’état qu’il désignait comme le fait de « Voir », cette capacité à percevoir d’autres réalités et, en particulier, à voir le monde sous sa forme énergétique élémentaire comme nous y invitent les bribes d’intensités temporelles d’Eric Bourret.

Corps-dansant, celui-ci photographie les Alpes qui se fondent dans le mouvement, à l’instant et sans distance. Ce qu’il y a de dansé dans ces photographies tient à leur pouvoir de refléter l’action sur le corps qui interrompt sa marche, de forces invisibles hors de toute narration, au mouvement sur place d’un corps en gestation, en relation avec ses entours, pris dans le devenir inédit de processus renouvelés à chaque instant. Dans ses photographies, le corps minéral, pris dans un devenir intense, se déforme radicalement sur place et se dissout vers l’aplat des contrastes de noir et blanc, précipitant un concentré énergétique saisi dans son mouvement d’échappement, de dissipation de forces élémentaires.

Comme dans le songe ou le rêve éveillé, il s’opère un repli, une concentration, un rassemblement de forces détachées de l’emprise du monde, en réduisant sensations et perceptions à presque rien, comme dans la méditation, en excluant images et pensées. Comme dans le rêve de Walter Benjamin où il disparaît pour ne consister qu’en pure vision, pure couleur, on insisterait volontiers sur la liaison entre l’aveuglement, et la présence corporelle dans ces stratifications photographiques et même plus largement, dans la création contemporaine.

Dans la série Pangaea, les dents minérales s’étirent dans une intense lenteur, suspendues dans un pur présent, comme immergées dans une sorte de climat subtil où l’envoûtement happe le spectateur dans une épaisseur diffuse. Les spectateurs sont pris dans les images feuilletées comme dans des rythmes musicaux, de telle sorte qu’ils ne se ressentent plus comme étant seulement visuellement sollicités. Ils sont happés vers un dehors sans horizon, ou plutôt vers un horizon dynamique en perpétuel mouvement. Dans ces images de musique silencieuse, cette distance temporelle entre les plans supprime toute tentative de focalisation et de figuration mimétique du réel chez le spectateur pour que le bruit de fond des montagnes émerge dans sa totalité. Se distraire, s’absenter de soi-même, de la conscience réflexive, implique une sorte de devenir en rythme mis en oeuvre dans ces variations photographiques.

Laisser venir ce qui arrive pour le devenir, le temps d’une prise, d’une prise comblée, c’est se soustraire de toute tentative de contrôle conscient et de régularisation rationnelle, et se laisser devenir en rythmes, continuer, jusqu’à la prochaine rupture, pour bifurquer, et devenir autre une nouvelle fois. En créant un phénomène de résonance dans nos propres corps, un sentiment de présence tel que nous pouvons être pris de vertige, Eric Bourret nous apprend à écouter, c’est-à-dire à nous rendre disponibles, sensibles à ce qui se passe tout autour de nous. Ecoutons donc le monde comme l’artiste nous y invite, l’événement survient constamment.

Ariane Maugery, 2021

 

