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| Entretien avec Fabien Ribery, pour son blog L'intervalle
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Alea jacta est
"L'éphémère n'a pas de prix. C'est le durable, le persistant qui en a un. Celui qui expose l'éphémère à la vue, dans cette nuit illuminée qu'on appelle le jour, prend le risque de se fondre physiquement dans l'éphémère, quitte à s'y perdre. Marco Barbon a pris ce risque, en consacrant son oeuvre à tout ce qui peut s'évanouir à tout instant et disparaître on ne sait où. Avec des plumes d'oiseau, avec des balles, des boules, il saisit l'instant où les objets se mettent è bondir, à rebondir, à dessiner des formes aléatoires dans l'espace. Les plumes volent et tourbillonnent, les boules colorées d'arc-en-ciel y figurent en état de lévitation. Il s'agit de poèmes-photos, de Haïkus photographiques, où les boules remplacent le saut de la grenouille de Bashô, suggèrent et glorifient l'éphémère. En utilisant le procédé du polaroïd, d'abord, il choisit la voie la plus aléatoire. En refusant de re-photographier ses vues de balles bondissantes sur papier argentique, ou par un appareil numérique, il s'installe délibérément dans le provisoire. Peu d'instants lui suffisent, quelques secondes seulement, comme si le secret de la vie se dissimulait dans le furtif : l'aléa pur du saut dans l'insaisissable. Curieux artiste, qui semble vouloir se dérober à tout jugement sur un travail qui lui échappe en grande partie. Cela mérite réflexion et suscite la méditation, plutôt que l'analyse.
On finit par en conclure, en le méditant, que Marco Barbon ne souhaite pas être « fixé » lui-même par quiconque, comme on ne peut simultanément saisir la position d'un point dans l'espace et son mouvement dans le même espace : ce qu'on appelle en physique le principe d'incertitude d'Heisenberg – ou, tout simplement, l'incalculable.
Ainsi en vient-on à croire que son oeuvre répond à une connaissance philosophique approfondie. Et, en effet, l'auteur des Chronotopies dispose d'un vrai savoir philosophique, qui va de la culture occidentale la plus ancienne à la culture extrême-orientale non moins ancienne : de Zénon d'Elée au Zen. Du microcosme au macrocosme et du zéro à l'infini.
Une telle aventure est si singulière que nul ne saurait prévoir jusqu'où pourrait aller ce migrateur de l'imprévisible.
Marco Barbon ? Un maître de la Chance.
Mais aussi, bien autre chose. On repère vite en effet, dans cette oeuvre apparemment très modeste, et très secrète, un lointain écho du surréalisme, et pas seulement celui de Giorgio de Chirico, mais d'Yves Tanguy, de leurs ombres de statues sur les places, de celles de personnages imaginaires sur des plages sans horizon. Mais, contrairement aux oeuvres de ces deux peintres, il s'agit d'une atmosphère surréelle diffuse à l'intérieur d'espaces hermétiquement clos. De vitrines, en quelque sorte, qui exposent des surprises et des énigmes. Des interrogations (des objets interrogatifs), plutôt que des réponses à des questions lourdes et prétentieuses. Interrogations mystérieuses, plutôt qu'inquiétantes. Pas de Muses inquiétantes, mais de minuscules barricades mystérieuses, comme les poèmes d'Olivier Larronde. Toutes en douceur, en parfaite sérénité, et même apaisantes, loin de toute idée de guerre et d'agressivité. Aucun esprit de violence révolutionnaire, aucune allusion à des tragédies quelconques. Ou alors : Marco Barbon les met consciemment entre parenthèses. De l'humour latent, mais pas d'humour noir, ni grinçant. Un sourire aux lèvres, comme le visage d'Hermès.
Un univers en suspens, en apesanteur en quelque sorte. On songe parfois à des cerfs-volants d'une autre espèce, des cerfs-volants sans fil. Mais on y entend aussi de la musique. Une musique aussi singulière que celle d'Erik Satie : celui des Gymnopédies et des Gnosiennes, le maître musical de l'humour. Comment définir un tel esprit ? J'oserai utiliser le néologisme Volatilisme. Marco Barbon, dans ses polaroïds, volatilise presque tout : le temps (celui qui court depuis toujours), l'espace (public), et même l'énigme, puisqu'il la transforme en évidence manifeste. Rimbaud voulait fixer des vertiges. Marco Barbon fixe des questions sans réponse."
