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| Emmanuel Loi : Babarevich, in « Journal Sous Officiel » N° 048 – Printemps 2011 - Marseille Par les temps qui courent où l'absence de gravité est suspecte, Gérard Fabre pond depuis une bonne trentaine d'années un ensemble d'aérolithes moqueurs qui l'apparente à une école (B. Boyer, Piotr Klemenzsewicz, F. Mezzapelle) de drilles qui n'éprouvent pas le besoin d'être sinistres pour faire sérieux. Ils ont fait leurs classes dans l'école où ils enseignent à Luminy ; on pourrait parler d'un pan entier d'école marseillaise lié à la kermesse, à la fantaisie du grotesque et du croquignol. Les couleurs trashy employées par G.Fabre, les tonalités acides ou passe-partout de la peinture industrielle achetée en pot de dix litres qui comprennent entre autres « le vert tilleul Conforama » lui permettent d'illustrer son univers de fantômes-formes qui subissent des découpes en croix ou en portiques, des patterns aléatoires. Il convient néanmoins de ne pas se fier au caractère enfantin de l'ectoplasme rieur. Au Passage de l'Art, au lycée des Remparts, il a confectionné pour le lieu un Babarévitch, un puppet en papier mâché d'un vert pétant avec des tentacules coupées peintes dans une palette Haribo, un rose rustine. Volumineux, pâteux et cependant prêt à décoller tel un SOS Fantôme champêtre, l'amalgame entre Babar et Malevitch reste incongru. OEuvre faite sur place dont l'artiste dit que, ne pouvant sortir par ses dimensions par l'escalier en colimaçon qui mène à la galerie en sous-sol, « soit il la transforme, soit il la jette », elle trône sans crânerie parmi une multitude de petit tableautins. Meubles-animaux, méduses psychédéliques, grigris rigolos plutôt bien peints, ces petits formats entoilés par l'artiste ne nous orientent pas vers un sens établi. Ce n'est pas le lieu de la perplexité, de la polyphonie collégiale mais un glyphe de récup, un clin d'oeil sans insistance au plaisir furtif de la BD au sein de laquelle Fabre a officié au début de sa carrière en tant que coloriste (avant l'ère l'informatique celui qui habille de colorettes les espaces vacants). Pour lui, la couleur reste franche, non ambigüe. Travailler des volumes liés à un soulèvement éteint ne demande pas un effort studieux, une crispation de la perception ; il tient à des formes qui le tiennent sans se sentir otage ou redevable de les historiciser. Cette apparente liberté joue à la longue car l'acidité de celui qui construit des choses agglutinées, pleines de gluten, ne se paie pas de formules. Comme si une facilité de mise en forme se réduisait forcément à du superficiel, un Art digne d'être référé.
François Bazzoli : En enfance Texte dit par François Bazzoli lors du vernissage de l'exposition « Gérard Fabre » au « Passage de l'Art » à Marseille le 15 mars 2011
Il suffit d'un tour rapide dans la salle d'exposition du Passage de l'art pour se rendre compte que Gérard Fabre nous abandonne littéralement à notre vieillesse avancée. À nous, le sérieux inébranlable devant l'art contemporain et son sens profond, à lui le baguenaudage taquin et la réaction immédiate, le primesaut. Quelques preuves de ce qui est avancé là ? Celles de notre sérieux sont hélas évidentes et innombrables. Celles du guilleret de Gérard Fabre sont tout aussi multiples : des couleurs acidulées (rose tyrien et vert tilleul Brico), des formes simplifiées que les couleurs choisies simplifient encore davantage si cela est possible, des constructions polymorphes ambiguës qui, immédiatement, déclenchent l'imaginaire. À partir d'une grande construction verte et rose, au tronc puissant et aux branches coupées, certains ont pu croire voir des animaux divers et même des éléphants roses. Mais toujours des thèmes joyeux, épiques même, puisés dans les trésors de