1 Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Gallimard, Folio/Essais, Paris, 1964/2003, p.58.
2 « Par mon champ perceptif avec ses horizons spatiaux, je suis présent à mon entourage, je coexiste avec tous les paysages qui s’étendent au-delà et toutes ces perspectives forment ensemble une seule vague temporelle, un instant du monde. » in Maurice Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la Perception, Gallimard, Folio/Essais, Paris,1945/2003, p.381.
3 Maurice Merleau-Ponty, op.cit., p.380.
4 Suely Rolnik, « Le corps vibratile », Catalogue de l’exposition « Lygia Clark. Nous sommes le moule. A vous de donner le souffle », Musée des Beaux-arts de Nantes, 2005, p.16.
5 Hubert Godard cité par Suely Rolnik, Ibid. p.20.
6 René Shérer, « Un mysticisme athée », Deleuze épars. Approches et portraits, Editions Hermann, Paris, 2005, p.23.
7 Taisen Deshimaru, « Posture d’éveil », La Pratique du Zen, ibid. p.33.
8 Tel le surfeur qui, saisissant le moment « kaïrotique », se glisse dans le pli des vagues.
9 Ce qui importe, c’est « la géographie et pas l’histoire, le milieu et pas le début ni la fin, l’herbe qui est au milieu et qui pousse par le milieu, et pas les arbres qui ont un faîte et des racines. » in Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Editions Champs Flammarion, Paris, 1977/1996, p.31.
10 Clément Rosset, Principes de sagesse et de folie, Les Editions de Minuit, Collection « Critique », Paris, 1991, p.44.
11 Clément Rosset, Ibid. p.45.sur un ailleurs projeté. Ce qui apparaît fondamental dans sa démarche tient dans son ancrage dans l’instabilité, dans le déséquilibre ou, en d’autres termes, dans la défaillance plutôt que dans une complétude. C’est ce caractère inaugural du geste, cette ouverture courageuse aux multiples lignes de fuite générées dans l’instant qui produit cet état de grâce en rendant sensible notre condition proprement humaine, c’est-à-dire en rendant patente cette dimension d’inachèvement de soi dans l’étonnement d’exister ici et maintenant.
12 Michel Leiris, Préface du livre de Gilbert Rouget, La Musique et la transe, Gallimard, Tel, 1990, p.12.
13 Jean Giono, « Provence », La rondeur des jours, Editions Gallimard, Collection l’Imaginaire, 1943, p.174.
14 Jean Giono, ibidem.
15 Le terme « aisthétique », du grec aisthesis, signifiant la faculté de percevoir une sensation, fait référence au titre de l’ouvrage du philosophe Gernot Böhme qui s’inscrit dans l’axe d’un déploiement de l’esthétique comme théorie générale de la perception, dans la lignée d’Alexander-Gottlieb Baumgarten. Reprochant à l’esthétique traditionnelle de ne pas l’avoir assez pris en compte, il réinjecte « la participation émotionnelle à l’expérience esthétique (…) afin de formuler une nouvelle esthétique (…) [et] afin de développer la perception en tant que modalité corporelle ». Gernot Böhme. Aisthétique. Pour une esthétique de l’expérience sensible, Collection
« Perceptions », Editions Les presses du réel, 2020, p.39.
16 François Jullien, Procès ou Création. Une introduction à la pensée chinoise, Editions du Seuil, 1989, p.87.
17 Anna Teresa de Keersmaeker, entretien, Theaterschrift, n° 2, Bruxelles, octobre 1991. Citée par Geisha Fontaine, danseuse et théoricienne de la danse, qui écrit à propos de la pièce Rosas danst Rosas, créée en 1997 in Les Danses du temps. Recherches sur la notion de temps en danse contemporaine, CND, coll. Recherches, 2004, p.188.
18 Ibid., p.189.
19 En fait, « les petites danses » de Paxton qui intervenaient au début de ses ateliers ou « concerts » tels que Magnesium, pièce initiatrice du Contact-Improvisation, préfigurent la dynamique qui se génère par la suite dans le contact entre partenaires. En effet, expérimentant les déséquilibres constants en restant sur ses jambes, détendu et disponible, le danseur prend conscience plus intensément et de façon continue, dans un temps
«lisse», des micro-mouvements de rétablissement et de décentrement qu’il effectue quotidiennement sans y penser, de façon acquise, pour se maintenir debout.
20 Rencontrer quelqu’un sans le regarder mais en sentant sa présence ou reconnaître les pas d’un ami dans les
escaliers avant de le voir, implique cette reconnaissance immédiate d’une attitude singulière envers le poids, ce
« langage non-conscient de la posture » qui travaille toute gestuelle dans son émergence selon l’expression de Hubert Godard, "le pré-mouvement ou le langage non conscient de la posture" in « Le geste et sa perception », postface à Isabelle Ginot et Marcelle Michel, La danse au XXème siècle, Paris, Bordas, 1995, p.224.
21 José Gil, “Le corps, l’image, l’espace, La Danse, Naissance d’un mouvement de pensée ou le complexe de
Cunningham, Editions Armand Colin, p.76.
22 José Gil, « La danse, le corps, l’inconscient », Revue terrain n°35, « Danser », Septembre 2000, p.24/38. Article sur Internet : http://terrain.revues.org/document1075.html
23 A l’opposé des artistes dits « futuristes », comme Giacomo Balla dans Dynamisme d’un chien en laisse, une œuvre peinte de 1912 dont la composition représente le déplacement de corps dans leurs positions successives, leurs traversées linéaires lorsqu’il dessine une série de minuscules diagonales rayonnantes pour donner une illusion rétinienne du mouvement. Celui-ci s’inspirait visiblement des chronophotographies d’Etienne-Jules Marey qui tentait alors d’objectiver scientifiquement le mouvement.
24 François Jullien, Un sage est sans idée. Ou l’Autre de la philosophie, Première partie, chapitre VI : « Etalement de l’évidence » et chapitre VII : « La sagesse n’est pas restée dans l’enfance de la philosophie », Editions du Seuil, Collection L’ordre philosophique, 1998, p.79 et p.81.
25 Erwin Straus, « Le monde dans lequel l’animal nous comprend. La compréhension symbiotique », Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, Traduit par G. Thines et J.-P. Legrand, Grenoble, Edition Jérôme Million, 1989, p.234.
26 Thierry Davila, « Errare humanum est. Remarques sur quelques marcheurs de la fin du XX siècle », in Un siècle d’arpenteurs. Les figures de la marche, Catalogue d’exposition, Musée d’Antibes, Editions Réunion des Musées Nationaux, Paris, 2000, p.255.
27 Gernot Böhme, Aisthétique. Pour une esthétique de l’expérience sensible, Collection « Perceptions », Editions Les presses du réel, 2020, p.55.
28 Carlos Castaneda, Le voyage à Ixtlan. Les Leçons de Don Juan, Folio Essais, 1974/1989, pp.255-256.

 
 
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