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| Texte de Emmanuel Loi, in Gilles Benistri - Textures du jour, Archétype éditions - Forcalquier, 2012
« Tout être naturel, en effet, a en lui-même un principe de mouvement et de repos, les uns selon le lieu, d'autres selon la croissance et l'amoindrissement, d'autres quant à l'altération.
Par contre, un lit, un manteau, et les objets du même genre (...) c'est à dire comme produits de l'art, ne possèdent aucune tendance propre au changement, si ce n'est par acccident ; car la nature est un principe et une cause de mouvement et de repos pour l'être en qui elle réside. » Aristote
Les personnages peints par Gilles Benistri présentent des particularités qui les rapportent à un monde désabusé et enchanteur tout à la fois : ils sont éminemment mis en scène, portent des costumes, se font acteurs de leur propre vie. Ils jouent à être le sujet de quelqu'un qui les peint. Sans se sentir otages ou spécifiquement dépendants d'une histoire ou d'une association d'images, ils vont leur train.
Monde familier, bal costumé, forains ou voyageurs de commerce, les poinçons – étaient appelés ainsi les figurines des ex-votos au Moyen-Âge – pratiquent des rites étranges. Font de la moto, jouent du pistolet devant un miroir, de la guitare dans une maison cabossée, tondent le jardin, font de l'ordinateur. Toutes tâches triviales qui forment pour reprendre la belle expression d'Henri Meschonnic, le légendaire de chaque jour. Il n'y a pas de gloire à être banal. En même temps, l'apothéose du passe- partout rend chacun observateur, spectateur ou acteur, vulnérable à la magie incongrue du geste le plus courant. Il n'est guère possible de congratuler un des protagonistes ; ils ne sont pas faciles, ne se laissent pas faire, n'ont pas tous des visages. Même si certains des sujet peints ne possèdent pas de traits définis, ont l'air de porter des masques de Playmobil agnostiques, pas trop agités, nous nous trouvons face à une peinture sans ressentiment. Le voisin qui parade avec sa tondeuse ou le clampin attablé à son ordinateur sont-il farouches ? Vous ont-ils adressé la parole ? Comme si les arriérés de toute perception nous aidaient à trébucher sur des métaphores du bonheur insolite. Le drame est là, à portée de regard, à portée de pinceau. Mais la belle subtilité de Benistri consiste à énoncer les pièges de la mélancolie sans éprouver le besoin d'y sombrer. Les tocards féeriques sont nos frères. L'impossible jeu du héros sans public poussé jusqu'au grotesque est tentateur, ne s'arroge aucune vanité. Chacun tente sa chance de créer sa propre histoire ; légender ou surtitrer ce qui est de l'ordre de la chronique se fait à coups de pinceaux. Personnages de films, de BD, de contes russes ou ludions échappés de nouvelles de Raymond Carver ou de Bruno Schulz, ils sont peints à l'aide d'une touche à la fois tremblée et exacte. Un dénuement traité par le truchement d'une peinture richement travaillée. Le traitement du camaïeu : comment une couleur débusque une autre, comment une valeur envahit et crée du volume, agglomère du temps. L'allégorie, qu'elle soit hyperréaliste ou tirée d'un rêve secret, se comprend à partir des dessins qui ne sont pas des pantomimes ou des mises en exergue d'ustensiles bénins ; non, les dessins et esquisses préfigurent la scénographie ; ils exercent la main, précisent un détail, enserrent la présence : chaise pliante, paires de palmes. L'oeil peut s'accrocher, nous avons tous une mémoire des objets les plus anodins, nous pouvons restituer des oublis si commodes. Depuis quand ne me suis-je pas servi de ce sécateur ? D'où sort ce chapeau cabossé, qui dort sur ce matelas de squatt ou de centre de rétention ? Le principe d'incertitude qui commande les aventures de ces losers de banlieue déguisés en pirates nous emmène au bord des villes, dans des chambres d'infortune, au carrefour des illusions raclées. Sans ressentiment et sans accommodation, la peinture joueuse dit le drame, le désigne en tant qu'ineptie ou plutôt que schéma d'écoulement trop prévisible. Nous pouvons greffer mille histoires à propos de ces ex-votos urbains de la solitude. Ce qui est grimé nous revient tel un boomerang quant à la véracité des rôles : la couseuse à côté de la guitariste pop, le dandy desperado sont nos contemporains. Des figures âgées, ratatinées, morceaux de glaise qui nous parlent de maux récents briqués de manière foutraque (qui regarde passer le temps, qui est