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| Nicolas Giraud : Le sommeil de la raison, mai 2013 Les feuilles sont peuplées de personnages étranges, d'animaux, d'homoncules, de masques et de chimères. Celui qui cherche une histoire ou une logique pour relier les acteurs du dessin en aura pour ses frais. L'ensemble reste inextricable et les personnages habitent un espace défini par leur seule présence. Le dessin s'offre comme un tout, une sorte de carnaval où tout arrive en même temps, dans une échappée hors du sens. Karine Rougier puise la matière de ses compositions dans une collection de personnages et d'objets qu'elle vient détacher de leurs fonctions ou de leurs occupations. Mais les images ne se distinguent pas seulement par les motifs et les figures qu'elle affectionne, leur nature compte presque autant. Ce sont des images trouvées sur des emballages, des cartes votives, des couvercles de boîtes d'allumettes, des images mal imprimées, aux contours imprécis et aux couleurs indécises. Grâce à ces frontières floues, les images sont prêtes à s'aboucher, s'agréger et s'hybrider dans l'espace de la feuille. Ainsi, le dessin commence simplement, par une figure, parfois puisée dans ce répertoire. Mais rapidement, tout s'emballe. La figure esquissée prend une autre tournure et le regardeur se trouve pris au piège. Un autoportrait nous montre Karine Rougier en train de peindre. Pourtant, le doute est permis. La figure féminine qui se trouve au centre apparaît plutôt comme une statue, assise encore sur la terre dont elle semble faite. Sa tête porte un second visage et une forme monstrueuse et bienveillante se penche sur elle. Est-ce que l'un d'entre eux est l'artiste ou le sont-ils tous ; la statue, le monstre, le second visage, jusqu'aux personnages secondaires qui entrent et sortent des dessins ? Dans cet autoportrait multiple, l'artiste s'absente du centre pour mieux se disperser dans l'image. Ce faisant, elle laisse entrevoir le moment où survient son travail, cette mise en suspens, cette fragmentation qui permet au dessin de lui échapper. La raison mise en sommeil, chaque dessin devient un cadavre exquis où l'artiste fait mine d'ignorer ce qui se trouve à l'autre extrémité du trait. Les figures se prolongent en d'autres figures, les traits prennent des formes qu'ils échangent ensuite pour d'autres. Il y a là une forme d'écriture automatique qui ouvre d'autres portes, à la manière de ces yeux qui semblent éclorent sur la page. En cela, la feuille vierge est le terrain qui permet au dessin de survenir, parfois à son corps défendant. Le vide est donc essentiel à la prolifération du trait et l'espace qui l'entoure en isole les figures. Il offre un lieu sans ordre, ni hiérarchie, où le dessin peut s'étendre, tel un organisme qui ne répondrait qu'à ses propres lois. La feuille n'est donc pas seulement un support, elle est le milieu aride ou le dessin peut surgir et flotter, inattendu, insensé, un mirage.
Dorothée Dupuis, mai 2013 A l'heure où la Biennale de Venise 2013 est inaugurée sous les auspices du Palais Encyclopédique de Massimiliano Gioni, exposition mêlant art contemporain et art singulier, héritiers prématurément célébrés de l'Académie artistique contre créateurs possédés à la reconnaissance aussi tardive qu'aléatoire, il paraît judicieux de voir dans le travail de Karine Rougier la synthèse possible de deux modes d'apparition de l'art a priori antagonistes. Les surréalistes auront été les premiers à incorporer dans leur pratique officielle les mécanismes issus de l'art dit « brut » : représentation de personnages, paysages inspirés des contes et traditions populaires, formes issues de l'artisanat, techniques simples (dessin, peinture), supports pauvres ou trouvés, écriture automatique s'incarnant dans la répétition obsessionnelle du motif ouvrant la porte d'un inconscient de plus en plus dénié par le rationalisme positiviste ayant prévalu au sein des avant-gardes de leur époque. Karine Rougier semble se réclamer ouvertement de cette hybridité féconde. Elle a créé au fil des ans un vocabulaire formel expressionniste laissant la part belle à l'érotisme, au rêve, à l'enfance et au monstrueux, personnages baroques parcourant d'un trait arachnéen des architectures impossibles, isolés ou au contraire ramassés en grappes compactes le plus souvent (sa marque de fabrique) au sein de formats grand aigle où le blanc du papier fait écho aux possibles sans cesse renouvelés de la psyché humaine. Ses nombreux collectionneurs ne s'y sont pas trompés : et ils savourent de son vivant une oeuvre méprisant les coquetteries conceptuelles pour exprimer avec honnêteté les vicissitudes de nos vies mystérieuses et dérisoires.