l'enfance. Si une confirmation supplémentaire de cet état était nécessaire, on pourrait aisément se tourner vers les titres des trois groupes d'oeuvres: « Babarévitch » et « Mini Babarévitch » d'un côté, « Caramba, encore raté » de l'autre. Trois références en deux titres, dont deux à la littérature enfantine des années trente (du vingtième siècle). L'histoire de Babar le petit éléphant, de Jean de Brunhoff est publiée pour la première fois en 1931. La première aventure de Tintin, le héros d'Hergé auquel se réfère « Caramba, encore raté », date, elle, de 1929. Quand on saura que la mystérieuse terminaison de « Babarévitch » cache en fait le peintre Kazimir Malevitch, mort en 1935, on saura que, si Gérard Fabre retombe en enfance aujourd'hui, c'est pour atterrir au début des années trente (et ne me demandez pas pourquoi). On peut enfoncer le clou (mais Gérard Fabre n'utilise pas de clous) en soulignant le fait que Malevitch se prénommait (en traduction française) Casimir. Et qu'il suffit d'ajouter un r à Caramba pour que le goût de l'enfance (c'est le cas de le dire) arrive à notre bouche. Doit-on aller jusqu'à « Carambabar » pour confirmer notre hypothèse ? Si l'on devine immédiatement, dans le grand volume vert, où se cache Babar, Kazimir Malevitch est un peu plus compliqué à débusquer, formellement s'entend (sans temps ?). Pour ce qui est du théorique, c'est plutôt aisé : ce chantre de la simplification des formes et des couleurs a aussi écrit un petit essai sur la paresse (1), et Gérard Fabre, la forme et la couleur, il connaît. Pour ce qui est de la référence effective, il faudra se tourner vers la série des « Caramba, encore raté », qui sont des tableautins de petits formats, peints sur une toile grossière, qui servent à l'artiste de pense-bête, ou plutôt de carnet d'esquisses. Les objets représentés, futures sculptures ou simples rêveries, affectent des formes souvent amusantes : cochonnet tirelire acéphale, meuble tronqué, machins hybrides, formes en dissolutions. Certains, nombreux, sont troués d'une croix à branches égales, qui servit de modèle à Malevitch pour ses croix noires sur fond blanc. Certains mini babarevitch en sont aussi affectés, référence quasi invisible pour un artiste qui ne se prend pas au sérieux. Les matières de ses petites sculptures ressemblent à du pastillage ou au sucre candi, comme les couleurs de leur grand frère simulent à la perfection le sorbet vanille fraise. Mais il est sans doute moins sensible à la chaleur et à la gourmandise. Sa verdeur et ses contours de branches élaguées nous ramèneront in fine à la littérature enfantine, qu'on ne pouvait pas quitter ainsi car il y a un côté « Jack et le haricot magique » très prononcé dans cette proposition-là. Une petite graine venue de la (encore) tendre jeunesse de l'artiste et qui, de référence en référence, a poussée jusqu'à devenir sculpture.
1/- Kazimir1/- Kazimir Malevitch : La paresse comme vérité effective de l'homme , éditions Allia, 1995.
Jean Louis Marcos : Ironie dans l'espace - publié dans le blog : 7000articulations.fr en 2010 Que voit-on ici? Cinq volumes, dix huit petites peintures et une grande. L'ensemble de l'exposition s'intitule: « On n'peut pas toujours être drôle », les peintures s'appellent toutes « Caramba, encore raté » numéroté de 1 à 20. Il y a donc une peinture absente: sans doute en vacances. (Après enquête approfondie, l'absente, plus petite que les autres, mais pas du tout trisomique, a été retrouvée au chaud dans le bureau de Jean Pierre Alis) Ont-elles été faites avant ou après les grands volumes? A vrai dire on s'en fout et il est presque indécent de se poser la question: c'est l'intimité de l'artiste. Ce qui compte seul c'est qu'il les donne à voir en même temps et en même lieu. Avec leurs familiarités, leur liens, du