Vues de l'exposition Cahin caha, le Creux de l'enfer, Thiers, 2020
Invitation Sophie Auger-Grappin
Photographies Vincent Blesbois |
Aux frelons
La fête de l’arbre de Mai1. Au mois de mai, les pluies abondantes ont fini de le gorger d’eau. Il est massif. Une à deux heures de coupe suffisent pour que l’arbre d’une vingtaine de mètres bascule. C’est rapide, sonore. L’espace d’un instant, la stupéfaction de la chute engourdit le corps des porteurs qui aussitôt s’esquivent en riant. Le peuplier sert pour les allumettes ou le bois de chauffe. Un bois sans noblesse qui, à l’époque, protégeait les champs du vent et ainsi évitait que les fruits ne tombent ou que les cultures ne se couchent. Après la coupe, l’arbre est hissé sur le toit d’un véhicule. Les muscles saillants, le front plissé, les genoux souples, le groupe des porteurs hurle pour accompagner l’effort. Ils démarrent à vive allure, montée de sève et d’ivresse. Le bas du tronc frotte contre le goudron, cortège sauvage à la Mad Max. Du village on voit arriver les porteurs, les habitants se joignent au cortège qui se gonfle alors en procession. Les rues sont étroites et anguleuses, l’offrande d’une tonne menace de briser les fenêtres. Les enfants portent leurs costumes traditionnels, certains jouent du tambour. Des bouquets de genêt et de valériane ornent les rues, abondants, nattés entre les branches, coincés dans l’entrebâillement des vitres des voitures ou serrés au creux des paumes de main. Ce sont des fleurs simples, elles poussent partout ici entre les cailloux. La procession arrive à l’église, on met le bas de l’arbre dans le trou du caniveau et on adosse le tronc contre la façade. Le curé bénit, le maire fait un discours. Les porteurs épuisés rentrent chez eux. Les enfants dansent jusqu’à la farandole.
Cela fait 300 ans que la fête surgit presque d’elle-même chaque année, aussi intense que soluble; une secousse profonde le temps d’un après-midi. Hélène
se souvient de la force centrifuge de ces rondes, de son corps qui partait en avant et de ses pieds qui ne touchaient plus le sol. Cette fête, elle y participe depuis 30 ans. Elle la voit aujourd’hui comme une performance dont elle guette la juxtaposition des symboles et la formation des syncrétismes. Pour elle, la fête perd doucement de sa souplesse. D’année en année on veut un arbre toujours plus grand qui parfois finit par casser. Parce qu’elle a son atelier au cœur du village, elle se questionne sur sa posture d’artiste au sein d’une communauté. Elle décide donc de faire des recherches sur “Le mai de sainte-Tulle”. Elle se base sur son vécu, le fond photographique de ses proches, les écrits de l’historien du village comme le récit de ceux qui longtemps ont connu cette fête. De cette matière elle fera un conte, dont la piboule (le peuplier en provençal) sera le narrateur. À partir des images qu’elle collecte, elle agrandit parfois certains visages de femmes, en réalité peu présentes dans le cortège des porteurs. Le pouvoir du conte, dit-elle, c’est de passer un vernis inoffensif sur une histoire même si quelque chose en transpire à travers les lignes. Le conte saisit l’événement par le truchement de la fiction pour ne pas laisser l’histoire se fossiliser sous une forme réductrice à l’égard des femmes. Il laisse vivre la fête tout en y insufflant plus de modernité. Il s’adresse aussi, avant tout, aux enfants qui à leur tour feront perdurer la tradition.
Le chant de la Piboule sera édité par La Nòvia, une maison d’édition, un label, mais surtout un groupe d’artistes qui croit en une culture vivante qui se réinvente. La Nòvia travaille à partir de collectages de musiciens traditionnels et fabrique de nouveaux lieux en explorant les musiques expérimentales. Lionel Catelan, graphiste proche de La Nòvia, les accompagne dans la création du conte qu’il pense comme un objet sensible de transmission.
Georges. Les propositions de Georges-Henri Rivière2 sur les savoirs populaires ont influencé Hélène dans l’appréhension de cette fête et le choix du format du conte. L’art populaire n’est pas seulement un conservatoire de traditions millénaires, il est aussi, comme le disait Claude Levi-Strauss, à l’occasion de l’inauguration du Musée National des Arts et Traditions Populaires (MNATP) en 1937, “un creuset que les foyers cachés de l’âme collective maintiennent en permanence à la température de fusion.”
