Hélène BERTIN 

Esperluette, La Verrière, Bruxelles, 2024
Hélène Bertin, Anne Blanès, Aline Cado, Marion Cousin, Caroline Nussbaumer, Lola Verstrepen
Invitation Joël Riff
Chanson de Marion Cousin

 
 

La lumière l’a tirée du lit,
à moins que ce ne soit son ventre,
ou bien les rumeurs du village,
ou le frottement d’un animal.
Elle a ouvert les yeux, perplexe,
— mais était-ce bien là sa chambre ? —,
enfilé sa peau sous un jean,
mis ses deux pieds dans ses sabots,
pas de doute, elle est bien ici,
elle est bien rentrée au village.
Les autr’ savent pas bien où elle va
quand elle s’absente longtemps comme ça,
elle parcourt du pays, qu’ils disent,
et pourtant ils s’inquiètent parfois.
Elle sait qu’elle se laissera voir,
ira récolter la sarriette,
le serpolet, le romarin,
les graines de fenouil, de nigelle.
Les a toutes mises devant la porte,
façon de les mettre en partage,
et puis surtout de dire bonjour
et d’échanger quelques paroles,
à chaque retour, de chaque voyage,
où, à peine descendue du train,
elle saisit sa serpe, son tamis,
pour cueillir des brassées de plantes,
assembler des bouquets de simples.
Après plusieurs semaines d’absence,
elle ne sait où donner de la tête.
Il y a l’estragon à ses pieds,
elle se penche pour le ramasser,
et la vigne au-dessus de sa tête,
dont les vrilles sans cesse s’emmêlent
en un mouvement qu’elle ne sait lire.
Déjà leurs ressorts pénètrent
dans ses cheveux, sous ses lunettes,
tantôt la bercent, tantôt la fouettent,
et elle s’endort les bras tendus,
et la vigne s’empare de sa serpe.

La rivière l’a prise dans son lit
où la vigne l’avait portée,
elle a déposé ses outils
entre les racines dénudées.
La lumière la réveille encore,
à moins que ce ne soit son ventre,
le clapotis sur le rivage
ou le frottement d’un animal.
Elle enfile sa jupe garance,
son chemisier marron renard,
et elle franchit le petit pont.
De l’autr’ côté tout a changé,
les arbres ont été abattus
et le sol a été remué,
l’ail des ours est rentré sous terre
et les orties triomphent encore
sur l’oseille sauvage et la prêle.
Elle retient sa respiration
pour les cueillir une à une,
ses narines piquent et ses mains brûlent.
Ses sabots s’enfoncent dans l’argile
qui la transporte sur une plage
de toutes petites pierres polies.
Des grenouilles, des mouches, un lézard,
et là, échoué sur les pierres blanches,
le tronc de l’arbre qu’elle vit tomber
dans un fracas de tremblements
quelques semaines auparavant.
L’a dû dévaler la rivière
pour s’échouer là. Ce sera le mât.
Elle y attache son foulard,
n’en détache pas l’amadou
et retourne chercher des bras.

Elle les trouve toutes attablées,
mais oui, bien sûr, le déjeuner,
elle n’a pas vu le temps passer.
Elle s’empresse de rassembler
la serpe, le tamis, les rubans,
d’emplir les cruches, lier les paquets,
puis elle les rejoint sur la place.
Les colis sont prêts, arrimés,
on n’attendait plus que le mât,
elle les conduit à la rivière.
Une fois là-bas toutes s’affairent,
détachent l’écorce du bout des doigts.
On lit dans les dessins tracés
par les habitants de ce tronc
lorsqu’il était encore un arbre.
Une jeune pousse dit que c’est un pin,
une autre dit que c’est un chêne.
Ce tronc n’en sera pas moins un mât
où se tresseront tous nos rubans,
puisque le tien y ondoie déjà.
Le mât est hissé en un chant
sur une dizaine d’épaules rangées.
Elle remercie le ciel, le bois,
la terre, la rivière, le lézard,
dans un chuchotement inaudible
des voisines, des voisins, des bras.