petit au grand, du grand au petit, leur génétique partagée de couleurs et de volumes, du dimensionnel bi au tri, du tri au bi. De l'objet à prendre dans ses mains, avec protection pour la petite chose, à l'objet qui vous prend dans son aire avec dérangements et glissements de vos sens. Gérard Fabre est un peintre qui peint dans l'espace. Des espaces de valeurs plastiques, des vides de voisinages, des trous et des bosses, couleurs et volumes.. Des objets, dans un monde déjà envahi d'objets, qui affirment leur place avec des caractères qui ne sont jamais ceux des objets: de l'insolence, de la goguenardise, des questions pertinentes sur ici et maintenant, sur le voir-à-travers, de l'informe de grotte et du sublime de géométrie copulant ensemble avec amour et ricanements. Calmons-nous. Il y a un mot pour tout cela: ironie. Il suffit d'examiner s'il convient et, faute de suffire, s'il permet de s'avancer un peu dans ce mystère. Donc ces objets disent leur ironie derrière leurs éclatantes couleurs et leurs volumes imposants. Un peu comme si ce fort impact visuel se tenait juste entre deux tribulations: celle du grotesque et celle du sublime. De ces tourments effleurés, ces objets tirent une étrange souveraineté: souvent ils la chuchotent, parfois ils la proclament. En particulier dans leurs façons de faux cousinage avec les objets du design. Mais il s'agit d'une blague, d'un masque. Le design est toujours étroitement lié au monde de la production, à la manufacture. Ici il s'agit d'objets célibataires et uniques, acceptant de se retrouver dans un groupe, pour petite orgie métaphysique plausible, acceptant de se transformer éventuellement; mais en aucun cas d'être clonés, d'être formatés pour le marché et d'envahir comme des métastases l'espace quotidien déjà saturé. Dans la belle monographie que le 19, Centre Régional d'art contemporain de Montbéliard, a consacré à Gérard Fabre en 2004, François Bazzoli parle d'une OEuvre nonchalante. Oui, mais d'une nonchalance scrupuleuse. En voici la preuve photographique: le lendemain du vernissage Gérard Fabre est revenu dans la galerie, le pinceau à la main, pour retoucher la série de petites peintures. Quatre des cinq sculptures s‘appellent « Babarévitch »-quelque chose, puisqu‘elles sont les fruits des amours primesautières de Malevitch et Babar.. Il y a ici à la fois la mémoire des ainés, ridicules et glorieux comme toujours, qui disaient par exemple: »J'ai délié les noeuds de la sagesse et libéré la conscience des couleurs » (Malevitch) et celle de Babar, roi d'un pays qu'il invente en y mêlant les charmes de la ville et ceux de la jungle. Bon, cette exposition de Fabre est de l'ironie dans l'espace. Dans le lieu subtil de l'ironie socratique: interroger en feignant l'ignorance, dans cette incessante mobilité de la conscience, aux antipodes du dogmatisme, dans une des ouvertures majeures de la liberté de percevoir. La modestie des matériaux: plâtre, papier mâché, peinture industrielle, relève aussi de l'ironie. Comme les vieux vêtements troués et sales de Socrate allaient de pair avec sa brillante dialectique. Notons ici, pour mémoire: on suppose que Sophrosnique, le père de Socrate, était sculpteur. Sur l'ironie, consultons le maître: « L'ironie c'est l'inquiétude et la vie confortable. Elle nous présente le miroir concave où nous rougissons de nous voir déformés, grimaçants elle nos apprend à ne pas nous adorer nous-mêmes et fait que notre imagination conserve tous ses droits sur ses progénitures indociles. » Ecrivait Jankélévitch (L'ironie » Flammarion 1964) L'ironie de Gérard Fabre pratique le contre-oeil comme d'autres le contre-pied, toutes choses qui demandent souplesse, agilité et inspiration. Alors l'objet correspond à l'esprit et, oui, il s'agit bel et bien d'un irréel réalisé.