L’exposition d’Hélène fait entre autres référence à la vitrine Du berceau à la tombe conçue par Georges-Henri Rivière, dans laquelle sont exposés les costumes et les objets du quotidien illustrant les rites de passage de la France rurale. C’est avec ce même jeu synthétique qu’Hélène s’est amusée à tendre son exposition comme l’on banderait “l’arc du temps humain”. Pensés en trois parties, les ensembles de sculptures s’adressent aux différents âges: celui de l’enfance, de l’âge adulte, puis de la mort; la mort, “pas comme un âge mais pas non plus comme une ligne coupée”. Plus on évolue dans l’espace, plus les céramiques exposées ont été cuites à haute température. Au rez-de-chaussée, faïence rouge, cuisson à 980 degrés. À l’étage, grès, cuisson au bois à 1300°. Dans la grotte, les céramiques ont subi une pétrification de quatre mois. L’arc du temps humain est pour elle aussi une histoire de flambée, “une histoire de bougies que l’on souffle”.
Du jus sur la nappe. Les céramiques d’Hélène ne viennent pas seules. Rideau de blé des champs voisins ou bacs de sables du Roussillon; comme un écho au lieu où les formes ont été façonnées. Parce qu’elles adhèrent toutes à un milieu, ses sculptures ont besoin de rester un peu dans leurs “jus” pour redevenir intimement ce qu’elles étaient. À Cucuron, elle travaille tout près de Romain Bodart. Lui, compose les nappes sonores qui épaississent l’air des différents espaces. Elle, voit sa musique comme des lunettes de soleil, quelque chose qui altère la vision. La musique de Romain fluidifie les sculptures qui n’ont gardé que l’empreinte d’un mouvement. Elle les fait basculer du statut d’objet statique vers une expression de la durée. Elle insuffle du présent à ces pièces qui convoquent des émotions presque archaïques.
Le jardin juvénile. Le rez-de-chaussée s’adresse aux enfants. Ils peuvent y rester, manipuler les sculptures posées dans des bacs à sable de Provence ou d’Auvergne. Oxyde de fer hydraté pour le jaune, lave séchée pour le rose et le noir. Il y a aussi des râteaux et des sculptures de bestioles: des bipèdes, des quadrupèdes, des myriapodes et d’autres encore, aux pattes d’un côté plus courtes et de l’autre plus longues. Les sculptures sont drôles, un peu gourdes. À la fois douces et bancales, elles ont besoin du sable pour se mouvoir ou rester dressées. Une invite au mouvement, à les toucher et à risquer de les casser. Au-dessus des bacs, des cerfs-volants courbes à l’ossature japonaise exhibent leurs ocres — des tableaux comme retournés par la prise au vent — tandis que la bande-son de bruits aériens étirés, rythme les gestes des enfants.
Marchelire & Corbeilleboire précède son exposition et annonce le conte et le jardin juvénile. Conçu il y a deux ans, cet environnement d’accueil pontiesque3 a été réalisé avec l’aide précieuse de Tristan Rique, ancien agriculteur devenu ébéniste dans le village voisin. Ensemble, ils sont partis à Thiers pour construire sur place. L’histoire se répète et la relation se fidélise, ils reviennent pour fabriquer les objets en frêne de Cahin-Caha.
Le jardin des paniers. À La Borne4 on cuit dans de grands fours de brique recouverts de torchis: une technique de cuisson ancestrale dans des cabanes voûtées. Cela peut durer quarante heures, avaler six stères de bois et prendre une semaine pour refroidir. Lors des nuits de cuisson, il est presque impossible de trouver le sommeil à cause des émanations énergétiques de ces abris de feu. Les flammes se baladent sur les formes incandescentes, les lèchent, c’est aléatoire. La cuisson au bois laisse les sculptures devenir ce qu’elles veulent.
À La Borne, Hélène rencontre Jacques Laroussinie. Elle lui demande comment réussir sa cuisson. Il la regarde et sort en souriant une patte de lapin. De là naît une longue collaboration entre ce magicien céramiste et la jeune artiste superstitieuse. Ils ont travaillé ensemble pendant six mois, se sont apprivoisés, ont bouleversé leur rythme. Il lui ramenait ses sables et elle ses ocres. Jusqu’à l’éblouissement, ils ont observé les flammes presque blanches imprimer l’engobe. De là sont nés des pots comme des paysages cuits, de terre, de cailloux et d’ocre. Le pot est un anti-héros de la céramique: un contenant utile qui bascule douloureusement dans le champ de la sculpture, une forme qui a toujours été là, certainement le premier objet culturel. Il fallait contenir les graines issues de la cueillette dans cet objet discret sans histoire, un orifice, un creux, à la différence de la lance ou de l’arc qui pénètre ou frappe. Dans l’exposition, le contenu est à côté, brins de blés dressés en rideau, coulée de graines éparpillées au sol. Les pots sont sans contenu parce qu’à force de contenir, ils finissent par disparaître.