Alain Jouffroy, janvier 2010
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El Bahr, les voix du vent et le secret des ressacs
"Du haut d'un promontoire, de dos et les yeux rivés sur une mer de nuages, un homme vêtu de sombre, cheveux au vent et avec une canne à la main, contemple un paysage où se mêlent l'alpin et l'océanique. Le célèbre tableau de Caspar David Friedrich, Le Voyageur au-dessus de la mer de nuages (1818), en plaçant le spectateur dans le dos de celui qui contemple, joue sur la tension produite par une identification possible et une mise à distance. On ne peut s'empêcher d'imaginer quel personnage se trouve là et à quoi il pense ; son visage est caché, qui nous donnerait des indices pour interpréter sa présence. Il ne nous reste qu'à regarder la mer de nuages, les montagnes qui la percent : est-ce là l'objet de sa contemplation, ou son regard lui-même, ou le nôtre enfin ? Et de se demander quel est le « sujet » de ce tableau : la scène représentée (cette pause contemplative), le personnage de dos (celui qui regarde), ou notre propre subjectivité telle qu'elle est happée par la scène ? Et ce paysage n'est-il pas état d'âme – la forme projetée d'une subjectivité intérieure ? El Bahr peut sembler reconduire photographiquement ce dispositif, mais il joue pourtant tout autrement du fait de ceux qui sont ainsi mis en scène et de l'effet de série. Du coup, ce qui est aussi déjoué, c'est le dualisme sujet-objet, homme-nature, qui est présupposé dans le tableau du maître romantique. Ce qui apparaît dans ces prises de vue, c'est tout autre chose... Car le titre du tableau de Caspar David Friedrich livre un indice essentiel : c'est un voyageur qui contemple. Il a marché avec sa canne jusqu'à un sommet, il a atteint le lieu propice qui donne sens à l'idée même d'une contemplation et d'une élévation spirituelle. Le personnage est une figure – romantique –, presque une posture : la hauteur d'âme qui permet d'être face à une nature sublime. On ne peut s'empêcher alors de penser aux vers de Baudelaire : « Homme libre, toujours tu chériras la mer ! / La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme / Dans le déroulement infini de sa lame, / Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer » (Les Fleurs du mal, 1857). L'âme est infinie, la mer donne l'image dans laquelle peut plonger celui qui saisit cette invitation au voyage. L'homme libre, c'est le poète, qui cultive cet appel et se nourrit de ce qui échappe au commun des mortels. Les femmes et les hommes que l'on voit dans El Bahr sont des gens ordinaires. Des anonymes, si l'on entend par là ceux que l'on ne pourrait nommer et identifier en les rapportant à une figure claire. Cependant le « n'importe qui » et le « tout le monde » ne sont pas ici un topos philosophique, qui donnerait prise à un discours d'autorité, mais une présence incarnée, car chacun vient sur la rive avec sa différence – on distingue les habits de chacun, qui rattachent ces gens à leur histoire quotidienne. Aussi, la série donne à voir, puisque tous se trouvent face à la mer, un personnage disséminé, un marcheur innombrable, un regardeur aux regards fuyants. Tous regardent vers la mer, mais chacun s'y abandonne à sa manière. Les habits disent aussi le moment de la journée où l'on est venu ici, l'activité que l'on a abandonnée ou interrompue. La façon dont chacun se pose est un geste entier, qui porte en lui l'histoire de ce « personne » et le moment de sa journée. Ceux dont on ne voit pas le visage échappent ainsi au lieu commun, on ne saurait leur assigner une essence sans faire violence à ce qu'ils vivent. Ils ont cependant en commun de s'être échappés de la société qui les retenait tout à l'heure. Leurs habits ne sont pas les insignes de leur condition sociale, ils font corps avec ces gens dans ce moment et ne décrivent aucun « personnage », aucun rôle. C'est juste ce qu'ils avaient sur eux lorsqu'ils sont allés voir la mer, dans un geste de retraite, dans un temps que l'on s'accorde pour soi. Chaque photographie dit alors une petite scène qui donne à voir ce que Michel de Certeau appelle des « manières de faire » relevant du quotidien. Ce sont des pratiques singulières et plurielles, toujours liées à des situations qui sont autant d'occasions d'inventer un usage nouveau qui permet d'aménager un lieu où vivre. Elles s'inscrivent dans l'ordre social, mais d'une façon