Xavier Girard ; Les gros nez de Gérard Fabre, in « Journal sous officiel » N°039 - Ventôse 2009 - Marseille « Il faudrait, écrit Jean-Loup Trassard (L'ancolie, Gallimard, 1975), un récit qui soit comme un sabot. Ce serait, vu de l'extérieur, une ligne précise, assez courbe pour au hasard de ses développements revenir sur elle-même et sans fin décrire une forme d'apparence plutôt arrondie. A l'intérieur un creux. Un espace dans lequel on habite l'ombre. Les images rejetées s'enrouleraient sur le sol en copeaux. » Plutôt arrondie comme le récit-sabot de Trassard, ou montée en nez, passablement briochée ou flanquée de rondeurs, avec une fenêtre au-dedans, non pas tournée vers la petite caverne érigée et obscure où loger son pied ou son sexe mais vers le dehors éclairé ou le mur blanc de la galerie comme une réserve en longueur ; lèvres rougies, ou meurtrière parfois cruciforme parfois onduleuse taillée par le milieu, définitivement hybride, la sculpture de Gérard Fabre raconte une histoire assez semblable à celle du sabotier. Sauf qu'elle ne marche pas de la même façon. Son objet n'est jamais organique, en dépit de certaines formes comme surgies d'une planche d'anatomie – gibbosité, nombril saillant, téton, bourses ou pustules du meilleur effet – mais à deux doigts de l'être. Même si on pense parfois à des sortes de rocailles , elle n'a pas grand-chose de végétal. Elle n'est pas vraiment non plus animalière mais presque, là aussi, avec ses sortes de trompes ou d'oreilles babaresques. Elle n'est pas d'avantage géométrique, malgré ses orifices au carré, mémoire d'un suprématisme carnavalesque, mariage de Babar et de Malévitch qu'il agglutinera à la fin des années 90 en « Babarévitch » sur la table de dissection où ses sortes de freaks de papier mâché peinturlurés comme des berlingots se déclarent « des nôtres ». Une chose est sûre, comme les copeaux de Trassard, les « images rejetées » parce qu'elles auraient incliné l'objet vers l'illustration d'un objet réel et d'un récit encombrant, ne le sont pas tout à fait non plus. Il y a dans ce sortes de morceaux en forme de mannequins métaphysiques déjetés, des bâtons et des sections coupées net, des meubles divers projetés vers les murs, des nuages et des tables façon Giacometti, des sortes de fesses à la Philip Guston , des jambes écartées, des ventres, et même des visages. Dans Le mausolée des amants, Hervé Guibert extrait de son anus des sculptures du même genre en forme de buste de Beethoven et autres billevesées. Alors, on songe moins à un corps qu'on aurait réduit en morceaux qu'aux restes d'une sorte d'organisme mutant dont on aurait peine à comprendre le mode de fonctionnement. Nulle mélancolie dans ces géométries faussées ou interrompue, nulle nostalgie d'enfance dans ces carpes et ces lapins, que le sculpteur raboute avec empathie. Et pourtant, entre pâte à modeler emphatisée et coloriée comme une céramique de fête des mères, Fabre nous fait apercevoir autrement l'espace des classes de maternelles, ses objets rebondis par le désir de s'en saisir pour les ingérer, l'univers vu à travers la langue qui lèche et suce, les doigts qui pétrissent, tapent ou cassent, les trucs qu'on balance contre le mur, les ballons qu'on crève, les trous qu'on fait, les doigts qu'on enfonce, les couleurs citronnées qu'on barbouille en s'agitant beaucoup, etc. et le design de BD, façon Bertrand Lavier, la même augmentation du volume mi rocheux mi organique mi désigné, encore accentuée par la couleur tintinnabulante dont les formes faussement amollies sont recouvertes comme pour les rendres plus savoureuses, quelque chose d'autre est à l'oeuvre : une sorte d'infléchissement hilarant, une débauche enfantine, comme si selon la formule consacrée l'artiste avait eu « les yeux plus gros que le ventre ». On gagnera à interroger ce fantasme pantagruélique d'une meringue Bourdaloue, mixte d'une pâtisserie et d'une sorte de typographie personnelle où détail après détail le monde se recompose, comme un organisme dans lequel le sabot se serait transformé en appareil d'audition et les oreilles sans visages en instruments d'optiques. Je crois me souvenir (écrit Gilbert Lascault dans Boucles & noeuds, Balland, 1981) que, dans un tout petit village du Limousin où j'étais réfugié pendant l'occupation allemande, les jeunes gens rendaient visite au sabotier avant d'aller dans les bals organisés dans les granges. Celui-ci « arrangeait » leurs cheveux et les « fixait » avec une sorte de brillantine. Celui qui sculptait des sabots était censé s'y connaître en ondulations. « Quelque chose du même ordre est en train de se passer chez Fabre. Le designer, celui qui dessine des tablettes et des guéridons celui qui donne forme à des nuages ou à des éléphants est aussi celui qui connait le galbe des joues, la rondeur d'une fesse, mais plus encore, celui censé s'y connaître en courbes et en contre courbes, le géomètre à l'ouvrage. De fait, le métamorphisme est sans doute une entrée essentielle de cette oeuvre. Dans le monde de Fabre, les objets, quelques truqués qu'ils soient (ou pour cette raison même), échangent leurs propriétés comme dans une chambre d'enfant les jouets et les corps les plus hétéroclites.