L’ascension se fait sans un bruit
autre que le chant de deux coqs,
le hennissement des mules qui peinent,
le choc des sabots sur la pierre.
Les asperges sauvages affleurent
sous les lentisques pistachiers.
Des brindilles craquent sous nos pas
là où les saisons se côtoient.
On doit traverser la rivière
là où on ne l’attendait pas.
Le souffle est chaud et la sueur perle
sur nos tempes et sous nos aisselles.
Notre chant va bientôt reprendre
une fois atteint le plateau.
Les cloches tintent, les peaux se tendent,
on tire les toiles, sort les victuailles,
les premiers tambourins résonnent,
en un instant c’est un tonnerre.
On déroule les rubans teintés
à la garance, à la grenade,
au châtaignier, au brou de noix,
on les attache puis dresse le mât.
Les bras s’étirent et cueillent encore,
tressant les couleurs et nos sueurs,
nos rivières, nos sommeils, nos serpes,
nos chants, nos simples et nos écuelles.
Les jupes couleur d’immortelles
tournoient,
je ne distingue plus la mienne,
ni moi.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Hélène Bertin danse. Hélène Bertin cueille. Et c’est une ample chorégraphie qui orchestre ses gestes de vie et de travail. Entre la terre où poussent les choses, et le ciel vers lequel elles tendent, l’artiste dresse à son échelle des sculptures dont la portée utilitaire assure l’impact social. Autour d’elle, une communauté agissante se déploie au fil des aventures dont la pluralité n’empêche pas l’immense cohérence. Tout tient, dans une arborescence aux racines coriaces, si bien ancrées dans l’amour du monde qu’elles permettent d’être partout chez soi. L’irrésistible ambivalence de l’hôte éclot. L’artiste reçoit et reçoit, accueille et accepte. Qu’elle se niche auprès d’un village de potiers, d’une opération de lacto-fermentation, de l’imagination d’une enfant, d’un cultivateur de cucurbitacées, d’un herbier universitaire, de vendanges, de fontaines pétrifiantes, d’une procession villageoise, de cheminées d’une aïeule, elle sait transmettre la richesse de la simplicité, la noblesse de l’humilité.

Hélène Bertin est pensionnaire à la Villa Médicis. Elle y réveille des fêtes. Après la Nuit blanche, Noël, le nouvel an, son anniversaire, la Chandeleur, ça a peut-être culminé avec le Carnaval. Décidant à sa manière de rendre à Rome l’espace qui lui est alloué au sein du palais, elle partage le superbe atelier d’Ingres avec une assemblée locale se réunissant chaque semaine sur son parquet pour bouger ensemble. On s’y laisse habiter par les mouvements de la tammurriata, cette danse de campagne performée traditionnellement pour fertiliser le sol et les sens. Les pas évoquent vers le haut des fruits que l’on détache ou vers le bas des graines que l’on sème, en une farandole jubilatoire. Revient à la mémoire la figure du danseur-cueilleur et, parmi ses premières représentations préhistoriques, ces corps filiformes animés qui apparaissent comme les lettres d’un possible abécédaire.

L’exposition « Esperluette » célèbre ce qui nous lie. Voyons quoi faire ensemble. L’occasion d’affirmer le socle collaboratif de la pratique d’Hélène Bertin en empruntant pour titre un glyphe n’ayant d’autre raison d’être que d’unir. Cette relation comme le désigne la grammaire, est une conjonction de coordination, c’est-à-dire qu’elle conjugue et harmonise en un même élan. Elle est copulative et génère une entité nouvelle par la mise en équivalence de deux termes qu’elle rapproche, tout en situant un centre n’appartenant à personne. C’est l’un des rares caractères à avoir le même sens quelle que soit la langue employée. La ligature dont le signe provient offre une soupape créative à tout typographe. Considérée jusqu’au XIXe siècle comme la vingt-septième composante de l’alphabet français, on l’orthographie aussi esperluète, éperluette, perluette ou perluète. C’est dire combien ça ne cesse de s’inventer.

Hélène Bertin formule sa propre écriture. Son travail d’atelier au sortir de l’hiver consistait à ramasser des branches taillées à l’approche du printemps. Pas mortes, encore fraîches. C’est un bon moment pour rencontrer les gens dans les champs, dans les chants. En marchant, il s’agit de prendre un bâton utile qui ne soit pas un poids, aussi bien objet aidant qu’objet de collecte. Réglisse, citronnier, olivier, pin noir. Raisonnablement, on prélève ce qui est déjà coupé en privilégiant le cultivé au sauvage. Une bibliothèque de lignes se dessine. L’artiste suspend et attend que ça sèche pour mieux poncer et sentir la courbe donnée par le vent ou le soleil. L’assemblage de ces épures ponctue un mur comme le fait chacune de ses compositions livrées à la lecture. Un langage propre naît et passe par la bouche. Manger et parler, ingurgiter et exprimer, deviennent deux dynamiques d’une même passion dévorante.

L’exposition « Esperluette », premier solo d’Hélène Bertin à l’étranger, donne à voir le fruit d’une année de résidence à l’Académie de France à Rome. De septembre 2023 à juillet 2024, traversant les quatre saisons, l’artiste a développé sa recherche tout en offrant l’hospitalité à une ribambelle de personnalités. Parmi elles, la charpentière marine Anne Blanès, la cultivatrice de fleurs Aline Cado, la potière Caroline Nussbaumer et la teinturière végétale Lola Verstrepen l’accompagnent à nouveau à Bruxelles. Structure, ornement, matière et couleur. La musicienne Marion Cousin complète la constellation en composant un romance en octosyllabes délivrant les paroles de cette grande aventure. L’artiste s’entoure ainsi d’une ronde de complices avec lesquelles elle a déjà collaboré, cultivant des amitiés de longue date. Une communauté se rend visible par ce qu’elle fabrique, assemblant des objets en réseau à l’image d’une production par ramification.


Joël Riff
 
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Préhistoire du projet, laboratoire autour de la tammurriata avec l’association RomaTrad
 
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