souterraine, en sourdine, en composant avec les procédures et la culture établies, pour jouer et « faire avec ». En cela, ces pratiques ont une quasi-invisibilité, elles ne se signalent pas par des produits propres, puisqu'elles consistent essentiellement dans des usages détournés. Mille façons de braconner dans la vie commune pour vivre de traverse. Il y a une créativité qui échappe aux canons de la création, parce que l'ordre régnant donne malgré lui prise à ces innombrables inventions qui viennent déjouer ses injonctions et ses codes, et auxquelles il est de ce fait aveugle. El Bahr met au jour ce qui se passe ordinairement en bord de mer et que nous ne voyons pas. Il faut s'attarder sur la corniche pour remarquer celles et ceux qui s'y arrêtent là un moment. On y voit alors une poïétique anonyme – une poésie sans parole et sans posture, une poésie sans oeuvre, mais qui est tout entière dans cette manière de se tenir face à la mer. Les personnes photographiées ne posent pas, elles sont là, pas même surprises, mais accompagnées par le photographe dans leur abandon ordinaire, qui leur donne cette tenue, cet ethos singulier qui apparaît dans chaque cliché. Michel de Certeau consacre une partie entière aux « pratiques d'espace », pour attirer notre attention sur les parcours et les cheminements qui dessinent l'espace vécu et la familiarité des lieux (L'invention du quotidien, 1990). Les parcours de chacun forment une rhétorique – dans le sens où elles ont des figures et des tours – et elles s'articulent à des récits qui permettent l'appropriation ou la réappropriation des lieux où vivre. Mais, ici, nos marcheurs sont à l'arrêt, au repos. Certains sont venus jusqu'ici, d'autres y sont revenus pour avoir une autre fois repéré ce bon coin, certains ont pausé en passant ou en faisant un détour. Dans les rituels quotidiens de nos marches, en suivant les pas qui trament les lieux, on peut suivre des trajectoires. Et si certains de nos trajets s'attachent à des projets liés à des activités définies, d'autres relèvent plutôt de « tactiques traversières », et forment des espèces de « lignes d'erre », pour reprendre le mot de Fernand Deligny, des « trajectoires indéterminées » comme des phrases imprévisibles (Les Vagabonds efficaces, 1970). Avec ces repos sur la rive, nous avons affaire à une pratique d'espace qui n'est plus liée au mouvement de la marche, ou qui s'y inscrit comme une pause. Quel est l'espace qui s'ouvre au moment où le corps se cale sur la pierre et lorsque le regard se tourne vers l'horizon ? Quelles trajectoires vont fuser à partir de ce coin de terre perdu vers l'océan ? Dans les photos d'El Bahr, on saisit ces moments où des poètes anonymes deviennent des voyageurs immobiles. Dans ce temps suspendu, ces femmes et ces hommes ne font rien, d'où leur présence discrète, à peine aperçue. Désengagés des actions et des buts qu'ils poursuivaient, ils s'accordent un moment. Ils se sont éloignés du bruit des agitations communes – mais peut-être la rengaine de certaines préoccupations continue-t-elle à faire son chemin dans leur tête. Est-ce l'attrait des rumeurs de la mer qui les a amenés à regarder ailleurs ? Le paysage sonore de l'océan vient recouvrir enfin le brouhaha urbain, le mettre à distance. À l'écart des affairements de tous les jours, ils paraissent chercher un accord intérieur. Lorsque l'on paresse ainsi, un agir paradoxal se déploie, un agir sourd, car il n'est pas dirigé vers un but, un agir qui décroche de nos actions et qui passe d'abord par une perception renouvelée des choses. Regarder la mer sans rien faire. Ce n'est pas un regard désincarné, une pure vision : chacun vient avec son corps, c'est-à-dire aussi avec ses habits, ces habits qui disent nos habitudes et les régions sociales que l'on fréquente. Mais ce sont des vêtements qui ne pèsent pas pour l'instant présent – on n'est plus en représentation, on tourne le dos au monde, on se tourne face à la mer qui n'a que faire des habits que l'on porte. Main sur la hanche, main battante, main derrière le dos, main en appui, mains dans les poches, sous le menton, mains reposées sur les cuisses, bras croisés, pied en avant, assis ou debout, chacun cherche son siège. Lorsqu'on est ainsi assis, inébranlable, on est disponible pour accueillir les humeurs de la mer – on est sensible au clapotis indolent de l'eau, à son crescendo, chaque vague sonne