Vingt-cinq ans de Gérard Fabre, texte de François Bazzoli
On écrivait, il y a tout juste dix ans, « Gérard Fabre dessine donc, mais ce qui naît de son travail graphique n'est pas vraiment du dessin ». Pour nous faire mentir ou plutôt pour mettre le critique, le regardeur et lui-même en porte-à-faux, il réalise depuis quelques mois des dessins extrêmement coloré, maniaquement fidèle aux diverses manipulations possibles de ses sculptures et de grand format, mais en maintenant une distance réelle et feinte grâce à la couleur... Dessins apparents et réelles peintures, éclats de couleurs et importance du trait, tout dans cette position paradoxale nous rappelle que Gérard Fabre sculpte donc, mais que tout ce qui naît de son travail de volume n'est pas nécessairement du volume. Car cette oeuvre nonchalante qui dérive apparemment entre papiers (sculpture ou dessin), sculpture (volume ou deux dimensions) et graphisme (volume ou dessin) instaure des dispositifs d'ouverture s'abreuvant à toutes les ressources de la manipulation, même celles qui sont le moins concernées par la sculpture. Ces inspirations composites qui débouchent sur des installations entre peinture, sculpture et dessin (mais aussi désign, objets ou fresque) sont impures comme seul sait l'être l'art depuis le début du vingtième siècle.
Ce que l'image et les techniques de représentation du dessin ou de la peinture permettaient, au dix-huitième siècle (c'est-à-dire l'illusion portée à son comble, le trompe-l'oeil comme rhétorique aristotélicienne), la confusion du réel et du créé le permet également aujourd'hui. C'est à l'instant même où le spectateur vacille et ne sait plus exactement s'il est encore au musée ou déjà dans sa cuisine ou dans un appartement de démonstration, que l'objet désigné réussit à imposer un espace intermédiaire (à la fois création et espace de création). L'important n'est plus alors que l'objet soit ou non invention totale, qu'il ait été façonné ou non de la main de maître. Il faut qu'il soit capable d'ouvrir, sous les pieds de celui qui le contemple, les abîmes de l'ambiguïté. Qui s'avéreront aussi, peut-être, les frontières d'un autre type d'espace pour l'objet et pour le regardeur. Quand Gérard Fabre emprunte à la banalité et au design des formes qui se fondent en une seule expérience à partir d'expériences démultipliées, qu'il les simule et les dissimule dans une armure de couleur, dense, statique, lourde, d'où ne surgissent que des semblants d'images, alors s'instaure une logique de guingois, découvrant dans le boiteux, le dégingandé et l'instable le territoire quasi introuvable ou la logique du sculpteur rejoignant celle de l'objet.
Son propre univers, acidulé et presque non-sensique, se retourne en doigt de gant pour remettre le spectateur en face d'un reconnaissable, d'un visible qui devient, déplacé, le comble de la surprise. Et même si on énonçait tous les cas de figures possibles qui peuvent se lire dans cette ordonnance, l'effet de reconnaissance/stupéfaction fonctionnerait encore.
Il n'est donc pas trop aventureux de dire que cette pratique (qu'on pourrait croire illogique) de l'objet, dans sa spécificité d'entre deux rives (sculpture ou pas sculpture, objet ou pas objet, sujet ou image), s'immisce quelque part entre la trivialité immédiate de l'objet en soi et un mode (un monde) de représentation qui jouit d'une dualité difficilement démélable. Il y a à la fois de la Vanité (pensée sur la durée infime du monde d'ici-bas, en tant que genre plus souvent pictural que sculptural), du design, de l'installation, de la nature morte et du trompe-l'oeil dans ces propositions multiples. Alors qu'on aurait pu penser que la technique (et l'objet même du trompe-l'oeil qui est de faire apparaître une image en deux dimensions comme tridimensionnelle, une image reconstituée comme une image constitutive) appartenait définitivement au passé, battue en brèche par d'autres fabrications plus contemporaines (de la vidéo à l'image infographique) qui auraient rendu caduques les prétentions que s'était fixé Gérard Fabre à partir d'une certaine idée du décoratif.