le témoin et le curseur ?). Mélancoliques, agioteurs, personnes déplacées, figurants. Héros de contes grotesques que l'on retrouve dans la peinture de Philip Guston, leurs péripéties prêtent à sourire et nous embarquent dans un blues amer. Une java espiègle et piégée. Poussant le pastiche et la parodie jusqu'à l'almanach, Benistri utilise la scène ménagère comme lieu d'embarquement pour un voyage chorégraphique où l'illusion sert de bâche et de toile de fond à l'abandon de prête-noms et de faire-valoir. Même dans les situations les plus cruelles, les masques sont en vente. Peine ou majesté, dérision ou solitude sans façons, incandescente ou banale, il n'est pas question de surinvestir de sens des situations autant paradoxales que chroniques. La guerre est au loin mais aussi à l'intérieur de chacun. Dans le désert familier, les haut-parleurs ou de vagues sonotones incorporés diffusent un slogan saturé : Chante-moi encore une chanson. Encore une. Le magicien est un perpétuel représentant de commerce, le porteur de secret vaque son chemin. Le mystère de chaque toile pose un rébus. Ces personnages de dos, que regardent-ils ? À quoi sont-ils occupés ? Il hisse l'étendard de la macula. L'oeil est un percepteur, les abus de vision sont soit drôles ou si bien préparés que les scènes de guerre, d'engloutissement ou de gourmandise, ne sont à l'évidence point là pour distraire. En même temps, c'est là où la jouissance grignote toute équivoque, c'est effectivement très drôle de disparaître, de voguer sur des mythes. La tessiture ou la texture de la couleur, les baskets – la rémanence des godillots – les mots, les skateurs, des corps en l'air, ceci est extrêmement actuel, moderne. Les corps en action décryptés tel de l'art street sont assez peu différents des prostrés, des agnostiques ; s'il faut de tout pour faire un monde, Benistri n'est pas assez angélique pour mettre dans le même sac de jute les entaulés et les amateurs de free style et les jeter à la baille. La cocasserie n'est pas pour autant portée par le sujet (ménine, homme tronc se frottant les mains) que par la manière dont le fond est traité et comment ces mêmes personnages sortent, viennent, visiteurs loufoques, intrigants témoins d'une présence jaunie ou très verte. Les paysages représentés disent une place qui est celle du rêve, le spectateur peut oublier le terreau originaire du déplacement, réaliser qu'il n'a pas besoin d'être initié à la cène souvent dérisoire (qui est celle des hyperréalistes américains autant littéraires que scopiques, Richard Ford, Raymond Carver ou Hopper) pour l'apprécier. Le jeu de rôle draine une pathologie du grimage : des gnomes ou des gens de peu, des farceurs déguisés en gardes champêtres battent la semelle ou entonnent des chants éraillés, ils sont les concessionnaires de leur propre habitat, vieille dame ou harpie, chien ou internaute s'escriment à singer des scènes de vie triviales ou grandies. Le ballet peut sembler autant bucolique que funéraire, il n'y a pas de gravité par laquelle s'appesantir. La guérilla de l'inconscient est là avec ses bûchers, ses grilles de sens, ses chemins de croix burlesques. Interpréter à la va-vite afin de se dédouaner fonctionne de travers et c'est ce travers qui est interrogé. Peindre le baillon pour prendre la parole. Avec quoi sont formées ces figures de cirque, silhouettes quotidiennes à la gaucherie féerique ? Que jouent-elles, qu'est-ce qui est mis en jeu ? Michael Jackson sur son trône de chaise d'arbitre se protégeant sous un parasol d'une pluie radioactive attend son lait de mort, aussi mystérieux que les ensembles au même titre Impasse colonie où, sur une des toiles, des personnages asiatiques nous tournent le dos et sur l'autre triptyque, un clébard-renard-sanglier qui ne fait même pas peur, un trophée émaillé, est menacé d'être estourbi ou adopté par un lutin costumé. Les vieilles médailles de pirates, les uniformes de nains de cour grotesques et désargentés, des fantômes arrogants ou loufoques, racontent une histoire de la peinture du charivari, de la représentation des figures chavirées. Les groles, les brodequins ont une toute autre fonction poétique, ils mentionnent chez Van Gogh, chez Gorsky, la pauvreté, la marche, l'errance. Benistri cite, s'en empare mais c'est du côté du rock, du blues des hobos et du road movie banlieusard qu'il faut voir un rapprochement. Quand la désespérance est stigmatisée, grand-guignolesque, alors que la stupeur refonde des