différemment et l'oreille n'est tendue que par l'entente de son retour. On peut fermer les yeux par moments, sans perdre ces continuelles systole et diastole, nourri par le vent et le sel. Le paysage sonore rentre jusque dans la bouche lorsqu'on a la mer au coeur. À quoi pensent-ils ainsi ? Peut-être à rien, à rien de précis, à rien de fixe ; peut-être une pensée s'insinue-t-elle entre deux vagues et en tire une autre, qui en charrie une troisième. Que regardent-ils ainsi ? Peut-être rien, rien de précis, juste quelque chose de fixe – l'horizon. Mais c'est parce qu'ils ont un siège – qu'ils éprouvent sans rien faire le sol sur lequel ils reposent – qu'ils peuvent se tenir droits et tendus vers l'horizon. Ce parapet, cette balustrade, ce rocher, on s'y appuie et l'on se penche vers la mer : comme si l'on avait enfin sous le corps un lieu en retrait du monde où l'on pouvait éprouver et imaginer le site d'une vie possible. Ce bord de l'eau que l'on rejoint un moment est comme le lieu où insérer dans notre vie présente le point de départ de nos horizons. Immanquablement, des récits et des images remontent en nous. L'expérience de la mer est souvent médiatisée par des voyages racontés. Sous le vent, la rêverie se tisse à partir de ces récits, elle s'entremêle aux humeurs de la mer qui colorent ces histoires. On se souvient d'une histoire, de celui qui la racontait : le héros revient toujours de loin, d'un au-delà. La fabulation est celle du lointain. Le récit légendaire est celui qui ouvre l'espace de l'autre. Le rivage – l'au-delà. Celui qui revient parle de l'au-delà ; la mer fabuleuse porte les légendes de ceux qui sont partis, qui reviendront peut-être ou que l'on rejoindra un jour. Les gens d'ici consignent dans leur coeur cette mémoire des histoires qui nourrit leurs voyages immobiles. Celui qui rêve, rêve du rivage. C'est ce dialogue du rivage et du lointain qui s'actualise dans la rêverie face à la mer. Les paroles rapportées, les fabulations du voyageur, se mêlent aux rêveries du riverain. El Bahr nous rappelle que toute poésie part d'un lieu. Ce n'est pas l'enracinement d'une imagination sédentaire. El Bahr, c'est le lieu de l'envol des images. Chaque photo montre un site propice à cette poésie éthique : une plage singulière où chacun peut s'abandonner à la rêverie et se transformer intérieurement. Car regarder la mer paresseusement, ça redresse le corps, ça revigore. L'horizon soutient le regard, il donne cet autre appui nécessaire qui nous faisait défaut tout à l'heure, lorsqu'on baissait les yeux, lorsqu'on avait le regard inquiet dans l'agitation commune, à l'affût de ce qui ordonne nos actions. Maintenant, l'espace ouvert dans cette pause libère notre regard. On échange deux mots avec celui ou celle qui est là, avec ceux qui sont partis, on murmure une chanson ancienne ou on reprend une discussion avec soi entamée la veille. Paroles légères, car déjà envolées. La mer est à la fois lien et séparation, entre ici et là-bas, entre ceux qui restent et ceux qui sont ailleurs – les exilés, les morts. Le dispositif donne précisément à voir l'ouverture de cet espace poéthique. Celles et ceux qui regardent se perdent dans l'horizon, sont face à la mer, ils ne nous tournent pas le dos, c'est nous qui regardons avec eux par-dessus leurs épaules. Ils soutiennent notre regard, ils nous invitent silencieusement à partager ce moment, à les rejoindre. Il n'y a qu'un pas à faire pour entrer dans le cadre et appuyer nos coudes sur le parapet. Nous nous voyons regarder la mer. Si ces photos ont une dimension éthique, c'est aussi qu'elles nous touchent au plus profond. On sent que ce qui se joue dans ces scènes du quotidien relève de l'intimité. On imagine ce que chacun confie à la mer en la regardant, et la confiance que cela engendre en soi. Se confier à la mer, c'est toujours retrouver une confiance qui nous faisait défaut lorsqu'on était seul tout à l'heure, perdu au milieu des autres, s'accrochant aux injonctions sociales et aux attentes que nourrissent ces reconnaissances que l'on guette lorsqu'on est aux abois. Chacun est allé à l'écart, dans un endroit qui n'est pas ménagé par la mer, à portée des vagues indomptables et des embruns insaisissables, à la frontière du sauvage pur qu'est la mer. On s'est retiré au bord du monde, pour assister à la naissance renouvelée du monde. À la frontière du monde des hommes, là où