Si la sculpture de Gérard Fabre, dans son éclatement tout azimut et ses transformations (de l'ironie à la destruction, du minimal à l'emphase) ressemble à s'y méprendre à notre début de siècle, il ne faut pas lui en faire grief. Au contraire, c'est un signe de santé et de lucidité que de faire oeuvre au présent, sans céder aux demandes de plus en plus pressantes pour que l'art (peinture et sculpture en particulier) reviennent dans le giron d'un ordre sociologique ou historicisant. Les lignes divergentes que l'on croirait débusquer dans ses pratiques arborescentes appartiennent toutes au vocabulaire du sculpteur. On s'en convaincra en ouvrant au sein même de ce texte un mini dictionnaire de la sculpture. Qui tendrait à prouver que Fabre est un classique dont l'idée première était de s'incarner dans une sculpture classique, qu'il a fini par dévier, contourner, chantourner et sans doute, aussi, dévoyer.
Ce vocabulaire du sculpteur fabréen, le voici :
Buriner : voir Fouiller.
Champlever : Gérard Fabre ne champlève pas, mais uniquement parce que cette technique appartient surtout au treizième siècle. Et pourtant, dans cette façon de remplir d'émaux les parties cloisonnées d'une figure plane, on serait parvenue, utilisée par lui au comble de l'antinomique.
Ciseler : voir Fouiller.
Composer : Dans son travail, la composition est toujours à l'oeuvre, jamais en repos. Gérard compose d'abord avec la réalité, avec son propre flegme et celui de ses objets, avec l'aventure à saute-mouton qui se détermine entre eux et lui. Puis il compose avec ses objets : objets naissants dont la place doit être trouvé dans un ordre très ancien, ayant survécu à plusieurs retaillages et plusieurs repentirs et une foultitude d'autres qui se déplacent subrepticement dans la forme et dans la couleur. Et il compose avec le mur et sa volonté que l'à-pic apparaisse plan ou uniforme alors qu'il est animé par une constellation de formes aussi rigoureuse que la Grande Ourse ou un jardin japonais. Mais il composera aussi selon la couleur, le déplacement, l'ordre chronologique ou de grandeur et tant d'autres ordres dont il dissimule le savoir et la maîtrise.
Coudre : Peut-on vraiment parler de couture devant ces formes molles qui n'ont eu qu'un temps dans les déclinaisons de tous bords qui se succèdent, parfois invisibles parce que non montrées, parfois insaisissables parce que fondues et reprises dans une infinité de strates. Mais le mou (cher aux sculpteurs du vingtième siècle, si l'on en croit Maurice Fréchuret). Dans les quelques notes qui surnagent d'un tri trop sélectif (et qu'on lira plus loin), le sculpteur nous intrigue: « Il faut que la forme géométrique soit intégrée au volume mou » dit-il dans un aphorisme sans équivoque. Mais le problème posé ne peut se résoudre qu'en intervertissant les techniques de la sculpture avec celle de la coupe, de la couture ou peut-être même de la cuisine.
Couler : verbe qui s'applique aux matières liquides ou molles avant leur durcissement. voir Mouler.
Découper : Tous les stades du vocabulaire ici dénombrés se retrouvent dans la même oeuvre, le même objet. Il n'est pas rare que le dégrossissage précèdent le moulage auquel succèdent le moulage, la taille et enfin la découpe. Découpe aussi bien du matériau en train de prendre forme que de l'objet fini. Car l'objet, ici, n'est jamais fini. Au détour d'une confrontation de plus, d'une confrontation de trop avec ce qui naît, s'installe et s'insère dans le corpus existant, une forme qui se croyait définitive va être vérifié par les moyens qui sont ceux de Gérard Fabre, renversée cul par dessus tête pour voir si elle émet des harmoniques différentes, dressées comme une palissade et, si rien n'y fait, morcelée, découpée ou raboutée.