La musique de Romain, comme une vannerie sonore, tresse ensemble le son des cordes de la viole de gambe et du violoncelle. Cette musique de chambre orchestre la ronde de trois pantins suspendus, carbonisés et fossilisés, aux couleurs minérales et lunaires. Des céramiques de personnages hybrides comme des assemblages d’ex-votos, le bras lâche, la jambe outil, dotés de quelques membres d’espèces animales ou végétales. Les pantins se moquent du sérieux des pots; ils sont des présences désarticulées, des divinités espiègles qui bousculent ou énervent pour éviter la permanence.
Le jardin des voix. “La voix est la seule partie du corps que l’on ne puisse enterrer. On peut enterrer les cordes vocales ; pas la voix, les ondes enregistrées”.5 À Saint-Nectaire, elle a confié ses sculptures aux Fontaines Pétrifiantes: un atelier d’art dans lequel elle dépose ses formes le long d’un escalier de bois plongé en continu sous un mince filet d’eau chargée en calcaire. Doucement, ses sculptures s’épaississent de calcite pour finir étouffées. Les céramiques ont pris la forme d’une dizaine de bulles de bandes-dessinées. Elles semblent recracher leur matière pour finir mutiques et coincées. Les bulles sont suspendues à un morceau de bois cintré, relié par des fils de crin de cheval nattés. La sculpture est physique, absente et volatile à la fois, comme une voix. Romain de son côté a samplé des chants de moines enregistrés a cappella. Il en change la texture et la fréquence. Des notes sur un tapis, isolées comme des onomatopées. La musique et les formes se mêlent dans un grondement commun niché dans le creux de cornes de zébus, lesquelles maintiennent l’équilibre de ce mobile profane.
Je repense aux fleurs à peine posées, prises dans l’entrebâillement des vitres de voitures. Peut-être que c’est de là que vient la simplicité des gestes d’Hélène. Tout avec elle est à peine touché, effleuré, les papiers s’envolent entre ses doigts, la sauce gicle quand elle déplace les assiettes. Dans son atelier il y a ce nid de frelons vide, un cadeau d’anniversaire de sa mère qu’elle garde précieusement. Les frelons sécrètent leurs murs de papier aux motifs marbrés, une forme aérienne qui fait oublier le labeur. Ce nid pourrait être une sculpture qui se serait générée elle-même et ne laisserait transparaître que la grâce et non la pesanteur. Hélène charpente ses actions pour pouvoir déplacer des montagnes d’argile et de sable avec nonchalance. Les objets semblent faits d’un seul jet; ils se soudent à la cuisson ou se gonflent pétrifiés par la calcite. Les ocres sont juste prélevées, les blés simplement fauchés. Elle laisse ses formes agir sans retenue pour convoquer par leur biais le souvenir diffus de gestes et d’émotions archaïques.
Sarah Holveck |
1. À Cucuron dans le Vaucluse, on coupe le Mai de Sainte Tulle. Un peuplier que l’on dresse contre l’église. On le fait défiler dans le village, un enfant assis dessus à califourchon. Une fois l’arbre érigé devant l’église, la procession se poursuit avec des chants et des danses. La fête est à la fois païenne et chrétienne (en l’honneur de Sainte Tulle, patronne de Cucuron, qui sauva la cité de la peste en 1720).
2. Georges Henri Rivière est un muséologue français, fondateur du Musée National des Arts et Traditions populaires (le MNATP). Surnommé « le magicien des vitrines », il a joué un rôle important dans la nouvelle muséologie et dans le développement des musées ethnographiques.
3. En référence à Claude Ponti, auteur de littérature de jeunesse et illustrateur français, dont l’univers a inspiré Hélène Bertin dans la création de mobiliers et d’objets aux formes anthropomorphiques.
4. La Borne est un hameau situé dans le Cher, lieu de création céramique depuis le XIIe siècle, renommé pour sa production de poterie et ses fours de terre.
5. Ryoko Sekiguchi, La voix sombre, 2015, P.O.L.
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- Se dégoter des légumes variés et notamment un chou rouge. Ce légume contient des colorants ayant la propriété de changer de couleur en fonction du PH.
- Créer plusieurs couleurs à partir du jus du chou rouge en y a joutant par exemple du bicarbonate, du citron ou du savon liquide.
- Trancher les autres légumes d'hiver pour créer des tampons aux formes nouvelles.
- Peindre des forêts & d’autres paysages magiques !
- Mettre les légumes ainsi découpés dans une marmite, et finir par une grande soupe.
Artistes : Ninon et Hector
Atelier : inspiré du livre "Des roses dans la salade" de Bruno Munari, 1974, Édition française Les Trois Ourses.
Réalisation : Hélène Bertin
Musique : Romain Bodart |