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| Alain Amiel. PerformArts, pour l'exposition à la galerie Depardieu, Nice- juillet 2017
Loin des codes du brillant, de la couleur vive, des formes abouties et des matières lisses, Manuel Ruiz Vida développe un art de peindre singulier, intimiste et sensible.Sa matière est épaisse, chargée de poussières, de couleurs froides et plutôt sombres. Il ne la crée pas tout à fait, il laisse agir les poussières qu'il génère par ses travaux, par celles qui traversent son atelier. C'est une matière au travail, asséchée, dépigmentée, vieillissante mais qui possède sa propre vibration. Il utilise aussi des vieilles palissades rongées par le temps et les activités humaines, mais les propose dans le sens horizontal, l'entre-deux planches comme autant de lignes d'horizon. D'autres vieux bois ou des toiles fatiguées semblent être ses supports favoris. Sur ces matières usées, il peint des formes en utilisant les aspérités, les textures, les contours, comme dans les peintures rupestres. Ses sujets sont frontaux, fermant la perspective. Ils sont abstraits même si on peut reconnaître des formes : contenants usagés, cuves, poubelles, etc. Il n'y a presque rien à voir : de vieux bâtiments abandonnés depuis longtemps, bordant des rues vides et sales, des conteneurs rouillés, des puits, résidus industriels.C'est le travail du temps sur la matière à moins que ce soit celui de la matière sur le temps...
Véronique Baton : Manuel Ruiz Vida, Le temps de la peinture, 2016 in catalogue de l'exposition « Manuel Ruiz Vida le temps de la peinture », éditions Campredon Centre d'art, L'Isle-sur-La-Sorgue.
Lorsque l'artiste peint, il plante de la peinture et l'objet lui sert de plate-bande : il doit alors semer la peinture de manière à ce que l'objet disparaisse, car c'est de lui que sortira la peinture que voit l'artiste. Kasimir Malévitch, Du cubisme au suprématisme, 1915
Installé depuis 2013 à Marseille, Manuel Ruiz Vida a vécu l'essentiel de sa carrière dans les brumes du nord, entre les centres urbains de Valenciennes et de Lille et la plaine maritime de Dunkerque. C'est là, sur cette terre à la beauté rude, que les structures portuaires et les friches industrielles ont trouvé un écho puissant dans son travail. Après une formation à l'Ecole des Beaux- Arts de Dunkerque, Manuel Ruiz Vida fait ses débuts sur la scène artistique à la fin des années 90. Depuis cette époque, il peint invariablement des mondes et des objets familiers sur de grands formats qu'il affectionne tout particulièrement. Ce sont pour l'essentiel des entrepôts, des cuves d'hydrocarbure, des bâtiments désaffectés ou des palissades renvoyant au paysage sidérurgique et portuaire environnant. Ce sont également des vieilles pierres observées lors de ses voyages, comme les sarcophages antiques du musée archéologique de Rome, ou encore ses propres outils de travail, bassines, bidons et autres récipients qui recueillent quotidiennement ses mélanges de pigments. La même composition transite d'un sujet à un autre, d'une source d'inspiration à une autre, qu'elle soit issue d'une mémoire personnelle ou collective. Cadrés au plus près du bord de la toile, les objets remplissent systématiquement toute la surface, jouant sur le plan rapproché dans une sorte d'horreur du vide presque oppressante. Les peintures de Manuel Ruiz Vida ne visent pas à l'illusion. Elles mettent à l'épreuve le réel. Quasi monochromes, ses paysages industriels se résument à quelques éléments structurants débarrassés de toute présence humaine ou végétale qui permettrait de les contextualiser. D'emblée, le regard est frappé par ces blocs monolithiques qui semblent émerger de nulle part. Leur géométrie associée à un puissant effet de frontalité en font de fascinantes et mystérieuses natures mortes, celles qui murmurent la vanité de toutes choses. L'attachement que porte l'artiste à peindre la dégradation des matériaux et les modestes altérations traquées à la surface des objets renforce cette impression première d'impermanence et de fuite du temps. La desquamation d'un mur, le fond craquelé d'une bassine, les sillons de rouille sur les bords d'une cuve ou la poussière d'une paroi, souvent nimbés d'une lumière blafarde, portent l'empreinte des jours qui passent. Manuel Ruiz Vida peint l'inexorable action du temps et ses outrages dont il fixe patiemment le fait plastique et l'éclat si caractéristique.
