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| Dalila Mahdjoub reste au plus près d'une économie du geste pour parler de l'histoire coloniale entre la France et l'Algérie dont elle fait littéralement « tomber » le langage. Elle renouvelle et continue ici une approche biographique, esthétique et historique, entrecroisant plusieurs pistes. En plus de la dimension biographique dans son oeuvre (l'histoire de son père, travailleur algérien immigré, ouvrier chez Peugeot à Sochaux, et dont le document officiel de naturalisation française a été adressé à la famille après sa mort ; sa soeur aînée, Romilla, morte en bas âge juste avant que ses parents ne partent en France ; des archives de l'A.T.O.M., aide aux travailleurs d'outre-mer), Dalila Mahdjoub nous parle de l'état du monde et des autres, du service des étrangers malades à la préfecture de Marseille ; de la dernière page du roman de Michel Houellebecq, Soumission ; de la cabane du ministère du travail et de la sécurité sociale qui se trouvait au pied de l'enceinte actuelle du Mucem. Une grande part de la proposition de Dalila Mahjoub a été au centre de l'édition Romilla (Éditions commune, 2019).
Paul-Emmanuel Odin, 2019
Réécrire l'héritage colonial à Marseille : les oeuvres d'art contemporain comme interventions décoloniales Marine Schütz
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Rewriting colonial heritage in Marseille: Contemporary artworks as decolonial interventions Marine Schütz
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Voir la présentation du travail de Dalila Mahdjoub par Caroline Hancock, Prix AICA France de la critique d'art 2016
Texte de présentation au Prix AICA France, Palais de Tokyo, Paris, 2016 Caroline Hancock
« Grands ensembles », « brûle », « casse », « renoncer », « danger », « socialement défavorisés », « cités », « désarroi des uns, peur des autres », « périphérie », « exclusion », « drogue », « déprime, chômage, drame humain », « abandonner »... Ces mots hachés sont ceux répétés à outrance lors d'une série de reportages dans une émission dont certains d'entre vous se souviendront : La Marche du siècle présentée par Jean-Marie Cavada dans les années 90. Un cycle d' « Etats d'urgence » se concentrait sur différentes banlieues en France. Dalila Mahdjoub enregistre tout cela assidument sur VHS. Elle fait le constat des incidences négatives de ces représentations dramatisantes des minorités dans les médias français. À l'époque, elle réalise son projet de fin d'études à l'Ecole des Beaux-Arts de Lyon dans une école élémentaire à Vaulx-en-Velin – une ville connue pour ses émeutes à ce moment là. Elle filme la réaction critique, et sensible, de plusieurs enfants en train de regarder ce programme. Son installation multimédia est présentée in situ en 1994. L'exposition en cours « Made in Algeria » au MuCEM à Marseille lui a permis de revisiter ce travail sur deux écrans plats, en y ajoutant des éléments de son expérience familiale récente. Dalila Mahdjoub est née à Montbéliard où son père, immigré venu d'Algérie avec sa femme, travaillait pour l'usine Peugeot. En 2005, elle est présente pour documenter la destruction planifiée de la Tour V du Quartier des Champs-Montants où ils vivaient depuis les années 60. Le peu de considération des autorités pour ce moment d'effacement de l'histoire, déchirant pour certains, se résume dans le « livre d'or » mis à la disposition des habitants pour noter ou dessiner leurs impressions, qui n'était autre qu'un gros cahier d'échantillons de papiers peints obsolète, qu'elle a préservé précieusement. Elle assemble les deux histoires dans un nouveau montage qu'elle intitule La Merveille inattendue, inspirée d'une phrase de Christiane Taubira.