Frédéric Clavère : On voit bien qu'il y a quelque chose à voir. A quelques pas on voit surtout des feuilles de papier, pas très lourd, souvent plutôt léger sans grain, presque lisse; de grands carrés blancs, froids ou bleus clairs veloutés , un peu du bleu passé des copies de plan. Karine Rougier a aussi un goût prononcé pour les papiers "vintages", ces feuilles bistres lentement oxydées, ces pages de registres anciens sur lesquels un greffier, un comptable aurait pu recopier scrupuleusement les chiffres de la recette de la semaine. Je dis bien "aurait pu" car ces feuillets sont vierges. Elle chine ces ramettes dans quelques antiques papeteries. Je fais ce préambule sur les supports du dessin car j'essayais de comprendre pour quelle raison une image m'est revenu, celle d'un tout petit dessin à la plume du 10 mai 1429, unique représentation contemporaine de Jeanne d'Arc, réalisée par un greffier en marge des minutes du procès de la pucelle (1). Le dessin de Karine arrive un peu comme ça sur le papier, en notes rêveuses, en contre point d'un ordre du jour inexorable, ça se ballade. Je crois qu'elle commence avec une idée, une image à refaire - des photos de pseudo-copines-internet ou de revues spécialisées sur les mycoses de Paris Hilton - et hop! Très vite le dessin s'étire, part en couille et ce n'est pas un euphémisme! Les membres s'allongent s'achèvent en moignons griffus tels les monstres et prodiges d'Ambroise Paré (2), le nez du séducteur devient pénis mais la belle ne rougie pas, elle s'évapore en ectoplasme ou montre ses entrailles - Tiens, regarde ce que j'ai dessiné sur mon pancréas! Il y a une chose qu'elle aime faire par dessus tout: c'est le poil, le cheveux. Elle en met, hérissés sur les jambes fines de ses naïades ou sur tout le corps comme le crin des bons sauvages héraldiques ou des lycanthropes de salon. On remarque aussi entre autres orifices, les bouches et les yeux. La pupille est contractée, largement dévoilée - c'est le regard d'un zombie bourré d'emphètes et d'acides - j'ai proposé d'ailleurs pour un de ses dessins, ce titre : "Papa, Maman et moi on a pris du LSD mais pas Dumbo". Quant aux bouches, elle insiste plus encore, chaque incisive est soigneusement détaillée et on est souvent plus près de "l'homme qui rit" de Victor Hugo(3) que du sourire de la Joconde. Si on considère généralement que dévoiler ses bijoux anatomiques est une représentation de la jeunesse, de la félicité - rire et manger - chez Karine Rougier, je n'y mettrais quand même pas les doigts; je craindrais de voir plus tard mes phalanges pendues au cou des Barbies qui trônent dans son atelier - assemblages-fétiches qui accompagnent quelques fois les dessins. Lorsqu'on ne voit plus les dents, c'est que la bouche est envahie de poils, dessinés eux aussi un par un avec un crayon bien taillé, ils recouvrent les lèvres jusqu'à la commissure. Du sexe à la bouche il n'y a qu'un pas et ce doit être d'ailleurs la juste mesure. De poils, de griffes et de crocs, Karine dessine le corps comme le gibier potentiel d'une nature taquine qui se joue de la génétique tel un bateleur (4). On a fait dire un jour dans un film au nain Pierral: "la Nature m'a joué un vilain tour et je n'ai pas fini de le lui rendre".