Figurer : Une sorte d'énigme. Les formes mi-animales mi-mobilier que l'on reconnaît au détour d'un regard, sont-elles une figuration ou une défiguration ? À quel stade de la volonté du sculpteur appartient ce glissement permanent qui fait passer du demi-pneu au serpent de mer, de la table basse au saurien ? Une décision de créer des objets-valises comme il y a des mots-valises ? La captation d'une réalité instable qui ne résiste ni au rêve, ni à l'imaginaire ? Le souvenir jamais éteint de ces jeux d'enfants où il suffisait de tourner un volet pour qu'une tête d'ours ce greffe sur le corps du crocodile, aussitôt remplacé par d'autres corps, d'autres têtes, d'autres jambes ? voir découper.
Former : Au sens de donner une forme. C'est le processus de base du travail de G. F. Un matériau informe de préférence (traverse de chemin de fer, vieille poutre, pâte à papier ou tout ce que l'on peut imaginer d'inapte à donner corps). Selon le dictionnaire Larousse, le premier sens de former est : créer, constituer ce qui n'existe pas. Et à forme, on commence par cette définition : Manière d'être extérieure, configuration des corps des objets, aspect particulier. C'est bien ce qu'il advient des bases indéterminées sur lesquelles se fonde la formerie de Gérard Fabre. Elles s'enfouissent ou se redéfinissent selon des normes parfois obsessionnelles, parfois saugrenue. La forme aboutie peut aussi n'être jamais définitive. Du coeur de la sculpture monte toujours le message de la réalité brute : plus l'objet est peaufiné, plus sa couleur est scintillante et plus l'âme dissimulée en son centre continue de dire sa vraie nature. Une dichotomie de plus au centre de la création.
Fouiller : Ce qui se fouille aussi ne sont pas seulement les entrailles du billot ou de la pâte. C'est l'idée, remâchée, insistante et obtuse qui revient sans cesse dans une acception déconcertante. C'est la forme qui peut passer par les trois dimensions, les deux dimensions ou même le photographique et l'infographique. C'est le bois peu équarri qui laisse filer un dessin de métal qui est plus une signalétique qu'une sculpture. Ce qui se fouille, ce sont toutes les expérimentations les moins conventionnelles pour ne pas laisser échapper l'idée où qu'elle se trouve.
Iconifier (litt. Iron.) : L'ironie n'est pas étrangère à l'occupant de l'atelier de la place de Lorette. Si iconifier a dû avoir, dans le vocabulaire des rapins du dix-neuvième siècle, une connotation critique. Prendre une oeuvre de basse souche pour une image sacrée, une icône. Mais ce mot laisse percer un autre terme, tout aussi rare : iconostase, cette cloison garnie d'icônes jusqu'à la surcharge, et qui sépare la nef de l'autel dans les églises orthodoxes. Comment ne pas penser à ces murs saturés de couleur et d'objets, qui séparent dans le travail de Gérard Fabre l'image et le volume.
Installer : C'est là que se construit, se détruit et se transforme le monde formel de Gérard Fabre. Avec quelques formes répétitives ou définitivement uniques, peuvent se créer des déclinaisons inarrêtables. Pouvant se déplacer du sol au plafond, occuper un ou des murs, les combinaisons sont à l'infini. Rajoutons le paramètre de la couleur du mur et les solutions sont exponentielles. De quoi faire tourner la tête du spectateur, du commissaire et du sculpteur lui-même. Les dessins colorés d'aujourd'hui sont peut-être un moyen de fixer des possibles en expansion, de noter des idées pour l'instant improbables, d'archiver des postures, des tentations.
Mouler : Cette pratique est à la fois présente et cachée. Présente depuis le début avec les objets reconnaissables et les murs en papiers, elle a su s'insinuer dans beaucoup d'expériences. Une oeuvre jamais vue, retrouvée depuis peu, illustre assez précisément les désordres que G. F. fait subir aux techniques. À l'origine multiple commandée par une revue aujourd'hui disparue, il s'agit d'une cinquantaine de petits blocs de conglomérat brunâtre, informes côté pile et traversés par une rainure régulière côté face. Contraste saisissant qui unit une abstraction objectale à une géométrie précise. Car dans cette expérimentation, les résultats s'accommodent du plus grand nombre possible. Curieux moulage qui déborde sa forme, mais moulage interne, figure en creux, empreinte.
Peindre : Non pas au sens de : faire ou passer de la peinture, mais à celui de dépeindre. Une façon de ne pas oublier que la figure (latente ou patente) s'ancre dans le matériau et dans la couleur. Terme vieilli mais qui, dans ce cas, s'adapte parfaitement.