L'oeuvre de Dalila Mahdjoub se situe entre l'espace public et le heimat ou le chez-soi, entre l'activisme militant, un engagement social et son vécu intime. Un workshop d'un mois sur les interventions urbaines avec Antoni Muntadas à San Sebastian la marque. Elle tire aussi son inspiration de ses lectures de Césaire, Dostoïevski, Fanon ou Genet. L'universitaire britannique Alec Hargreaves remarque son regard incisif sur le réel et l'invite à co-rédiger des articles de l'ordre de l'analyse sociologique. Mahdjoub participe à l'atelier de design de Ruedi Baur à Lyon. Les relations tissées alors avec la conservateur du patrimoine et grande arpenteuse urbaine, Christine Breton, l'ont mené à s'installer à Marseille. Mahdjoub photographie alors la zone arrière-portuaire, les centres d'hébergement qui deviennent rapidement des centres de rétention. Un jour de passage à l'A.T.O.M. (acronyme pour Aide aux Travailleurs d'Outre-Mer), elle découvre des archives délaissées dans les toilettes : il s'agit d'un système de fiches qui permettait d'accueillir la main d'oeuvre ouvrière immigrée. Mahdjoub pratique une collecte constante – et les éléments trouvés sont diffusés pour permettre un travail de recherche et de mémoire. Elle collabore durant nombreuses années avec l'artiste engagée, fondatrice des Editions commune, Martine Derain. Ensemble, elles allient action urgente, critique et créativité. En 1998, sur une invitation du Consulat de France à Jérusalem, elles proposent une édition de tickets de bus personnalisés de citations et de photographies sur la ligne entre Jérusalem et Ramallah. Elles l'intitulent : En Palestine, il n'y a pas de petites résistances. En Suisse en 2002, elles créent une table d'orientation liée aux actions humanitaires de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge - actuellement présentée dans l'exposition « J'aime les Panoramas » – aussi au MuCEM. Leur analyse détaillée prend une forme graphique et participative. Le titre interroge : Une Vie simple ? Lors d'une exposition personnelle en 2014 à la compagnie, le lieu de création fondé par Valérie Jouve et Djamel Tatah en bas de la gare St Charles à Marseille, Mahdjoub présentait une installation de rideaux, patchworks d'étiquettes de vêtements, assemblés sur place de manière grossière avec sa machine à coudre domestique. Les pays de manufacture sont soulignés et on observe que ces textiles sont principalement « MADE IN » Bangladesh, China, et ainsi de suite. Cette cartographie de l'exploitation industrielle et globalisante intègre également des souvenirs personnels comme la médaille du travail de son père.
À mon sens, l'oeuvre de Mahdjoub se rapproche de l'Arte Útil de Tania Bruguera, une cause si bien-aimée des commissaires et des médias de l'art, mais aussi de celle d'El Anatsui, de Christian Bolstanki, ou encore de Maya Lin et de son Mémorial de la guerre du Vietnam à Washington – pour ne citer que quelques exemples.
Zineb Sedira, Neil Beloufa et cette année Kader Attia – également descendants français de la diaspora algérienne – font enfin leur entrée parmi les nominés du Prix Marcel Duchamp. À un moment donné de leur carrière, ils sont tous partis : à Londres, aux Etats-Unis, à Berlin. Au vu des actualités brûlantes, j'ai pensé qu'il serait utile de mettre à profit cette plateforme pour poser cette question : nous monde de l'art, que savons-nous de ceux qui sont restés ?
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Techniques et matériaux
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Dessin vectoriel, photographie, vidéo, animation, son, graphisme, dessin sur papier de soie, installation, sérigraphie, design d'objet (table d'orientation, périscope-colonne pour visionner des vidéos...), sculpture, textile (étiquettes « made in », étiquettes « designed in... made in » ...), structure d'échafaudage, résine, gomme, béton... | |
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Mots Index
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Effacement, traces coloniales, mépris de soi, vomissement, archives, chez-nous/chez-soi, scissiparité [...] | |
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champs de références
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W.E.B. DU BOIS
J'ai rapidement tracé les contours des deux mondes qui coexistent dans le Voile et hors du Voile [...] Quittant alors le monde de l'homme blanc, j'ai pénétré dans le monde du Voile ; j'ai soulevé celui-ci pour que vous puissiez entrevoir ses replis les plus secrets [...] Je suis de la chair et du sang de ceux qui vivent dans le Voile.