l'étendue de terre – la plage étymologiquement – devient étendue d'eau, s'initie un dialogue silencieux entre soi et les choses. El Bahr, les voix du vent et le secret des ressacs. Que se passe-t-il en eux ? Qu'est-ce qui passe de la mer en eux ? La série photographique donne une série de temps (temps clair d'hiver, temps brumeux d'été, temps lourd ou gros de tempêtes à venir) qui ne sont pas que la couleur projetée des états d'âme. Le jeu des éléments – terre, air et eau – compose des danses dont l'origine est justement dans cette conversation muette que chacun peut entretenir avec le monde pour se tenir au monde. Dans ces photos, c'est le paysage comme relation qui apparaît. Dans la peinture de paysage telle qu'elle s'est constituée en Occident avec la représentation perspective, chaque tableau est une veduta qui donne aussi la construction de ce qui est donné à voir : par la fenêtre, le paysage apparaît comme une vue, fixée par le cadre et ordonnée par le point de fuite. Système de projection qui est aussi une abstraction et nous donne l'illusion que le sujet est extérieur à ce qu'il voit, et que c'est lui qui éclaire ce qui est à voir. En se plaçant derrière ceux qui regardent, le photographe ouvre l'espace, ou plutôt, en donnant ensemble le paysage et le regardeur, il met au jour cette relation au monde d'un regard – invisible sur la photo, mais pourtant présent – qui est incarné et au milieu de l'étendue – au milieu du cadre, face à l'horizon qui divise la photo. L'espace naît au moment où l'on regarde en repos. L'imaginaire n'est pas ce que projettent des sujets, ce que fabulent des hommes, mais le réel même lorsqu'il se dévoile comme au premier jour. L'horizon n'est pas simplement le lointain, mais ce vers quoi nos rêves peuvent s'envoler, la constitution commune d'un sujet rêvant et de ce paysage qui évoque l'ailleurs. El Bahr donne à voir l'épure du « milieu », le moment et le lieu d'une transformation réciproque, où croissent ensemble certains motifs naturels avec certains sentiments, où se suscitent mutuellement le sujet humain et le monde habitable. Comment se tenir sur terre ? Ce à quoi nous tenons, à part soi et avec les autres, d'ici ou d'ailleurs, est donné exemplairement par ces paresseux qui regardent la mer, humblement, dans une présence discrète où l'on peut partager leur apaisement. Ce que c'est que la mer, apprends-le de la mer ; c'est-à-dire, embrasse la mer, plonge en elle là où elle devient poème. La source poétique n'est pas tant dans le coeur humain que dans le coeur qui écoute le monde, qui répond silencieusement et qui chante de tout son corps."
Denis de Casabianca
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"Le Rex (devenu aujourd'hui le Rif), l'Alcazar, le Vox, le Kursaal, le Tivoli, le Lux, le Flandria, le Roxy, le Mogador, le Paris, le Maghreb, le Mauritania... Il ne manque que l'Eden pour que la liste des salles de cinéma du Tanger de la grande époque soit intégralement conforme au mythe du cinéma lui-même, et telle est – ou était (c'est là la question) cette ville, adossée, même dans la ruine, à une idée de ville complexe et étrange : ville frontière, et non pas seulement entre deux pays mais entre deux mondes, ville du commencement de ce qui fut l'Orient des orientalistes, ville refuge et lieu d'exil transposant à la pointe septentrionale de l'Afrique le désir d'écrivains se rêvant dans la descendance d'un certain consul britannique sombrant dans une ville mexicaine. Ville filmée aussi, et si souvent, y compris il y a peu encore – je pense à cette image nocturne de Only lovers left alive de Jim Jarmusch où l'on voit le couple de vampires élégants et lassés formé par Tom Hiddleston et Tilda Swinton errer dans le labyrinthe décrépi et s'arrêter devant un bar où, dans un respect presque sacré, s'élève le chant lascif de Yasmine Hamdan. Par conséquent une ville qui est une niche de récits, un gisement de prises imaginaires – et jusqu'à l'épuisement. Mais Tanger (qui, en français, on ne peut s'empêcher d'y penser comme à un jeu de mots trop facile, fait danser dans son nom la proximité du danger), comme toute ville mythique et comme tout espace de condensation fictionnelle, est en même temps réelle, bien réelle, et c'est à cet endroit là qu'il faut l'attraper : là où la fiction décolle, là où, à peine naissante, elle est déjà conductrice. C'est du moins ainsi que l'a saisie