(1) Il l'a dotée d'une simple robe et de cheveux longs, avec l'épée trouvée « miraculeusement » dans l'église de Sainte Catherine de Fierbois et un étendard au nom de Jésus. Ni idéalisée, ni caricaturée, la silhouette de Jeanne n'en demeure pas moins ambiguë par l'entremêlement jugé coupable du masculin (l'épée, la bannière) et du féminin (les cheveux longs, la robe) qui révèle, aux yeux du dessinateur, le caractère hybride de Jeanne, celle qui se prend pour un homme de haut rang, alors qu'elle est fille du peuple. De manière générale, que signifie ce portrait à la marge ? Pourquoi Jeanne apparaît-elle ainsi portraiturée en chef de guerre ? Comme le suggère élégamment Michael Camille, et sans pour autant assimiler notre modeste greffier à un artiste, ne voit-on poindre dans cette marge une conscience de soi individualisée qui échappe au formalisme et ose représenter quelqu'un laissé de côté ou méprisé par le discours officiel des parlementaires parisiens, favorables aux Anglais ? Nécessairement, se pose la question de la fonction de cette figure marginale ainsi tracée : s'agit-il d'un simple divertissement parce qu' « il n'est pas interdit aux notaires de rêver », note joliment Régine Pernoud, une fantaisie sans importance, ou bien la traduction et le refoulé d'une angoisse, qui se matérialise par l'exécution à la marge d'une force puissante, chimère insaisissable, inquiétante et redoutable ? (2) cf. Ambroise Paré "Des Monstres et Prodiges" 1573. (3) Je représente l'humanité telle que ses maîtres l'ont faite. L'homme est un mutilé. Ce qu'on m'a fait, on l'a fait au genre humain. On lui a déformé le droit, la justice, la vérité, la raison, l'intelligence, comme à moi les yeux, les narines et les oreilles; comme à moi, on lui a mis au coeur un cloaque de colère et de douleur, et sur la face un masque de contentement. (4) Le bateleur est l'arcane 1 du tarot de Marseille. C'est aussi un tableau de Jérôme Bosch plus connu sous le titre de l'escamoteur.
Claire Moulène, Des monstres ... , extrait de l'article parru dans « Les inrockuptibles », 2007
Du côté de Karine Rougier, il s'agit au contraire de puiser directement dans la fiction et le mythe qu'elle contribue encore à déformer et à transgresser. Ses compositions cannibales, déclinées sur des formats variables, dissèquent le corps et ses excès et prennent des allures de suaves suaires. Les membres s'enchevètrent et disparaissent pour se fondre avec une précision confondante dans une série de collages, montages et autres fragmentations en deux dimensions. Et puisqu'on parlait de Sade, il ne serait pas injuste de dire qu'il y a quelque chose de sadique dans ces dessins-là, entre raffinement et cruauté.
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| It seems reasonable to detect in Karine Rougier's work the synthesis of two ways of bringing art into being, two ways which would at first seem antagonistic. The surrealists were the first to incorporate the mechanisms emanating from so-called “outsider” art into their official practice: depiction of characters, landscapes inspired by traditions and folk tales, forms stemming from handicrafts, simple techniques (drawing, painting), poor quality or salvaged mediums, automatic writing embodied by the obsessional repetition of the theme opening the door of the unconscious, ever more denied by the positivist rationalism which prevailed in the avant-gardes of their time. Karine Rougier seems to openly claim inspiration from this fruitful hybridity. Over the years, she has developed a formal expressionist vocabulary giving room to eroticism, to the dream world, to childhood and its bestiary, to baroque characters travelling along gossamery paths through impossible architectures, isolated or, quite the opposite, huddled in compact masses on what has become her trademark, the grand aigle format (i.e. 75 × 106 cm) where the whiteness of the paper echoes the ever renewed possibilities of the human psyche. The numerous collectors of her art have not been wrong: and they savor the work she is offering while she is still among us, a work disregarding conceptual vanity to honestly express the vicissitudes of our mysterious and pointless lives. Dorothée Dupuis, May 2013
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Techniques et matériaux
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critérium 0,3mm, toutes sortes de crayons, aquarelle, collage, transfert, encre, paillettes, acrylique, vernis, papier... | |
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Mots Index
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Chamanisme Mythologie Onirisme Extase Volupté | |
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champs de références / repères artistiques
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Ambroise Paré - Des monstres et prodiges Gilles Deleuze - Francis Bacon, Logique de la sensation Les miniatures moghols Une semaine de bonté, Max Ernst Le nouveau dictionnaire médical (1952) Arto Passolina John Zorn Hans Belmer Jake et Dinos Chapman La planète sauvage, René Laloux et Roland Topor Collectif Teckningsklubben Gelitin Philippe Mayaux El Topo, La montagne sacrée, Alejandro Jodorowski Des yeux sans visage , Franju Charles Burns James Ensor Jérome Bosh Marcel Dzama Pedro Friedeberg | |
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