Sculpter : Créer une oeuvre à trois dimensions par tous procédés, y compris le modelage, donc. Mais le dictionnaire n'avait pas prévu qu'on puisse les imbriquer dans une même oeuvre.
Socler : occupation qui ne révèle aucunement de l'artisanat, mais des références brancusiennes qui taraudent toute l'oeuvre. Le socle n'est pas un système modulaire de présentation, mais une sculpture en soi. Comme chez Brancusi ; il peut être présentoir ou forme stable, mais aussi régulation de deux tensions, de deux déséquilibres. Une façon de penser qui permet de laisser aux objets naissants toutes leurs particularités puisque celles-ci peuvent s'articuler à d'autres formes toutes aussi incertaines. L'incertain, d'ailleurs, est une des appréciations du travail de ces dix dernières années.
Tailler : Au delà de ce qu'il effectue dans les certitudes (les nôtres et les siennes), la taille est une des armes de Gérard Fabre. Si tailler est couper, retrancher quelque chose d'un objet pour lui donner une certaine forme ou une nouvelle forme, c'est aussi couper dans une étoffe pour confectionner un objet mou. Il suffit de lire ses notes dispersées pour comprendre qu'on est au coeur du sujet.
Ce dictionnaire devrait, en toute logique, s'étendre encore. Un pas de côté et de nouveaux gestes s'inventent, souvent à partir d'autres gestes répertoriés, reconnaissables, parfois historiques. Devrait-on attendre encore dix ans pour que le corpus s'achève ?
À l'inverse de la peinture et de ses variantes, qui gardent malgré des inventions formelles abondantes une lignée directe visible et un but quasiment inchangé, la sculpture a tant et tant dérivé, déplacé ses objectifs et changé de visages pendant un siècle de transformations continues, que l'on n'ose presque plus employer ce mot seul, de peur de ne pas être compris ou de référer trop violemment à une image simplistement passéiste. Une exposition de "sculptures", aujourd'hui, peut montrer légitimement aussi bien des presque dessins que des quasi-architectures, sans oublier de véritables concepts sans matières et sans corps. Et l'on ne dira rien de tous les emprunts directs à la réalité la plus prosaïque, à la botanique ou à la zoologie, à la linguistique ou à la philosophie, à la science et à l'informatique ou à l'holographie. Toutefois ce corpus de disparités (aussi bien esthétiques, théoriques que techniques) n'annule pas l'essence même de l'objet, il l'éloigne un petit peu plus, simplement, des sirènes faciles et parfois immédiates de la représentation artificielle. Cette situation répond aussi bien aux bifurcations nombreuses de l'objet qu'aux sollicitations multiples de l'éclectisme “fin de siècle” que nous vivons, inauguré à grands bruits par les doctrines post-modernes des années soixante-dix. Relisons ce chapitre, chaque terme, chaque retournement, chaque paradoxe et chaque référent pourraient s'appliquer au travail de Gérard Fabre.
François Bazzoli, texte paru dans la monographie consacrée à Gérard Fabre, éditée par le 19, Centre régional d'art contemporain, Montbéliard, 2005
- Entretien Gérard Fabre / Philippe Cyroulnik, du 12 juillet 2004, à l'occasion de l'expo au « 19 » - Texte de Philippe Cyroulnik publié à l'occasion de l'exposition à la Galerie/École d'art de Mulhouse, 1994
Lire l'entretien et le texte de Philippe Cyroulnik
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dessin, aquarelle photographie infographie bois, résine polyester, fibre de verre peinture, pigments
drawing, watercolor photography computing wood, polyester resin, fiberglass paint, pigments | |
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Mots Index
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volume forme(s) / form(s) matière / material espace / space couleur / color | |
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champs de références
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textes théoriques sur l'art (philosophie-esthétique...) / theoretical texts on art (philosophy-esthetics...)
le design / design
l'architecture / architecture
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repères artistiques
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l'art abstrait en général et l'évolution de certains artistes comme Franck Stella, Donald Judd et les murs peints de Sol Lewit
abstract art in general and the evolution of artists such as Franck Stella, Donald Judd and Sol Lewitt's painted walls | |
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