Marco Barbon, en errant dans cette ville de vestiges comme dans l'espace d'un recommencement, d'un ressaisissement du mythe. D'une image à l'autre, on se dit « mais c'est un film ! », puis en franchissant les paliers successifs de ces arrêts sur image, on se dit « mais c'est un roman ! », et pourtant il n'y a là rien d'autre que la prospection étonnée et patiente d'un état de choses, une ville telle qu'en elle-même qui, sans prendre la pose et en conjuguant simplement sa fatigue, prolonge la résonance de son nom, l'envoyant très loin, dans cette « interzone » qui serait simultanément celle de sa renaissance et de son évanouissement, celle de la levée de ses songes et de sa chute en elle-même, au ras de son sol ou de ses toits. L'extraordinaire des villes, quand bien même elles seraient composites, fragmentaires, laissées à une sorte d'abandon, c'est qu'elles sont unanimement elles-mêmes, et cette ressemblance, qui n'est ni une essence ni une parure, mais une action, un mode d'exister, s'étend partout, de la nature morte à la vue panoramique, du moindre recoin à la vue ouverte au lointain, et elle soumet à sa loi, comme en douceur, aussi bien les intérieurs que les extérieurs – ce n'est pas un hasard si les termes qui viennent ici sont ceux du cinéma : intérieur, extérieur, le scénario est en cours, on en suit les états, il n'y a rien de linéaire, aucune “histoire” ne nous est racontée, aucune voix off ne s'adresse à nous, mais à chaque fois c'est comme si le corps de Tanger était touché en un point précis : comme si la photographie était une sorte d'acupuncture, une approche lente et patiente tout entière tendue par la précision de son geste. Des vues s'en vont vers l'horizon, quelques unes, par-delà le feuilletage des terrasses ou dans la nuit, mais beaucoup se concentrent sur ce qu'on appelle des détails, qui fonctionnent comme les indices d'un roman à venir, que l'on a pourtant l'impression de relire. Un appareil de téléphone sur le mur d'un hôtel, les outils de découpe sur l'étal d'une boucherie, un chat ou un chien errant, un garçon de café reflété dans un miroir, une échelle, un passant dont la silhouette se découpe contre un mur blanc qui le sépare de hauts cyprès, une chaise défoncée devant un rideau métallique, une villa ou un palais en ruine – bien de ces photos pourraient avoir été prises ailleurs, mais toutes ensemble, comme un choeur dépareillé qui n'aurait pas à chanter d'hymne, toutes ensemble elles se recueillent dans leur silence et s'assemblent pour donner un nom – Tanger – à cette occurrence du monde muet qu'elles signalent en l'accentuant sans forcer, juste comme ça vient, au fil du pas semble-t-il, et sur une étendue lumineuse qui va du plein jour à la nuit tombée, chaque occurrence de lumière donnant un style à l'énigmatique contour de toute chose, à commencer par celui des maisons, celui que propage l'étonnante rigueur volumétrique des villes arabes. Mais ce contour, qui est donné, il faut le voir et le montrer, il faut le faire venir, c'est-à-dire le laisser venir : et je crois que ce n'est possible que si l'intentionnalité des prises s'efface, que si le cadrage – qui est la condition d'existence de la surface photographique, mais jamais celle du monde photographié –, au lieu de résulter d'une volonté, agit simplement comme une réponse ou un accord : chacune des photos de Marco Barbon (et on pourrait en dire autant de celles réunies sous d'autres noms de villes, qu'il s'agisse d'Asmara ou de Casablanca) semble venir d'une sorte de plan d'immanence fantomal, se détachant de l'indifférencié pour pointer hors de lui, avec lui, la puissance de fiction qui est en réserve dans les choses et qu'il faut réveiller, mais pas trop brusquement, à peine : quelque chose de neutre résiste et divague, c'est comme si la conscience clignotait au sein d'un labyrinthe encombré de vestiges. Ce qu'elle a vu, et qui s'inscrit comme souvenir au moment même où elle le voit, nous est transmis, et de telle sorte qu'en ricochant d'une image à une autre, via une cabine de projection, une vitrine à l'abandon ou l'angle d'une terrasse, nous puissions à notre tour écrire, au ras des choses, au plus près de la mélancolie native qui les nimbe, le roman de l'interzone et voir crépiter dans ses couleurs le grain d'un film en noir et blanc bordé d'or."
Jean-Christophe Bailly
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