Au-delà de cet attrait pour l'éphémère et la poétique du temps à l'oeuvre, la grande subtilité du travail de l'artiste réside dans le jeu formel qu'il déploie au service d'une peinture trompeusement figurative, ce que souligne en parallèle le recours à des titres qui ne renvoient à aucune interprétation iconographique. Quel que soit le thème traité, ses tableaux portent l'audace d'une synthèse abstraite où le motif s'efface (série des « Hangars »), où les ouvertures sont aveugles (séries des « Passages ») où le regard se heurte au fond opaque de la toile (série des « Structures » et des « sculptures »). Marqués par le sceau de l'abstraction, les bâtiments, les objets humbles et consumés, semblent voués à une pure poésie picturale. Tournant le dos aux artifices et aux raffinements décoratifs attendus, ils donnent à voir la peinture dans toute sa matérialité et dans une mise en exergue de ses moyens propres. Les surfaces sont baignées d'une gamme chromatique profonde et assourdie dont la consistance terreuse se trouve éclairée de temps à autre par quelques plages plus vives et des ombres tranchantes. La pâte, épaisse et grumeleuse, parfois cireuse sous l'effet de la laque mélangée aux pigments, est travaillée par recouvrements successifs. Manuel Ruiz Vida peint ses toiles de plusieurs gestes, en étirant la matière avec vigueur. Parfois, il utilise directement comme support le sol maculé de peinture de son atelier ou d'autres matériaux récupérés comme des radiographies et des bouts de cartons, substrats sur lesquels il discerne des motifs qui guideront sa peinture. Après une esquisse tracée sommairement au pinceau, il peint dans la surface et dans l'épaisseur, couche après couche, utilisant fréquemment des morceaux de palette usagée pour étaler la matière. Les couleurs se mêlent en se superposant. Par la pression du geste, la peinture recouvre et pénètre le substrat et inversement les couches précédentes remontent en étant repoussées. À l'étirement de la surface correspond la stratification des couches. De ce travail, à la fois énergique et patient, nait un dialogue et un équilibre entre la surface et l‘épaisseur. La peinture devient alors une géologie qui manifeste une succession de temporalités, celle du geste unique et perceptible dans l'instant comme celle stratifiée de la peinture qui s'inscrit dans la durée.
Entretien avec Véronique Baton, Manuel Ruiz Vida dans son atelier à Marseille, 18 décembre 2015 in catalogue de l'exposition « Manuel Ruiz Vida le temps de la peinture », éditions Campredon Centre d'art, L'Isle-sur-La-Sorgue.
Texte de Anne Giraud, 2005 in catalogue de l'exposition « Manuel Ruiz Vida le temps de la peinture », éditions Campredon Centre d'art, L'Isle-sur-La-Sorgue.