gestes trop appris ou gelés, l'emprunt à des légendes passées fait resurgir de l'inconscient tatoué des fétiches. Ils sont le fait d'une douleur ou d'une étrangeté. Le jouet d'une fable, l'occasion de petites histoires oniriques. Ce sont pareillement des morceaux de musique, un signe de connivence à l'égard de gens qui voyagent dans leur vie quotidienne, s'attellent à des rites coutumiers sans livrer bataille à des grands mythes. La touche fébrile et serrée, le tégument de la peau de l'air, la suffocation grimaçante ou élégiaque des porteurs de défroque, c'est ceci qui imprègne les retables venus d'une steppe intérieure. La cosmographie de Benistri est constituée par des tunnels où le sujet (monstre affable ou quotidien) délaisse son statut de termite et prend soudain consistance, s'articule marionnette ou accessoire, joue parfois, déambule sur des esplanades ou des torils à la terre battue, décroche ou s'évade; la gymnopédie qui s'ensuit, la course au ralenti de qui grimace pour appeler – ce sont des blagues sans paroles, l'embarquement n'est pas immédiat – ou ce locuteur qui a rarement le pouvoir se met à remercier son ombre en la trucidant, ne nous disent pas la longueur des dédales. Il n'y a peut-être pas de maître de ballet à la noce. Mors ou moeurs, l'artiste préconise de choisir de s'en égayer. Morsure du monde qui reste une plaisanterie au sens de Kundera. L'atavisme des sujets qui rayonnent dans leur abjection, dans leur férocité croquée, évoque la rage de Daumier. Il n'y a guère de place pour la dénonciation. Ce sont tous des porte- manteaux, des emblèmes déchus qui portent leur propre gloire, ils déchantent, refont les gestes, dégomment les muses et les habitacles, miment de s'en foutre et pourtant ont le courage d'être peints, d'être faits à la main.
Hinterland. Entre deux mondes, l'artiste jongle. Le volet des trois mains est probant dans l'irrésolution du dilemme : les mains désignent, appréhendent, elles tâtonnent et font de l'inconnu une paroi. Études et morceaux choisis, elles préprogramment un corps entier – une espèce de mannequin dégingandé que l'on habille et désape à volonté – où cravates et frocs informels tiennent un rôle aussi important que les pompes. En évoquant plus haut les baskets érigés au niveau des croquenots de Van Gogh qui sont comme les tartes à la crème et les gâteaux d'anniversaire américains, il ne faut pas s'égarer sur les intentions. Les exercices sur les objets : tondeuse, ordi ou chaussures sont des tentes dans le désert, le début de l'érection de tréteaux pour un théâtre intime. Cette peinture attentionnée intrique la référence comme une farce, elle rend hommage, elle déplace les enjeux : bucolique et savante, elle sait rester simple comme un conte. Une complainte peu rigide. En quelque sorte une faribole sur le behaviour, le comportement. Les espaces entre les différents sujets sont plus importants, ils forment un écart, un saut de sens à ne pas remplir. Les monstres ne sont pas peureux, l'allégorie peut se révéler féroce, l'emblème plein de l'antiquité la plus récente, nous pouvons y voir ce qu'édifient des joueurs isolés. (Comédiens qui ont accepté d'être peints mais qui ne le savent pas). Lire la métaphore ne la réduit pas à un stigmate : s'il y a parfois esquisse de drame, il est monté, scénographié : pendus et desesperados flèchent un parcours qui est celui du Tarot de Marseille, prototype que chacun peut adapter à son propre sort. La disparition est à la fois imminente et sans conséquence. Les invités à la noce sont en route, ils s'attardent, font les clowns, moquent les situations, présument de nouvelles alliances, cassent les stratagèmes des jeux établis : la tête dans le gâteau d'anniversaire, la rencontre avec le quadrupède masqué sur la lande. Ils nous font complices, nous appellent et, en même temps, nous délaissent. Au vestiaire de la réalité, on est prié de quitter sa défroque. Le drame est toujours à venir ; il y a une très forte narrativité dans les tableaux peints qui fonctionnent à la fois comme des portes d'armoire peintes à découvrir au fond d'une steppe dans une isba isolée, des écriteaux retrouvés dans des refuges près d'une passe, à l'entrée d'un col dans le Ladakh et ils sont en même temps empreints de silence, un silence captif et doux d'autant plus pénétrant. Panneaux d'un retable d'un paysage intérieur, d'un songe tenace qui nous rend familier le plus étrange.
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