W.E.B. Du Bois, Les âmes du peuple noir, pp. 7-8. Éditions La Découverte, Paris, 2007
À propos des notions de double conscience et de scissiparité _ Ci-dessous pp. 11-12
ACHILLE MBEMBE
Mouvements :
Au moment des révoltes de l'automne 2005 en France, vous avez écrit un texte remarquable sur le racisme de la société française, « La République et sa Bête ». Presque deux ans après, des mouvements comme les Indigènes de la République se sont développés et d'autres, comme le CRAN (Conseil représentatif des associations noires), se sont créés. Quel est votre regard sur l'émergence de ces mouvements, sur l'émergence de ces identités et de cette militance « postcoloniales » ?
Achille Mbembe :
L'émergence de tels mouvements est le symbole d'un profond malaise dans la culture française elle-même – d'une crise de la façon dont la France se pense en ce nouveau siècle, de la façon dont elle pense ce nouveau siècle. La crise culturelle et intellectuelle – et donc identitaire – que je suis en train d'évoquer, la France en fait l'expérience parce qu'elle a raté certains des principaux voyages de la pensée qui ont caractérisé la deuxième moitié du XXe siècle. Le reste du monde, nous avons appris une ou deux choses au cours de cette période. Et d'abord, qu'il n'existe pas une histoire de « l'homme en général ». Viendrait-elle à être écrite, elle ne serait qu'une histoire d'abstractions et de cruautés. L'histoire de « l'homme en général », c'est toujours l'histoire concrète d'êtres humains « en situation », « en mouvement », « en train de circuler ». Chaque fois qu'un pays fait l'expérience de l'esclavage et de la colonisation (soit comme sujet qui pratique, soit comme sujet qui subit l'une ou l'autre de ces formes de déshumanisation) – l'idéologie de « l'homme en général », très vite, se transforme en l'histoire d'un sujet dominant, d'un « sujet maître » qui, comme par hasard, se trouve toujours être « blanc » et « masculin ». Et donc l'universalisme abstrait, toujours, finit par revêtir la forme d'un sujet maître qui, dans sa rage de passer pour l'homme tout court, doit se constituer et se définir d'abord dans et par ce qu'il exclut et disqualifie, dans et par ce qu'il autorise et dévalorise, dans et par les frontières qu'il érige entre lui-même et ses « autres ». De ce point de vue, il est fort significatif que la plupart des mouvements que vous évoquez constituent des sortes de contre-subjectivités. Ils jouent de la différence non point pour s'exclure de l'en-commun, mais comme d'un argument ou d'un levier pour faciliter le passage du statut de sans-parts à celui d'ayant-droits. Ils montrent que pour arriver au semblable, il faut commencer par partager les différences. La reconnaissance de la différence est le point de départ d'une politique du semblable ou, mieux, d'une politique de l'en-commun.
Décoloniser les structures psychiques du pouvoir - Érotisme raciste et postcolonie dans la pensée d'Achille Mbembe
Propos recueillis par Elsa Dorlin | MOUVEMENTS N°51 septembre-octobre 2007
© La Découverte | https://www.cairn.info/journal-mouvements-2007-3-page-142.htm
Quelques-unes de mes étoiles...
Frantz Fanon, Toni Morrison, Assia Djebar, Richard Wright, Edward Saïd, Achille Mbembe, Felwine Sarr, James Baldwin, Seloua Luste Boulbina, Jean Genet, Fédor Dostoïevski, Paulo Freire, Georges Perec, Ghada Amer, Elia Suleiman, Hans Haacke, Fernand Deligny, Pina Bausch [...]
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