Manuel Ruiz-Vida pratique la peinture en questionnant sa matière, la surface des objets et la perception de la toile. Ces trois paramètres sont toujours au coeur de sa démarche. Il remarque des similitudes entre le matériau peinture, extrait du tube, et celui qui recouvre la surface des objets, extraits du réel. Elles sont rendues visibles par la réalisation de grands formats qui permettent de cibler la surface du tableau ou de s'en éloigner. L'oeil oscille alors entre l'abstraction de la matière vue de très près, et la figuration de l'objet appréhendé dans sa globalité. Si les mêmes pigments peuvent à la fois évoquer l'objet et le matériau qui le représente, peindre consiste alors à retrouver la peinture qui préexiste sur l'objet. Ainsi, il en va de toute matière. Le ciel, le volume des récipients, leur contenant et la peinture à la surface des toiles, tout est pictural en soi. La peinture n'est plus artificielle, représentative et postérieure à l'objet. Elle est objective, inséparable et concomitante à celui-ci. Les grumeaux et les coulures d'huile sont de nature identique à celle qui est présente sur une porte de hangar rouillée, un bâtiment dévasté ou un réservoir regardé dans l'obscurité. Il s'agit d'en peindre la peinture, c'est-à-dire de peindre sur la toile, celle qui couvre la surface de ces objets en dehors du tableau. La reconnaissance de ce qui est représenté ne se fait plus à partir de la similitude de la forme mais à partir de la similitude du rendu pictural entre les deux surfaces : celle de la toile et celle de l'objet. La représentation discrète de ses contours, alliée à cette correspondance de la matière peinture, rend identifiable l'objet lui-même. Appliquées successivement les unes sur les autres les couches font peu à peu émerger l'objet ; elles dressent une architecture qui s'édifie avec la matière picturale, évoquant la surface de l'objet physique. Manuel Ruiz-Vida rend ainsi les aspérités des volumes sans les représenter. Pas d'hyperréalisme, pas de trompe l'oeil, mais une vision de biais qui suggère le hors champ. Ainsi, il ne représente pas une vitre par la fenêtre qui l'encadre, sa transparence ou les reflets du verre mais davantage la salissure d'une vitre posée sur une armature discrète. L'observateur reconnaît donc une surface comparable au souvenir qu'il a de la salissure en général. Il déduit une vitre sale quand il regarde la toile de loin, alors qu'il remarque la picturalité de la salissure, au moment même où il s'approche du support. Manuel Ruiz-Vida dépouille en partie l'objet de sa figuration. À sa réalité physique et à sa fonctionnalité, il leur préfère sa plasticité. Cette conception de la peinture a des incidences sur le choix des teintes, plutôt centré sur les bleus, les verts et les gris, celui des formats, plutôt monumentaux, et de la perspective utilisée, parfois altérée. Elle permet aussi une grande amplitude dans le travail du tableau. D'autres occurrences plastiques peuvent être sélectionnées. Le peintre travaille parfois sur des supports résiduels : radiographies, cartons d'invitation, billets de train, toiles végétant sur le sol de l'atelier. Ainsi, tout support préalablement empreint d'une certaine densité picturale l'intéresse. Manuel Ruiz-Vida recentre le sujet de la peinture sur son objet. Il outrepasse la représentation du modèle pour insister sur la peinture considérée pour elle-même, et ce, tout en proposant un nouveau rapport entre abstraction et figuration.
Texte de Olivier Cena, 2005 in Télérama, (extraits)
D'origine espagnole, Manuel Ruiz Vida est né à Valenciennes... Son oeuvre naissante, d'abord influencée par l'art ibérique, ocre et brun, dominée par les ombres goudronneuses, a trouvé il y a deux ans sa véritable voie. Il peint maintenant ce qui l'entoure, ses paysages familiers, les entrepôts du port de Dunkerque, les cuves rouillées, les friches industrielles, les engins de chantier ou les seaux et les bidons maculés de taches qu'il utilise dans son atelier. Manuel Ruiz Vida peint le temps qui passe et les traces qu'il laisse sur les choses. Mais ce n'est pas n'importe quel temps. La rouille, l'usure, le vieillissement renvoient à la sueur, au sang, à la fraternité d'un monde ouvrier dont les heures sont comptées-mais aussi aux transparences, aux recouvrements, aux grattages, aux coulures de la peinture. Manuel Ruiz Vida peint ce qui disparaît, comme s'il fallait qu'il en soit la mémoire, parce qu'il aime voir la lumière blanche du nord caresser les objets les plus ordinaires, parce qu' il aime cette poésie-là, à la fois tendre et rude, simplement offerte à tous mais si difficile à restituer sans en affaiblir la sourde délicatesse.
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